La rose de Rose pourquoi.
Un extrait du livre de Jean Paul Civeyrac, Rose pourquoi (2017). Au-delà d'une certaine préciosité dans l'écriture, Civeyrac y dit des choses profondes sur l'épiphanie au cinéma, la "rose" de Rose pourquoi.
(Une nuit, par hasard, je vis à la télévision quelques minutes d'un film inconnu qui firent sur moi une impression très forte et durable. Identifiant ce film une dizaine d'années plus tard, et retrouvant à sa vision quelque chose de l'émotion qui s'était emparée de moi la première fois, j'eus peu à peu la conviction qu'en essayant de comprendre qu'elle pouvait bien être sa nature exacte j'allais peut-être éclairer ce qui faisait à mes yeux toute l'importance et la spécificité du cinéma. C'est ainsi qu'est né ce livre: récit détaillé d'une expérience concrète, il tente d'expliciter pourquoi une apparition - celle de Rose Hobart dans une scène de Liliom de Frank Borzage - fut à ce point bouleversante et éclairante.)
Une épiphanie est ce qui a lieu lorsque, pris dans le flux du monde tels qu'en aveugles ou somnambules nous le sommes ordinairement - et peut-être chaque jour plus encore tant notre expérience du temps contemporain, accéléré, et surtout émietté, creuse en nous-mêmes une étrangéité qui nous éloigne de notre propre situation -, quelque chose du réel familier soudain surgit, nous apparaît, et que dans le corps et l'esprit réveillés se met à souffler un vent de fraîcheur possédant l'étrange pouvoir de reconfigurer l'intégralité de notre espace intérieur - souvenirs, sensations, pensées sont absolument remis en jeu mais en dehors de tout sens précis (ou bien alors dans une promesse de sens) -; lorsque dans le cœur et le ventre se fait sentir, et sans préparation aucune, sans attente, une connexion plus authentique avec le monde comme révélé dans sa réalité la plus précise - et cela dans une compréhension immédiate mais en deçà de ce qu'on nomme connaissance, dans une transparence parfaite du rapport des sensations et des choses -; lorsqu'il nous semble enfin saisir, et d'un seul coup, en un accord d'une bouleversante précision, et d'une singulière plénitude, tout ce qui fait le prix de l'existence, des êtres, des choses et du monde.
Ainsi, que fait le cinéma en créant et en donnant à vivre une épiphanie? S'il paraît certain que ce qui, dans cette séquence, advient par la contemplation de l'extase de Rose - où quelque chose, donc, semble venir du fond des plans, quitter l'écran, m'envahir entièrement de sa présence massive autant que passagère - ouvre en moi comme un écho aux rares et fugitives apparition et disparition du monde et des êtres dans leur lumière la plus pure, ce phénomène, dans le même mouvement, rend également sensible l'éphémère, la fragilité, le ténu, qui sont les termes propres à notre condition. Renvoyé à moi-même, à mon rapport au monde, au temps, c'est-à-dire à ma finitude, depuis une prodigieuse puissance d'être jusqu'au seuil d'un effacement, je peux ainsi sentir la poussée de quelque chose qui, loin de s'anéantir, me grandit, et qui est l'approche du clair, de l'indemne, c'est-à-dire du plus précieux — et dans laquelle réside une aide à séjourner, ne serait-ce qu'un bref moment, là où paraît circuler un air plus léger, plus calme, dans un paysage qui, sans faillir, et sereinement, pourrait abriter le court passage qu'offre la vie, me rendant ainsi un peu moins étranger à elle et à moi-même. L'épiphanie me réinscrit ainsi dans le monde, s'érige en réponse à la difficulté à être là pleinement, au présent, comblant dans l'inouï d'une fulgurance un manque d'unité, une âpre solitude et éloignant la mélancolie qui en découle — son souvenir conservera ensuite en moi le rayonnement d'une plénitude, et créera l'attente de son retour.
Et c'est précisément en quoi le cinéma ne se contente plus ici d'offrir une rêverie pleine de délices imaginaires ou au contraire des renseignements sur la société, mais plutôt une expérience du vivre — dont la fugacité ne saurait annuler la profondeur et l'intensité. Et c'est bien dans cette puissance épiphanique que réside pour moi sa poésie la plus haute - parce qu'elle est celle qui nous concerne de la façon la plus concrète -, et sa plus essentielle raison d'être - bien plus, donc, que les performances d'acteurs spectaculaires, les "grands" sujets, les visées sociologico-documentaires (l'incessante injonction au témoignage sur l'époque), les originalités narratives ou les traditionnelles stories à péripéties (ces dernières, devenues quasi hégémoniques par le biais du modèle des séries télévisuelles, conduisant certains esprits à déclarer sans rire que La Recherche elle-même n'est "ni plus ni moins, somme toute, que le plus ambitieux des romans-feuilletons français"), les vertus supposées du transgressif (avec le trash ou le kitsch comme principaux horizons esthétiques et moraux), ou encore celles de la technique ou de l'Image (le mélange des supports envisagé en salut ultime de l'art du cinéma donnant lieu régulièrement à des fièvres vite oubliées), etc.
(...) Le cinéma ayant la capacité de faire revenir autant de fois qu'on le souhaite ses ombres et sortilèges, on peut s'interroger sur ce que produit le phénomène de la répétition quant à l'épiphanie: la puissance et l'impact de celle-ci peuvent-ils en effet se répéter? Chaque nouvelle vision d'un film possède-t-elle le même pouvoir épiphanique? Il me semble qu'il en est là comme il en est dans la vie: si l'éclair a eu lieu, et s'il risque de s'émousser toujours un peu plus avec le temps - ce qui n'est jamais certain -, il en demeurera pourtant toujours une trace (ne serait-ce qu'à la manière de ces rêves dont on pressent l'importance et la profondeur mais dont on peine dans la journée à faire revenir le souvenir; et c'est bien ainsi que Liliom est resté en moi durant de longues années); seule par conséquent peut en faiblir l'intensité, mais jamais la réalité de sa présence, de son existence. Et c'est pourquoi, chaque vision de ces quelques plans de Borzage est pour moi l'occasion de vérifier non une usure mais la permanence d'un événement essentiel — et parfaitement détaché des aléas de l'existence quotidienne toujours soupçonnables de m'avoir rendu un jour exagérément "sensible" et de m'avoir fait croire à l'illusion d'une émotion capitale. Le scintillement furtif d'une épiphanie est donc l'autre nom d'une rencontre avec tout ce qu'elle contient d'irréversible - de destinal -: une rencontre nous change, et en nous, même lointainement, brûlera toujours la lumière de son origine, rendant impossible et inimaginable son extinction radicale un jour.
[Le surgissement épiphanique dans la durée d'un plan long (ou séquence) trouve aujourd'hui sa remise en cause radicale par la performance des trucages numériques. Si, en effet, jusqu'à une date récente, le spectateur pouvait se dire (et croire) que c'était dans l'épreuve d'une durée réelle, de son dépôt patient, capté lors du tournage, qu'un événement rare et bouleversant avait lieu, venant désorienter, réorienter le cours d'une scène (l'irruption d'un émoi sur un visage, l'apparition d'un brouillard dans un paysage, le surgissement d'un indressable papillon venant se poser sur l'épaule d'acteur, etc.), il est aujourd'hui légitime de penser que rien n'a eu lieu véritablement et que tout a été truqué par ordinateur de façon parfaitement invisible, et que donc l'inattendu, l'inespéré, l'irréversible, l'insaisissable du réel, miraculeusement approchés dans le temps d'un plan, ont été remplacés par une forme stricte de contrôle démiurgique - ici, numérique - par définition hostile au phénomène épiphanique, puisque entièrement tourné vers lui-même, et dans la négation d'un dehors, de son émergence imprévisible — "le réel est ce qu'on attendait pas", dit Henri Maldiney. Et c'est bien de cette manière que le trucage numérique nous a fait entrer dans une "ère du soupçon" - où ce qui semble avoir eu lieu n'a peut-être en vérité jamais eu lieu -, et que le sentiment du temps qui passe - et donc aussi du présent lui-même -, ainsi que celui que procure une présence dans sa poussée et tout son éclat, ont été technologiquement abolis, nous privant par là même de l'authenticité d'une expérience profonde et de ses joies — "le présent, c'est la présence", dit encore Maldiney.]
(...) du point de vue d'une "poétique de l'épiphanie" - si je peux hasarder cette expression -, semblent une impasse les fantasmes héroïques de redéfinition du territoire cinématographique qui, liés à l'apparition de la caméra numérique et des pouvoirs qu'on lui prête, pourraient au fond se résumer à un vaste projet immersif: tout voir en étant dedans. Et cela de deux manières: soit depuis une extériorité radicale selon un usage détourné de l'esthétique de la caméra de surveillance - parfois démultipliée par dizaines et distribuée dans un espace comme pour en saturer la vision et mieux en dissoudre l'existence aux yeux du spectateur -; soit en se plaçant comme à l'intérieur des choses en positionnant une ou des caméras dans des endroits inhabituels afin de donner l'impression d'une transparence magnétique permettant de faire corps avec les hommes, le monde, la matière, les animaux, c'est-à-dire d'être comme dedans. Dans les deux cas, il s'agit bien de faire s'identifier le spectateur à un œil du dedans — les cinéastes ambitionnant ainsi de faire oublier la ou les caméras, c'est-à-dire leur propre regard, afin de donner à voir le monde depuis un point de vue qui n'est pas celui de l'homme mais bien celui du monde lui-même - de Dieu? - ou, si l'on préfère, celui de nulle part (et cela, bien entendu, même si cette caméra est fabriquée par l'homme, et utilisée, placée, déclenchée par le cinéaste, dans le but de monter ensuite les images enregistrées). Ce qui, par ces stratégies, est censé nous être ici "révélé" est donc à proprement parler ce qu'on ne peut pas voir, la caméra ayant le privilège de voir à notre place ce qui n'a pas d'image pour nous.
Or, s'il semble bel et bien nécessaire qu'à un moment, illusoirement, s'efface d'une manière ou d'une autre l'intermédiaire de l'œil du cinéaste afin de laisser se lever jusqu'à moi quelque chose du réel sans y faire obstruction, je ne peux que constater que plus ce "point de vue de nulle part", et la transparence qu'il est supposé créer, est voulu et affirmé, et plus devient visible, évidente - et c'est le paradoxe -, la maîtrise de celui qui le met en œuvre, et plus donc l'artifice du dispositif s'interpose entre ma perception et les choses et m'en barre l'accès. Si c'est bien d'abord cette volonté qui est perceptible dans l'entreprise immersive, et son caractère proprement démiurgique (et avec d'autant plus de puissance et de netteté qu'elle se prétendra "invisible"), alors le monde ne peut plus m'apparaître sur le mode de l'épiphanie mais bien plutôt sous la forme d'un paysage curieux, d'un irrémédiable et inaccessible dehors dont la découverte ne pourra jamais donner lieu - au mieux - qu'à ces rêveries, émerveillements ou cauchemars que procure un univers imaginaire qui, même s'il se révèle infiniment troublant, jamais ne sera sensiblement le nôtre.
Car, finalement, le cinéma - et cela par l'œil du cinéaste qui s'efface dans le moment même où il s'affirme, et non selon le point de vue artificiel d'un œil du dedans - donne accès à quelque chose du réel dont nous avons une expérience tronquée, incomplète - l'être sans le rien qui le cerne -, et non à un réel dont nous n'avons strictement aucune expérience. Croire, pour un cinéaste, aux puissances épiphaniques du cinéma, revient à croire à ce qu'elles sont capables de révéler de notre expérience sensible du monde - le fantasme d'être dedans, immergé, pouvant seulement nous conduire à être nulle part, puisque l'œil jamais ne s'aventure là où naturellement il ne peut aller.
Toutes ces raisons incitent donc bien à soutenir que plus l'image - j'emploie ce terme général à dessein - se veut, de façon très volontariste, immersive, plus elle cherche à englober, incorporer le spectateur en elle, à le capter de façon sensorielle, immédiate (à la manière d'un jeu vidéo, si l'on veut, dont c'est là le principe même), et moins l'épiphanie est possible... (Jean Paul Civeyrac)
"Une apparition... bouleversant" ?
RépondreSupprimerMerci c'est corrigé... pas de (sic), c'est moi qui ai fait la faute, j'ai retranscrit le texte rapidement.
SupprimerSi vous voyez d'autres fautes n'hésitez pas...
Désolé, je n'arrive pas à aller jusqu'au bout de ce texte...
SupprimerLe style de Civeyrac n'est pas très épuré, c'est un fait, mais bon... au moins vous avez lu la quatrième de couverture.
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