Take Me Home Pt. 2, Cabane, 2020.
Cabane c'est le nom du projet, l'auteur, lui, s'appelle Thomas Jean Henri — à lire comme l'anagramme (très approximatif) de Henry David Thoreau, qui ferait de Cabane et de l'album Grande est la maison un projet "thoreauiste" (comme on dit "rousseauiste")... Bon, je n'insiste pas, tout le monde a fait le rapprochement en cette année de confinement. Je me contente seulement, puisqu'on y entend Will Oldham (aka Bonnie 'Prince' Billy), d'évoquer Kelly Reichardt et son film Old Joy:
Old Joy de Kelly Reichardt (2006).
"Ne serait-ce pas délicieux de rester plongé jusqu'au cou dans un marais solitaire pendant tout un jour d'été, embaumé par les fleurs du myrica et de l'airelle?" (Henry David Thoreau)
[...] Si les personnages font l'expérience de leur différence et du déclin inexorable de leur amitié, expérience au demeurant plus douloureuse pour Kurt (Will Oldham), le marginal, souffrant manifestement de sa solitude - étudiant en physique, il a sa propre théorie de l'univers qu'il assimile à "une larme tombant depuis l'éternité dans l'espace" -, que pour Mark (Daniel London), le névrosé, s'accommodant sans entrain de sa future vie de père de famille, le film refait, lui, à sa manière, l'expérience originelle de Thoreau: dépasser la démarche purement intellectuelle (penser, chercher) pour atteindre, au contact de la nature, ce que Thoreau appelait le "grand rapport", un rapport plus profond aux faits observés, qui touche pleinement à la vie. C'est pourquoi on parle si peu dans le film de Kelly Reichardt. Certes, les personnages n'ont plus grand-chose à partager, et n'osent pas se l'avouer, mais c'est aussi parce qu'avant de parler des faits, il faut, par une activité accrue des sens, être totalement imprégné de cette "connaissance substantielle" dont parlait Thoreau: cette "intuition des choses qui surgit quand nous nous trouvons unis au tout"; quand on "se dissout dans la brume ensoleillée", que l'on s'imagine "amphibie", nageant "avec la tanche et la brème", perdant non seulement son identité mais également son humanité, de sorte que la vérité exprimée, langage vivant devenu poésie, s'exhale "aussi naturellement que l'odeur du rat musqué des vêtements du trappeur" (1). Il serait exagéré de dire que c'est ce type de connaissance que les personnages atteignent dans Old Joy, lorsqu'ils se baignent dans les sources chaudes de Bagby. Le site n'est pas superposable à la cabane de Walden. Mais l'esprit de Thoreau y rôde, une présence s'y fait sentir... Si déserter le monde, en se perdant dans la forêt (2), pour retrouver le "Monde", suppose l'acquisition d'une certaine sagesse - à l'indienne pour Thoreau - dont les clés semblent aujourd'hui perdues, quelque chose demeure, qui ne passe pas nécessairement par l'ésotérisme ou le parareligieux: le sentiment de plénitude, l'impression, qui échappe à l'analyse, de se trouver au cœur d'un grand système, ouvert à l'infini et dans lequel toute chose agirait avec son contraire. C'est ce qui donne au film son côté taoïste (Thoreau était lui-même considéré comme "le plus chinois des auteurs américains"). Le Yin et le Yang. La Tristesse et la Joie. Car si "la tristesse n'est qu'une joie passée", comme il est dit dans le rêve de Kurt, elle peut-être aussi, à l'inverse, promesse de bonheur.
(1) Kenneth White, L'esprit nomade, 1987. White parle du Journal de Thoreau comme d'un "livre lichen", en référence à ce que Thoreau avait lui-même écrit: "un vrai bon livre est quelque chose d'aussi naturel, primitif, sauvage, d'aussi mystérieux et merveilleux, d'aussi ambrosiaque, d'aussi prolifique qu'un lichen ou un champignon." A bien des égards, Old Joy est un "film-lichen".
"I miss my pre-Internet brain"
(Douglas Coupland)
"J'espère qu'il y a encore Facebook après la mort
parce que sinon, bonjour l'angoisse"
(Sing Sing)
"Ne serait-ce pas délicieux de rester plongé jusqu'au cou dans un marais solitaire pendant tout un jour d'été, embaumé par les fleurs du myrica et de l'airelle?" (Henry David Thoreau)
[...] Si les personnages font l'expérience de leur différence et du déclin inexorable de leur amitié, expérience au demeurant plus douloureuse pour Kurt (Will Oldham), le marginal, souffrant manifestement de sa solitude - étudiant en physique, il a sa propre théorie de l'univers qu'il assimile à "une larme tombant depuis l'éternité dans l'espace" -, que pour Mark (Daniel London), le névrosé, s'accommodant sans entrain de sa future vie de père de famille, le film refait, lui, à sa manière, l'expérience originelle de Thoreau: dépasser la démarche purement intellectuelle (penser, chercher) pour atteindre, au contact de la nature, ce que Thoreau appelait le "grand rapport", un rapport plus profond aux faits observés, qui touche pleinement à la vie. C'est pourquoi on parle si peu dans le film de Kelly Reichardt. Certes, les personnages n'ont plus grand-chose à partager, et n'osent pas se l'avouer, mais c'est aussi parce qu'avant de parler des faits, il faut, par une activité accrue des sens, être totalement imprégné de cette "connaissance substantielle" dont parlait Thoreau: cette "intuition des choses qui surgit quand nous nous trouvons unis au tout"; quand on "se dissout dans la brume ensoleillée", que l'on s'imagine "amphibie", nageant "avec la tanche et la brème", perdant non seulement son identité mais également son humanité, de sorte que la vérité exprimée, langage vivant devenu poésie, s'exhale "aussi naturellement que l'odeur du rat musqué des vêtements du trappeur" (1). Il serait exagéré de dire que c'est ce type de connaissance que les personnages atteignent dans Old Joy, lorsqu'ils se baignent dans les sources chaudes de Bagby. Le site n'est pas superposable à la cabane de Walden. Mais l'esprit de Thoreau y rôde, une présence s'y fait sentir... Si déserter le monde, en se perdant dans la forêt (2), pour retrouver le "Monde", suppose l'acquisition d'une certaine sagesse - à l'indienne pour Thoreau - dont les clés semblent aujourd'hui perdues, quelque chose demeure, qui ne passe pas nécessairement par l'ésotérisme ou le parareligieux: le sentiment de plénitude, l'impression, qui échappe à l'analyse, de se trouver au cœur d'un grand système, ouvert à l'infini et dans lequel toute chose agirait avec son contraire. C'est ce qui donne au film son côté taoïste (Thoreau était lui-même considéré comme "le plus chinois des auteurs américains"). Le Yin et le Yang. La Tristesse et la Joie. Car si "la tristesse n'est qu'une joie passée", comme il est dit dans le rêve de Kurt, elle peut-être aussi, à l'inverse, promesse de bonheur.
(1) Kenneth White, L'esprit nomade, 1987. White parle du Journal de Thoreau comme d'un "livre lichen", en référence à ce que Thoreau avait lui-même écrit: "un vrai bon livre est quelque chose d'aussi naturel, primitif, sauvage, d'aussi mystérieux et merveilleux, d'aussi ambrosiaque, d'aussi prolifique qu'un lichen ou un champignon." A bien des égards, Old Joy est un "film-lichen".
(2) La forêt est comme une version moderne des bois de Walden Pond. Forêt plus verte, imprégnée de pluie (les limaces sont de sortie), qui fleure bon l'humus et l'herbe mouillée.
Cela étant dit, revenons à la "grande maison" de Cabane qui, elle, a été rêvée, conçue, cinq années durant, chez Thomas à Bruxelles, plus quelques escapades dans d'autres coins de la Belgique, mais également à Londres, Paris ou encore Louisville. Parce que, si la maison est grande, c'est aussi qu'elle a servi à accueillir tous ceux qui ont contribué au disque: outre Will Oldham et Kate Stables (This Is the Kit), pour le chant, Caroline Gabard (Tazio & Boy) et Sam Genders (Tunng), pour l'écriture des chansons, Andy Ramsay (Stereolab), pour les enregistrements, et surtout Sean O'Hagan (The High Llamas), pour les arrangements de cordes et certaines compositions — on reconnaît son style à chaque coup d'archet ou de clochettes: cf. le magnifique Easily We'll See. D'où la beauté de l'album, préparé aux petits oignons et en même temps parfaitement épuré, la longueur/lenteur de sa préparation/distillation ayant permis de n'en garder que le suc, dans la pure tradition des "Grands Lamas".
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