dimanche 20 décembre 2020

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Est-ce que le Mank a gagné?

Un feuilleton pour Noël — 2ème partie:

Mankiewicz et Welles n'ont jamais été d'une grande fiabilité dans leurs déclarations. Ainsi Mank qui, lorsqu'il fut accusé par le journaliste Ferdinand Lundberg d'avoir plagié son livre Imperial Hearst (1936), répondit qu'il n'en avait jamais entendu parler, alors que quatre exemplaires seront retrouvés par la suite dans sa bibliothèque (peut-être s'en était-il procuré un, dans le cadre du procès — mais quatre?). Idem pour Welles, maître incontesté de l'affabulation, qui, à l'époque, avait prétendu avoir écrit lui aussi un scénario de trois cents pages (intitulé John Citizen USA), sauf qu'il n'en existe aucune trace. Il faut dire que Welles changeait souvent de version, suivant l'orientation de l'interview, contestant les mérites de Mankiewicz quand son rôle, à lui Welles, dans l'écriture du scénario, était remis en cause, lui reconnaissant au contraire tous les mérites — enfin, un grand nombre — dans le cas inverse. Pour autant, il y a un point sur lequel Welles a été relativement constant, et ça concerne Rosebud. Il n'a jamais aimé ce qu'il considérait comme une astuce de scénariste, une mauvaise astuce, là où, lui, aurait préféré une longue citation de Coleridge, dans le prolongement de Kubla Kahn et de Xanadu. Mais Rosebud s'imposa, avec la fortune que l'on sait. Et Welles, certainement agacé du succès rencontré, s'est toujours plu à le dénigrer, estimant que ça relevait moins du romantisme recherché (le "bouton de rose" comme pur symbole romantique) que d'un freudisme de comptoir, tel qu'il commençait à fleurir chez les scénaristes hollywoodiens. Il ne faut pas chercher plus loin la légende qui veut que le nom "Rosebud" fasse écho au "bouton d'amour" de Marion Davies, parce que, soi-disant, le nom que donnait Hearst au sexe de sa maîtresse. Bonne grosse blague, probablement inventée par Welles lui-même, due au fait que la rose était l'emblème de Marion Davies. Rose était le prénom de sa mère et de sa sœur aînée, l'un de ses premiers films s'intitulait "Cecilia [son deuxième prénom] of the Pink Roses", et pour la première de The Florodora Girl, adaptation d'une comédie musicale de Broadway, dont elle était également productrice (Marion Davies n'avait rien de l'idiote montrée dans Citizen Kane, principale cause paraît-il de la colère de Hearst et de son désir d'interdire le film), on rapporte que le magnat de la presse avait fait décorer l'écran de milliers de roses et fait répandre dans la salle une odeur de rose, écho au parfum "Florodora" de l'opérette. L'amusant dans l'histoire, c'est que le succès de la pièce originale devait beaucoup à ses choristes, les fameuses "Florodora Girls", objet d'une véritable adoration de la part du public, au point qu'il était envisagé pour chacune d'elles, une fois quitté le spectacle, qu'elle épouse un millionnaire.

Petite parenthèse. Je lis que le film de Fincher est jugé sexiste, à la fois par l'image qu'il y est donné de Sara, l'épouse de Mank, et le fait que, si Gary Oldman (62 ans), dans le rôle de Mank, a beaucoup plus que l'âge requis - alors que Charles Dance (74 ans) a peu ou prou celui de Hearst à l'époque -, leurs partenaires féminines, Tuppence Midldleton (33 ans), dans le rôle de Sara, et Amanda Seyfried (35 ans), dans celui de Marion Davies, sont plus jeunes que leurs personnages (Sara avait le même âge qu'Herman... et que Marion Davies), illustrant cette vérité qu'à Hollywood les actrices, passé 40 ans, sont de plus en plus "invisibles", contrairement aux acteurs... Reste que ce qui interroge ici, c'est plutôt la différence d'âge entre Oldman et Middleton. A quelle fin? Fincher a-t-il voulu replacer le couple Mankiewicz dans le contexte ultra-patriarcal qui régnait alors à Hollywood, incarné de manière caricaturale par Hearst et Marion Davies? Et à partir de là, mettre en parallèle la relation qu'entretenait chacune des deux femmes avec l'homme (forcément dominant) qu'elle aimait, qu'il s'agisse du grand artiste aux tendances autodestructrices (dans le cas de Sara) ou du grand nabab au pouvoirs hégémoniques (dans le cas de Marion), relation pour le coup assujettissante, annihilant toute ambition chez l'une, en étouffant une bonne partie chez l'autre... Ce qu'on peut résumer par cette autre question: Fincher se borne-t-il, à travers une reconstitution des plus soignée de l'Amérique des années 30 (ainsi qu'une débauche d'effets wellesiens?), à déclarer, comme il le dit lui-même, son amour pour le cinéma, ou porte-t-il quand même, "en arrière-plan", un regard critique sur le Hollywood de cette époque? (Je laisse de côté la rivalité Hollywood/Netflix.) Parenthèse fermée.

Retour à Rosebud. Mankiewicz a toujours affirmé que c'était le nom d'une bicyclette qu'il avait perdue quand il était enfant. L'important dans cette affirmation n'est pas tant l'objet en question que le fait qu'il ait été perdu pendant l'enfance. Et s'il y a une chose qu'on possède et qu'on finit par perdre à cet âge, c'est bien l'innocence. Dans Citizen Kane, elle se déclinerait sous la forme de deux autres objets, substituts en quelque sorte de la bicyclette: la boule en verre et le traîneau, renvoyant, à travers ce qu'ils connotent: la neige et son image de pureté, à l'idée d'innocence perdue. Deux objets à la place d'un seul, traduction possible de ce que Mankiewicz et Welles auraient chacun apporté au scénario, qui symboliserait l'innocence: la boule en verre pour le premier, le traîneau pour le second. L'impression dès lors que "Rosebud", prononcé au début par Kane mourant en même temps qu'apparaît la boule à neige dans sa main, puis retrouvé à la fin, inscrit sur le traîneau (le vrai Rosebud) qu'on a jeté au feu, avant que tout parte en fumée et que se referme le film... l'impression finalement que le mot, et le mystère qui l'entoure, sont en plus dans le scénario, un truc jugé inutile par Welles, mais pas pour Mank, au sens où il signifierait autre chose, serait sa "marque" à lui — lui le grand scénariste de la MGM qu'Hollywood avait rejeté au milieu des années 30 et qui là refaisait surface. Si pour ma part, j'ai toujours "lu" Rosebud comme un blason, encadrant le film à la manière du K, trônant en haut du portail de Xanadu, mais aussi une sorte de "porte secrète" permettant d'entrer dans le film malgré l'interdiction (no trespassing), il était clair que quelque chose malgré tout résistait, qui rendait l'interprétation sinon impossible du moins incomplète, le petit plus inaccessible qui n'appartient qu'à son auteur et lui restera à jamais attaché. Comment imaginer dès lors, quand on s'appelle Mankiewicz, que ce petit plus, qui est la part la plus profonde de soi, se retrouve associé à un autre nom (Welles). Pour Herman Mankiewicz, c'était tout simplement impensable. Bien. Et dans Mank? Le père de David Fincher a-t-il lui aussi glissé dans le scénario son propre Rosebud? Pas au sens d'un objet-souvenir évidemment, mais de quelque chose qui resterait indéchiffrable et conférerait au scénario, donc au film, le supplément attendu, lui permettant d'être autre chose qu'une œuvre (brillamment?) rétro, conçue à la seule gloire de Mankiewicz et de ce qu'il représente (l'écrivain alcoolique, le génie tourmenté... tous ces clichés concernant l'artiste), et ainsi d'aller plus loin que ce qui avait servi de base au scénario: la thèse d'un Mankiewicz véritable auteur de Citizen Kane...

à suivre

Réf.: Youssef Ishaghpour, Orson Welles cinéaste, une caméra visible (2001).

13 commentaires:

  1. Fincher, un "regard critique" ? AH AH AH ! ! !

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    1. Ah mais c'était juste une question (je ne préjuge pas n'ayant pas vu le film)

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  2. Vous prévoyez combien d'épisodes à votre feuilleton ?

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    1. En principe quatre ou cinq mais il n'est pas sûr que j'aille jusqu'au bout.

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    2. cinq articles sur Fincher c'est pas un peu beaucoup ?

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    3. Plutôt un seul et même texte découpé en cinq parties... pas tant sur Fincher d'ailleurs (dont je ne suis pas un inconditionnel) que sur un certain type de cinéma idéalement incarné par Netflix où des réalisateurs renommés y font assaut de virtuosité. Et de se demander si la plateforme, en leur permettant de s'exprimer totalement, plus librement qu'ailleurs, ne fait pas que satisfaire leur penchant pour un cinéma boursouflé.

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  3. D't'façon le cinéma est mort. J'ai dit !

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    1. Ah Michel, vous avez changé d'avis ? D'habitude, vos éditos commencent toujours par : "N'en déplaisent aux thuriféraires godardiens qui reprennent le refrain de la mort du cinéma, celui-ci, au contraire pète la santé ! La preuve, encore ce mois-ci avec le nouveau film de Nicole Garcia !".

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    2. Seuls les imbéciles ne changent pas d'avis et aiment les films de Quentin Dupieux !

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    3. Ouais ouais, sinon pour revenir à « Citizen Kane » et à la polémique créée par Pauline Kael, comme quoi Mankiewicz serait l'unique auteur du scénario, je renvoie au texte très complet que j'avais publié en 1975 et dont le titre « Ouragans autour de Kane » devrait plaire à l'ami Buster ! Les deux sous-titres aussi : « Citizen Kael » et « Les Périls de Pauline ». Vous comptez en parler Buster ?

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    4. Je ne sais pas si j'en parlerai, mais je connais ce texte (aux titres bien choisis, dignes de Libé), un texte qui dans mon souvenir était très complet en effet...

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    5. ne pas confondre Michel Ciment et Michel Cymes

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