mardi 15 décembre 2020

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Est-ce que le Mank a gagné?

Un feuilleton pour Noël — 1ère partie:

Pas encore vu Mank de David Fincher, et ce n'est pas pour tout de suite n'étant pas abonné à Netflix (ce qui fait que j'ai fait l'impasse - jusqu'à présent - sur des films comme The Irishman de Scorsese, Uncut Gems des frères Safdie ou encore les Sept de Chicago de Sorkin... des films de plateforme à la forme pas vraiment plate, au contraire, marquée d'un bel embonpoint, que ce soit esthétiquement - si j'en crois certains extraits - ou par leur durée)... En attendant, je me suis replongé dans la genèse de Citizen Kane, l'élaboration du scénario, pour être plus précis, et la polémique qui, à l'époque, s'ensuivit concernant l'auteur dudit scénario: Herman Mankiewicz ou Orson Welles?, question qui n'aurait pu restée qu'accessoire si, par une sorte de déplacement métonymique, l'auteur du scénario n'était devenu - pour Hollywood du moins, en ces années-là - l'auteur du film tout entier. On dit qu'en n'attribuant à Citizen Kane que l'oscar du meilleur scénario, alors que le film était également nommé dans les catégories: meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur acteur, meilleurs décors, meilleure photographie, meilleur son, meilleure musique... (le grand vainqueur sera Qu'elle était verte ma vallée de John Ford), Hollywood aurait manifesté son hostilité à Welles, en lui contestant ainsi son statut d'auteur tout-puissant, et cela, donc, en couronnant Mankiewicz à sa place. Certes, l'oscar du meilleur scénario était attribué aux deux, à Mankiewicz et à Welles, mais, la brouille étant connue entre les deux hommes, il était clair pour la profession qu'en leur décernant l'oscar, les deux ne pouvaient être présents ensemble pour la remise, et que s'il devait n'y en avoir qu'un, ce ne pouvait être que Mankiewicz, l'occasion pour ce dernier de revendiquer la paternité du scénario. Ainsi sa déclaration au moment de recevoir la statuette: "Je suis heureux d'accepter ce trophée en l'absence de M. Welles, parce que le scénario a été écrit en l'absence de M. Welles." On retrouve là l'ironie mordante de Mankiewicz, celle qui, du temps de sa splendeur, rencontrait tant de succès lors des soirées (arrosées) auxquelles il participait (à commencer par les somptueuses réceptions qu'organisait Hearst dans son "château"), justifiant son surnom (trouvé par Ben Hecht) de "Voltaire de Central Park West". Reste que, au-delà de l'ironie, il y avait une vérité, au sens où, pour Mankiewicz, le scénario de Citizen Kane c'était avant tout (et même uniquement) les deux premières versions qu'il avait écrites, lorsqu'il était resté "enfermé" plusieurs semaines (la jambe dans le plâtre suite à un accident de voiture) dans un motel de Victorville (Verde Ranch aujourd'hui Kemper Campbell Ranch), avec juste une infirmière pour faire les soins, une dactylo pour taper le texte et le producteur John Houseman pour superviser le travail (et aussi l'empêcher de boire, l'alcoolisme ayant fini par rendre Mankiewicz totalement improductif)... De cette période, à laquelle s'attache Mank, il est communément admis l'absence de Welles (par l'intéressé lui-même d'ailleurs) quant à l'écriture proprement dite du scénario, les feuillets que rédigeait ou dictait Mankiewicz ne lui étant transmis que dans un second temps.

Rappelons toutefois qu'il s'agissait, plus que d'un simple scénario, d'un véritable script (il a été vendu aux enchères il y a quelques années), avec le découpage technique, que Welles s'était donc contenté d'annoter, comme il est de tradition dans ce type de collaboration entre un scénariste et un réalisateur (dès l'instant que pour ce dernier il ne s'agit pas d'un scénario livré clé en main, prêt à être tourné), l'auteur du scénario, ainsi qu'il est mentionné au générique, restant le scénariste et lui seul, quel que soit l'apport du réalisateur.

Cette histoire de "premières versions", on la retrouve dans le projet de Mank (que je n'ai pas vu, je le rappelle), à travers celles qu'avait écrites le père du réalisateur, Jack Fincher, ancien rédacteur en chef de Life, lequel - après qu'un premier projet de scénario sur Howard Hughes (dont on dit qu'il fut aussi une source d'inspiration pour le personnage de Kane) avait échoué, court-circuité par la mise en route du film de Scorsese, The Aviator - s'était lancé sur les traces d'Herman Mankiewicz, désireux depuis longtemps de lui redonner la place qu'il mérite, dans l'esprit de ce qu'avait écrit en 1971 la critique - très anti-wellesienne - Pauline Kael (j'y reviendrai). Des versions qui ne sont pas la version définitive sur laquelle s'est appuyé David Fincher pour son film, de la même manière que la version défendue par Mankiewicz n'a pas été la version finale, celle dont s'est servi Welles après avoir participé cette fois plus directement à l'écriture. Pour autant, des "premières versions" qui, bien que largement remaniées par la suite, recèlent suffisamment d'éléments importants, c'est-à-dire essentiels à l'histoire qui nous est racontée, pour que ceux qui les ont rédigées soient reconnus comme les "auteurs" (parmi d'autres éventuellement) de ce qui sera considéré comme LE scénario du film. Et déjà une indication. Au générique de Mank, seul le nom de Jack Fincher, décédé en 2003, est mentionné comme scénariste, alors que le scénario a été depuis retravaillé par le fils. En s'effaçant, David Fincher rend ainsi hommage à la mémoire de son père, mais s'y exprime aussi, outre l'envie de réhabiliter Mankiewicz - parce qu'un film ne saurait être l'œuvre d'un seul homme, si génial soit-il, - l'affirmation que la place de l'auteur se situe ailleurs que dans un scénario. Où? Au niveau de la mise en scène bien sûr et de ce qu'on appelle plus généralement la direction d'un film (directed by), inutile d'insister, mais aussi, pour certains, et notamment Fincher, dans ce qui les préoccupe au plus haut point: le travail sur les formes. De sorte que réserver aux seuls scénaristes (Mank et le père de David Fincher) le titre d'"auteurs du scénario" ne remet nullement en cause la notion d'auteur, bien au contraire. — Pour le dire autrement: est-ce que dans Mank le formalisme coutumier de Fincher apparaît suffisamment marqué pour que s'y affirme, à rebours de toute idée de désauteurisation, le désir, toujours plus fort chez lui, et ce quelle que soit la forme (même purement imitative), du grand Auteur?

Dans le cas de Citizen Kane, on peut raisonnablement penser que Welles et Mankiewicz furent bien les deux scénaristes à parts égales du film, ne serait-ce que parce que le premier, qui aimait le personnage de Kane, s'est attaché à le rendre plus ambigu (c'est le caractère du personnage qui intéressait Welles), là où le second, qui le détestait (c'est vraiment Hearst qu'il dépeint à travers Kane - le titre de la première version, American, renvoyait encore plus nettement à Hearst -, et avec d'autant plus de virulence que celui-ci avait fini par l'exclure de ses soirées, à cause de sa mauvaise influence - l'alcool toujours, et les "dérapages" que cela entraînait - sur l'actrice Marion Davies, maîtresse à la fois de Hearst et du domaine)... là où Mankiewicz, donc, se contentait d'une vision journalistique du personnage, privilégiant les points de vue "extérieurs" sur Kane, via les différents témoignages. Et c'est bien la conjugaison des deux approches qui, aux dires mêmes de Welles, par la tension ainsi créée, fit toute la réussite du film. Mais cela ne nous dit pas pourquoi Mankiewicz considérait sa première version, écrite sans Welles, comme la seule qui vaille, négligeant les nombreuses discussions qu'il avait eues avec Welles, en amont du séjour passé à Victorville et surtout après, pour améliorer le script initial (on compte six versions au total). Il y a d'abord le fait que, après l'épisode du motel, le rôle de Mankiewicz dans l'écriture finale du scénario a été en diminuant, Welles y mettant de plus en plus sa patte, une fois le tournage commencé, transformations qui n'étaient pas du goût de Mank, parce que rompant un peu trop avec les conventions hollywoodiennes. Le fait aussi qu'à l'origine le scénario devait être signé du seul nom de Welles, une clause dans le contrat de la RKO que Mankiewicz avait acceptée mais qui évidemment, vu la tournure des événements, il se mit à contester, réclamant non pas que son nom soit associé à celui de Welles, mais, plus encore, qu'il soit le seul crédité au générique, conformément à la tradition, question de reconnaissance (vu le travail fourni) mais aussi d'égo (vu la publicité autour du film), que de son côté l'égo de Welles, plus surdimensionné encore (Welles se fâcha également avec Houseman), ne pouvait accepter. D'où le clash. Mais au-delà de tout ça, je crois qu'il y a autre chose qui, comme je le disais plus haut, vient de Mankiewicz et de lui seul, quelque chose de déterminant qu'il avait apporté au scénario et qu'il n'était pas question de lui retirer (en oubliant son nom au générique), ni même de partager (en y associant celui de Welles), si déterminant qu'il devint par la suite l'emblème même du film, je veux parler bien sûr du fameux Rosebud...

à suivre

NB:
- Le présent texte n'est pas le préambule (long pour le coup) d'une future critique de Mank mais plutôt une sorte de questionnement préalable, à savoir les questions que, dans le cas de certains films comme celui de Fincher, on est amené à se poser avant de voir le film, parce qu'on les juge essentielles (à tort ou à raison), vu le sujet et les précédents films du cinéaste, en espérant évidemment que le film y réponde...
- Pour ce qui est des sources biographiques, elles se résument quasiment à une seule: le livre de Youssef Ishaghpour, Orson Welles cinéaste, une caméra visible (2001).

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