mardi 1 décembre 2020

Dark waters


Dark Waters de Todd Haynes (2019).

Le diable s'habille en Téflon.

Retour sur Dark Waters, peut-être le meilleur film de l'année, si tant est que parler de meilleur film en 2020 ait un sens vu le peu de films sortis, et de bons encore moins, à cause de ce que vous savez. En tous les cas, le dernier Todd Haynes est plus qu'un bon film, c'est un grand film, et c'est cela qui importe. Dans la lignée de l'oscarisable et oscarisé Erin Brokovitch de Steven Soderbergh, pour ce qui est du sujet, et du sous-estimé Promised Land de Gus Van Sant, pour ce qui est de l'acteur principal, Mark Ruffalo, initiateur du projet (il est le coproducteur du film) comme l'avait été Matt Damon pour le Van Sant, pour ce qui est aussi de son personnage, amené progressivement à changer de camp et ainsi se ranger du bon côté, celui de la bonne cause, de même que la manière, aussi limpide qu'implacable, avec laquelle tout ça est traité, Dark Waters se révèle un film magistral, un film-constat, qui voit Haynes s'effacer idéalement derrière son récit, la force de celui-ci interdisant toute envie d'en rajouter. Telle une plaidoirie d'avocat sans les effets de manche, le film se concentre sur le dossier qu'il a à défendre et rien d'autre, à l'image de Ruffalo (mono-expressif à souhait, deux ou trois expressions pas plus) dans le rôle de Bilott, l'avocat qui batailla de longues années pour faire condamner DuPont, le géant de la chimie. (Pour l'anecdote, Ruffalo, c'était le champion olympique de lutte qui, dans Foxcatcher, était assassiné par John du Pont - joué par Steve Carell - le fameux milliardaire héritier de la famille DuPont, devenu superviseur en même temps que mécène de l'équipe américaine.)
Si le film ne cherche pas à impressionner, il impressionne pourtant, justement par sa rigueur, son refus du spectaculaire, où tout est à l'unisson. Haynes s'est inspiré des grands films paranoïaques des années 70, comme ceux de Pakula, mais il ne se contente pas d'en épouser le style. Il se dégage de Dark Waters une densité rare qui ancre le film dans la matière terreuse, noire, où le "diable" semble s'être logé, conférant à l'œuvre une dimension quasi tellurique: celle d'abord de la pollution qui durant plusieurs décennies a pourri les eaux situées à proximité du site d'enfouissement des déchets de l'usine DuPont à Parkersburg (Virginie-Occidentale), la toxicité de ces déchets (risque cancérigène et de malformations congénitales) ayant été suspectée par l'entreprise elle-même, à l'occasion d'études internes mais restées confidentielles pour ne pas "ternir" l'image du Téflon - la substance toxique, le PFOA, appelé aussi C8, sert à sa fabrication -, vendu, lui, comme le "meilleur ami de la ménagère", notamment pour ses propriétés antiadhésives qui rendaient (et rendent encore) les poêles de cuisson si "merveilleuses" à l'usage. Le film se densifie à mesure que s'additionnent, recueillies par Ruffalo/Bilott, les preuves de la toxicité du PFOA, depuis les vaches du fermier à l'origine de l'affaire, celles-ci se transformant en véritables monstres (dents noires, yeux rouges...) avant de mourir, de même que tout animal buvant régulièrement l'eau contaminée, jusqu'aux ouvriers/ouvrières (ainsi que leurs bébés) de l'usine où est produit le Téflon, développant de nombreuses pathologies, ce qui sera le cas aussi de tout consommateur exposé de façon prolongée au PFOA; une densité qui tient également à Ruffalo, dont le personnage est originaire de Virginie-Occidentale (l'Etat des péquenauds pour les habitants des Etats voisins), de sorte que l'enquête lancée initialement depuis Cincinnati dans l'Ohio (où il vit dorénavant) prend peu à peu l'allure d'un retour aux sources (ce qu'entérinera son ralliement à la cause des plaignants), et ce avec d'autant plus de force que le personnage se montre entêté (il ne se décourage pas à l'idée de devoir éplucher plus de 100 000 documents non classés que lui a perfidement envoyé le groupe industriel), obsédé par l'affaire, au détriment de sa vie privée et du cabinet qui l'emploie. Lui, fait son job - servir la vérité -, à mille lieues de toute velléité d'héroïsme (c'est le côté "eastwoodien" du personnage), ce qui lui donne cette massivité, les deux pieds solidement au sol, que rien, maintenant que la vérité est là, ne pourra faire fléchir (en 2017, le groupe DuPont sera condamné à payer plus de 670 millions de dollars pour les victimes du PFOA dont le lien avec leur maladie aura pu être établi); densité, enfin, que l'on retrouve dans le choix de la lumière et des cadrages qui enveloppent les personnages dans l'épaisseur de l'hiver, avec ces couleurs froides, gris bleu, en accord avec l'horreur de ce qui nous est rapporté, si effroyable qu'elle laisse sans voix, annihilant pour le coup, comme engourdis, les effets dramaturgiques auxquels aurait peut-être cédé un autre réalisateur. Ici pas d'effets, juste des faits - le réel - qui rendent Dark Waters plus terrifiant encore.

Bonus:
- l'article de Nathaniel Rich, paru en 2016 dans le New York Times, qui a mis en lumière, à travers le portrait de Rob Bilott, le scandale du Téflon.
The Devil We Know, le documentaire d'investigation réalisé par Stephanie Soechtig et Jeremy Seifert (2018) sur les effets délétères du PFOA et la responsabilité du groupe DuPont. 

12 commentaires:

  1. Le diable s'habille en Téflon. Excellent !

    PS : Le Fausto qui corrige les fautes de grammaire ce n'est pas moi !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Hé hé... il y aurait donc deux Fausto, le Fausto original et le Fausto copie.

      Supprimer
  2. Dark Waters meilleur film 2020 ? Hum... vous n'avez peut-être pas vu mon film, les Cahiers eux l'ont vu et l'ont mis en tête de leur Top.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Pas vu City Hall en effet. D'abord parce que je n'ai pas trouvé l'occasion (le film est sorti 15 jours avant le reconfinement), ensuite parce que je ne me précipite pas sur ce genre de film (malgré tout le respect que j'ai pour Wiseman, qui n'est pas Michael Moore on est d'accord), surtout quand ça dure comme ici plus de quatre heures. J'ai déjà un peu de mal avec les documentaires purs et durs, ceux qui ne dévient pas de leur sujet, préférant ceux qui mêlent l'expérimentation ou mieux: noient leur didactisme dans des formes plus poétiques... alors quand en plus c'est très long, ça finit souvent par devenir démonstratif et là c'est au-dessus de mes forces.
      Sinon je ne considère pas Dark Waters comme le meilleur film de l'année... c'était juste une formule pour introduire le texte. Disons qu'il fait partie de mes films préférés avec les deux Hong Sang-soo, le Mouret et le film de Gu Xiaogang. Pas loin, The King of Statten Island, Invisible Man, Kongo, Un soupçon d'amour... En attendant Mandibules.

      Supprimer
    2. Ce qui est marrant dans le Top 10 des Cahiers, c'est que le film de Wiseman est surtout plébiscité par les filles. Si on ne tient compte que du comité de rédaction + le chef et ses adjoints, City Hall est classé premier par la majorité des filles, alors que les garçons à part un ne le citent même pas !

      Supprimer
    3. Ah oui c'est marrant... Wiseman sauvé par les filles! Ce sera le sujet de son prochain film: les bienfaits de la parité.

      Supprimer
    4. Merci les filles

      Supprimer
    5. Rohmer à la page, Tous en salle !, Dupieux fait mouche, 2020 année erratique...
      ils adorent les jeux de mots aux Cahiers, on sent que Marcos Uzal est passé par Libé !

      Supprimer
    6. Chez Uzal c'est beaucoup plus ancien, c'est son côté biettien. Sinon moi aussi j'adore les jeux de mots (à condition qu'ils soient bons évidemment, comme ici)

      Supprimer
    7. Et les couvertures ?

      Supprimer
    8. ça va (sauf la dernière, le photomontage est raté)

      Supprimer