lundi 18 juillet 2022

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Le Zapruder Film, Abraham Zapruder, 1963.

Gore-Tex.

On connaît la théorie de Thoret qui fait du film super 8 de Zapruder, cette petite bande de 26 secondes et 477 photogrammes sur laquelle a été enregistré l’assassinat de Kennedy, un film matriciel, la source non seulement du cinéma de De Palma mais aussi d’une bonne partie de la production américaine, du cinéma gore (dans sa veine réaliste) au "cinéma du complot" des années 70 (The Parallax View de Pakula, The Conversation de Coppola, etc.), en passant par les films expérimentaux qui s'y réfèrent directement (Report de Bruce Conner...). Il est d’ailleurs étonnant que personne n'y ait pensé plus tôt tant cela paraît évident. Comme s’il avait fallu attendre les attentats du 11 septembre et les images en boucle de CNN pour que le rôle fondateur du film de Zapruder, dans ce qu’il convient d’appeler l’ère moderne (sinon déjà postmoderne) du cinéma américain, devienne manifeste.
Pourtant les images du 11 septembre sont à l’opposé de celles de Dallas, elles en sont même le négatif parfait. Thoret a pointé les différences dans son livre: direct/différé, image nette/image floue, cadre fixe/cadre mobile, mouvement vertical/mouvement horizontal, explosion des tours/éclatement du crâne, nuage de poussière/tache de sang, des milliers de morts mais pas de cadavres/un mort, un cadavre... De toutes ces différences, la plus importante est bien sûr la dernière: l’assassinat d’un seul homme — et pas n’importe lequel, le plus puissant et le plus séduisant des chefs d'Etat de l'époque — qui confère d’entrée à la scène une dimension mythologique que ne pourront jamais atteindre les corps anonymes (et invisibles) du World Trade Center. D’autant que les images de Dallas sont elles-mêmes restées longtemps cachées, circulant sous le manteau à la manière d’un vulgaire snuff movie, avant d’être diffusées pour la première fois à la télévision en 1975 (l’effet Watergate?), au contraire des images du 11 septembre, vues elles instantanément par des millions de téléspectateurs qui n’en croyaient pas leurs yeux.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit: le 11 septembre 2001, réel et fiction se sont télescopés dans le grand fracas de l’horreur mondialisée, là où le 22 novembre 1963, le réel n’avait fait que destructurer la fiction, la trouer de l’intérieur, le terrain ayant été déjà préparé par quelques éclaireurs géniaux, au premier rang duquel on placera l'inévitable Hitchcock (cf. Psycho et The Birds), avant que d’autres (je pense aux Italo-Américains du Nouvel Hollywood) ne viennent exploiter le filon. Est-ce pour cela que le 11-septembre n’a pour le moment rien engendré de très stimulant sur le plan fictionnel, comme si la fiction avait elle aussi été détruite, éventrée à l'image des deux tours, anéantissant tout autre récit, sauf ceux, mineurs, du faux documentaire? Alors que Dallas, de par sa dimension mythologique, a irrigué (et irrigue encore) de nombreux films d’action américains, surtout ceux où culmine l’hyperviolence, et même si le cauchemar vietnamien, qui en a été le prolongement, me semble avoir joué un rôle plus déterminant encore.
Reste une question: cette part mythologique, dont serait privé le 11-septembre pour son côté disons trop abstrait (surgissement ex nihilo des images, anonymat des morts, etc.), vient-elle du film de Zapruder proprement dit ou s'inscrit-elle, plus généralement, dans le destin tragique de JFK, indépendamment de toute représentation? Car l’événement — et à la rigueur l’idée qu’il existerait un film de cet événement, même s’il n’est pas visible — ne suffit-il pas à nourrir les fantasmes, ceux qui justement font les bonnes fictions? Et de se demander finalement si le film de Zapruder n'aurait pas davantage matérialisé, en le condensant, un processus déjà en cours — la perte d'une certaine innocence — qu'il ne l'aurait véritablement initié. Ce qui ferait de ce petit film amateur moins la matrice d'un régime fictionnel que le creuset par excellence de la figure gore: l'éclatement d'un corps, cette "giclée de sang et de substances", comme l'écrit DeLillo, qui va alimenter ad nauseam tout un pan du cinéma américain.

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