samedi 5 décembre 2020

Le plaisir de voir


Une femme mariée de Jean-Luc Godard (1964).

Un texte de Pascal Bonitzer paru dans 
Ça cinéma en 1978:

[...] Alors que l'enseignement, la théorie, l'histoire du cinéma opèrent assez loin du cinéma réel, parce qu'ils leur faut l'objectiver, parce que l'agent du discours est pour eux le savoir, je crois que la critique est animée fondamentalement du même amour que la pratique du cinéma — d'où la passe relativement fréquente de l'une à l'autre, et des déclarations comme celle de Godard, disant que, réalisateur, il faisait la même chose que lorsqu'il était critique.
Il poursuit une vérité du cinéma. Ce mouvement est de l'ordre du pas-tout (1). Il est harponné par un réel. Je me demande au contraire si des gloses comme celles, récentes et moins récentes, sur la "fascination spéculaire" au cinéma n'ont pas pour effet de replâtrer un sujet-tout sous l'alibi de l'illusoire béatitude dont ce sujet serait affecté, si l'on peut dire, l'argument de l'illusion constituant précisément cet alibi. Tout un pan du savoir psychanalytique consacré au "sujet du cinéma" est en effet penché sur cette "illusion" spéculaire, cette impression de réalité, comme s'il s'agissait de déterminer les mécanismes d'une aliénation, dont on ne sait trop si elle est idéologique ou clinique. On nous glisse ainsi par exemple que le cinéma serait, sera, une nouvelle Eglise. Le thème du spéculaire est ainsi hanté, pour ne pas dire pourri, par une psycho-sociologie de l'aliénation, oscillant entre un métalangage idéologique et un métalangage clinique (le spectateur comme voyeur, sadique, masochiste, fétichiste, etc.).
C'est plutôt, me semble-t-il, au niveau de la théorie des pulsions que la psychanalyse touche le désir du cinéma, ce que le cinéma écrit, son réel. Le point important, à mon sens, est en effet que l'écran est une surface finie, bref qu'il existe aussi des bords, dans un film. Une écriture s'analyse à partir de ces bords qui dessinent une structure, une typologie dont tout film, le sachant ou pas, tient nécessairement compte: ça ne cesse pas de s'écrire, en effet.
On a commencé par analyser le cinéma comme un langage, on a eu raison, mais l'usage d'une linguistique aujourd'hui périmée a eu pour résultat de confiner les recherches à une sorte de catalogue, nécessairement limité, des effets de sens dénoté de diverses procédures de montage (parallèle, alterné, etc.), une sorte de catalogue raisonné des procédés de narration au cinéma, ou encore, des divers modes de figuration de la causalité ou de la connexion des événements filmés. La recherche sur les effets de sens linéaire, de causalité, au cinéma, a ainsi occulté les effets proprement dramatiques, c'est-à-dire l'impact et l'intensité spécifiques du cinéma, mis au rebut de la question de l'"impression de réalité". Comme celle-ci se trouvait en même temps interprétée "phénoménologiquement" par un vitalisme spontané des spectateurs induisant de la représentation du mouvement une énergie motrice actuelle automatiquement identifiée à une présence vive (ce n'est peut-être pas faux, mais sur quoi est-ce que ça débouche?), on obtenait une interprétation psychologique et/ou sémiologique également mécaniste du cinéma, d'où les effets inconscients, la signifiance se trouvaient nécessairement exclus.
Le problème de l'"impression de réalité" pourtant, comme Jean-Louis Baudry l'a bien noté, pouvait ouvrir une voie vers la puissance signifiante du cinéma: à la condition d'y reconnaître un phénomène à classer parmi les effets d'Unheimliche, et d'y saisir à partir de là comment, au cinéma, joue la fonction du regard. Qu'est-ce, en effet, que cette "image fascinante" dont Roger Munier, dans un texte non dénué de beauté, a décrit le surgissement médusant dans la représentation occidentale? Que dire de cette fascination stupéfiée devant l'insignifiance des choses reproduite dans la durée, le frémissement des feuilles, la montée de la fumée, qui, au dire de Munier, a saisi les contemporains et scellé le pacte qui devait faire du cinéma la plus colossale machine à rêve de l'histoire? De l'effroi légendaire devant l'Arrivée d'un train au Café Indien? — Sinon que cela doit avoir affaire, quelque part, avec ce que la psychanalyse appelle la Schaulust, le plaisir de voir, et avec le regard comme objet petit a. Cela a si visiblement à voir avec qu'il est presque ridicule de l'écrire, pourtant on ne peut pas dire que la question ait été spécialement développée jusqu'à présent. Or il est clair qu'il existe là un lien logique entre ce "trauma primitif" et les actuels effets dramatiques mis en œuvre par le cinéma-langage, voire le "cinéma-jouissance".
Le plaisir aux confins de l'horreur et de l'angoisse déclenché par l'apparition de quelque chose - à la limite, n'importe quoi - sur l'écran, et qui n'y était pas l'instant d'avant, l'image d'avant, qui peut y survenir ou y revenir l'image d'après, domine toutes les règles de ce qu'on appelle le suspense, dont on sait qu'à la limite, il se confond avec ce qu'on appelle le langage cinématographique, la narration cinématographique. On peut, comme le recommandent les tenants du "cinéma indépendant", accélérer ou ralentir extrêmement les mouvements du cinéma: on ne fera jamais qu'accélérer, multiplier, ou pétrifier, engluer - mais on n'annulera pas - ce jeu d'apparition-disparition dont la scansion ouvre le cinéma au langage, et marque les spectateurs un par un.
Le quelque chose en question est un objet partie, un objet-cri, un étron rugissant, détaché et affolé, qui franchit et refranchit, apparaissant-disparaissant, les bords de l'écran; quelque chose qui s'est détaché d'une chaîne. Voyez dans les films à suspense, les films d'horreur, et les autres, la chose-qu'on-rencontre (bête, cadavre, fragment quelconque) au détour d'un couloir, dans le labyrinthe d'un appartement ou d'une ville ou d'un palais (parfois la chose qu'on ne rencontre pas quoi qu'elle s'y trouve sous la forme d'une absence: la fin de Muriel de Resnais). C'est ainsi que le cinéma s'éprouve. C'est ainsi qu'on en jouit. L'œil tranché du Chien andalou n'est si célèbre que parce que ce qu'il ouvre, ce qu'il fait sortir de l'œil avec la pulpe immonde du cristallin, c'est le regard, l'objet petit a. C'est la même chose si l'on veut que l'arrivée du train, c'est l'objet-cri, qui dans la pulsion temporelle de son apparition et de sa disposition, bouche la vue. Au-delà, il n'y a rien, ou le manque de l'Autre. Ce que fait le cinéma, en ce sens - et peut-être différent en cela de la peinture - c'est à la fois satisfaire à la demande du regard, à son agressivité, et représenter, soit apaiser, la fonction du fantasme dont chacun est poinçonné. D'un film à l'autre, bien sûr, voire d'un cinéma à l'autre, il y a des différences, d'où la question éthique et esthétique du "vrai cinéma".
Ce rôle incontournable de l'objet fou, franchissant et refranchissant les bords de l'écran, montre l'importance dans la structure du cinéma de deux termes spécifiques de sa topologie: le gros plan et le hors-champ, qui mettent en évidence la fonction des bords, puisque le gros plan est une découpe partielle, partiale, du champ, et que le hors-champ manifeste le bord externe — j'entends du moins l'espace hors-champ que l'on sollicite par contiguïté du champ, comme chez Bresson par exemple qui joue génialement de cette topologie. En outre, le gros plan, dont la position sur l'échelle paradigmatique des grosseurs est paradoxale comme j'ai d'ailleurs tenté de le montrer, constitue en quelque sorte l'incarnation filmique de l'objet partiel, moins en ce qu'il dénote une proximité absolue (qui le connote phobiquement ou fétichiquement), qu'en ce qu'il détache et fait flotter, sur un fond reculé dans l'indétermination, un membre, une partie de corps, un objet seul: signifiant libre, déchaîné, dont le montage est jouissance, principe de plaisir. Pourquoi, demandait Eisenstein, mes cafards en gros plan font-ils si peur? Pourquoi les gros plans godardiens déchaînent-ils tant de fureur? Pourquoi, inversement, le morcellement bressonien est-il si fascinant? Pourquoi en général le souci du cadre comme découpe et non comme profondeur (cf. sur ce point un texte d'Eisenstein: "Hors-cadre"), chez certains cinéastes, indique-t-il toujours la rigueur et la beauté d'une écriture? Est-ce que la psychanalyse peut nous l'apprendre? — Sans doute, à condition de suivre ce qui en elle construit positivement la logique du désir... (Pascal Bonitzer)

(1) Le pas-tout, comme plus loin "l'objet a", renvoient évidemment à Lacan, des références dont Bonitzer aurait pu se passer. Sinon, c'est sûrement une coïncidence, mais l'idée du pas-tout fait écho au film-fragment de Godard, Une femme mariée, que cite indirectement Bonitzer à la fin de son texte ("Pourquoi les gros plans godardiens déchaînent-ils tant de fureur?") et dont le titre au départ - avant que la censure n'intervienne - était La Femme mariée. Selon Lacan, le "féminin" se situe hors langage, là où le phallique rencontre sa limite, un au-delà qui fait place à une jouissance Autre, supplémentaire, ce que Lacan exprime par la formule: "La femme n'est pas toute, sous-entendu dans la fonction phallique. D'où cette autre formule: "La femme n'existe pas", sous-entendu en tant que totalité. D'où enfin son corollaire, plus célèbre encore: "Il n'y a pas de rapport sexuel". Ici, Bonitzer élargit la notion de pas-tout au "sujet du cinéma", à travers la question du spéculaire, où il apparaît que le sujet, lui aussi, ne serait pas tout, ce dont une logique interprétative (sémiologique, psychologique) ne saurait rendre compte, vu que la dualité spectateur/écran est un leurre, qu'elle n'existe pas; il n'y a pas de rapport spéculaire, pourrait-on conclure.

2 commentaires:

  1. Y a-t-il une "rigueur" et une "beauté" de l'écriture de Bonitzer cinéaste ? Qu'en pense Godard ? Qu'en pensez-vous ?

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    1. On me pose régulièrement la question quand je publie des textes de Bonitzer... S'il fut un remarquable critique, si on peut penser que faire des films participe du même amour du cinéma que faire de la critique, comme il le dit lui-même au début de son texte, le résultat n'est évidemment pas à la hauteur. Ses talents d'écriture s'expriment davantage dans son travail de scénariste. La mise en scène c'est autre chose.

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