Que la bête meure de Claude Chabrol (1969).
Sur quelques films vus/revus cet été:
Que la bête meure de Claude Chabrol.
Les Paul et les Charles.
"Je n'y vois pas d'abjection". Réponse de Jean Yanne à Claude Chabrol lorsque celui-ci lui a demandé si ça ne le gênait pas de jouer le rôle d'une ordure.
"Il y a beaucoup de Paul et de Charles dans mes films. Avec un vrai cahier des charges pour les uns et pour les autres. Par exemple, un Charles ne tuera jamais un Paul, il ne peut pas, à aucun moment. En revanche, un Paul peut très bien tuer un Charles. Ça s'est vu. Je n'appellerais jamais Charles un personnage dont on se demande s'il va en tuer un autre ou pas. Parce que, s'il s'appelle Charles, il n'y a plus de suspense, personne ne peut penser une seule seconde qu'il va en tuer un autre. Alors qu'en l'appelant Paul, tout reste ouvert..." (Claude Chabrol, Pensées, répliques et anecdotes)
Et dans Que la bête meure? Il y a du suspense... on se demande tout au long du film si Charles (Michel Duchaussoy) va tuer Paul (Jean Yanne). Est-ce l'exception qui confirme la règle ou faut-il aller plus loin, creuser un peu plus, pour se rendre compte que, en effet, Charles ne pouvait pas tuer Paul (lequel en revanche pouvait tuer Charles à tout moment, à partir du moment où il avait découvert son journal).
Si Charles ne peut tuer Paul, c'est peut-être qu'un autre peut le faire à sa place. D'où la question: l'autre qui tue Paul, meurtre dont d'ailleurs s'accuse Charles, le fait-il sous l'influence de ce dernier? Non, Charles ne peut tuer Paul même indirectement, par l'intermédiaire d'un autre. Car si Paul doit mourir, c'est pour ce qu'il a fait et non pour ce qu'il est. Or le personnage se révèle tellement haïssable que pour Charles l'envie de le tuer devient beaucoup plus complexe. Comment désirer la mort de quelqu'un sans qu'intervienne le fait que ce quelqu'un est, en plus, un être parfaitement abject. Qui vais-je tuer si j'exécute mon plan? D'abord, bien sûr, le meurtrier de mon fils, que j'estime être en droit de tuer, mais aussi l'ordure qui tyrannise sa famille, et que, là par contre, je n'ai pas de raison (personnelle) de tuer. A mesure que le film avance et que Charles découvre qui est Paul, l'envie de tuer, bien que toujours là, violente, se heurte à une forme d'impuissance. La haine contre celui qui a tué son enfant évolue... elle devient une haine plus générale, contre tout ce que représente Paul. Le sentiment de dégoût se mêle au désir de vengeance. Et on ne tue pas par dégoût. C'est l'ignominie rencontrée chez Paul qui paradoxalement fait que Charles ne peut le tuer.
On peut aller encore plus loin. D'autant que chez Chabrol, ce n'est jamais si simple — c'est son côté langien. Si Charles ne peut tuer, c'est aussi parce que se venger et se faire justice, ce n'est pas tout à fait pareil. La vengeance, au sens strict, celui auquel, on l'imagine, se réfère Charles, c'est la loi du talion. Elle suppose une totale réciprocité, alors que "tuer celui qui a tué" entre davantage dans le cadre de la sanction. La vraie vengeance serait de faire subir à l'autre exactement ce qu'il vous a fait subir. Et donc, puisque Paul a tué le fils de Charles, pour Charles, tuer le fils de Paul, ce qui, évidemment, est impossible. D'abord parce que, on l'a vu, Charles est incapable de tuer quiconque, encore moins un innocent, mais aussi parce que, si cela arrivait (supposition purement théorique), la douleur éprouvée par Paul, si tant est qu'il y en ait une, vu la dégueulasserie du personnage, ne saurait être égale à celle de Charles, qu'elle ne serait donc pas réciproque. Là encore, c'est la personnalité de Paul qui conditionne l'acte. Charles ne pouvait tuer Paul, simplement parce que, qu'il s'agisse de se venger ou de se faire justice, l'acte n'aurait jamais été à la mesure de ce qu'avait commis Paul. Et ça c'était écrit depuis le début. Dans le cahier des charges...
La Nuit du 12 de Dominik Moll (2022).
Bon, le titre n'est pas terrible, La Nuit du 12, ça fait très années 40, vous savez... Lacombe, Clouzot, ces films adaptés de S.A. Steeman (1)... enfin bref, si Moll et Marchand ne se sont pas foulés pour le titre (écho à tous ces rapports de police qu'on rédige dans les bureaux), le film, lui, est quand même remarquable. D’une certaine façon, cette histoire de meurtre non élucidé, vu du côté de la PJ et de son quotidien, c’est un peu du Lynch, genre "Qui a tué Clara Royer?" mais à l’envers, ou plutôt à l’endroit, c'est-à-dire côté "straight". Sans folie donc, mais qui tient vraiment la route, en termes d'écriture, mené de surcroît par un excellent Bastien Bouillon (et sa bouille à la Yves Renier), hanté qu'il est par l'horreur du crime... Avec cette question, centrale, obsédante, qui dépasse celle plus technique des flics quant à l'identité du meurtrier, recherché parmi tous les ex de la victime, décrite, elle, comme "pas compliquée" avec les mecs: pourquoi? Oui pourquoi on a tué Clara? La réponse nous cueille au beau milieu du film, balancée par Nanie sa meilleure amie... On l'a tuée, tout simplement parce que c'était une fille. Terrifiant.
(1) Je ne croyais pas si bien dire, je viens de découvrir que Steeman a aussi écrit un polar intitulé, je vous le donne en mille... La Nuit du 12 au 13!
Two Lovers de James Gray (2008).
Les corps conducteurs.
Qu'est-ce qui fait la beauté de Two Lovers? Qu'est-ce qui fait que ce film de James Gray me touche à ce point? C’est assez mystérieux, mais je crois que cela tient d’abord aux trois femmes du film: la belle voisine, insensée et fragile, sur laquelle a flashé Joaquin Phoenix mais qui n’est qu’illusion; la mère, douce et inquiète, qui veille sur lui; la future épouse, tendre et posée, qu’on ne voit quasiment pas et qui pourtant est bien là. Trois femmes pour faire oublier la quatrième, celle qui a disparu et dont le souvenir hante le héros.
Quelque chose relie toutes ces femmes, une circulation d'affects, comme un flux d’amour, qui loin de découper le film en scènes d'anthologie, sous haute tension, crée au contraire une charge émotionnelle continue, plus ou moins forte selon les scènes, mais toujours là, potentiellement là, traversant le film, l’éclairant de l’intérieur, à la faveur d’un geste (Gwyneth Paltrow), d’un regard (Isabella Rossellini), d’une expression (Vinessa Shaw), établissant pour le coup, via le héros à qui tous ces moments d’attention et de grâce sont destinés, une sorte de feeling avec le spectateur.
C’est ainsi que je ressens le film. La sensation (mot faible en français) lorsqu’elle vient de l’acteur et de ce qu’il raconte, en marge du récit, dans sa façon d’occuper l’espace (sa présence) et de vivre son personnage (rien à voir évidemment avec la performance), tous ces petits bonheurs fictionnels qui, émotionnellement parlant, sont comparables à ceux qu'on éprouve lorsqu'on écoute une chanson napolitaine. C'est d'une nudité bouleversante.
The Brown Bunny de Vincent Gallo (2003).
Point ligne plan.
La première fois que j'ai vu le film, c’était lors de sa sortie il y a presque vingt ans. Puis j’y ai repensé à chaque fois que j'écoutais la bande originale dont on n'entend plus (dans le film) que les cinq premiers titres — parmi lesquels le sublime "Come Wander with Me", interprété par Bonnie Beecher, "the (Dylan) girl from the North country", dans un épisode de la série The Twilight Zone, et le non moins sublime "Milk and Honey" de Jackson C. Frank —, Gallo ayant supprimé les cinq suivants, écrits par John Frusciante, l'ancien guitariste des Red Hot Chili Peppers. D'ailleurs, pourquoi ont-ils disparu ces morceaux? Frusciante dit lui-même que sa musique et le film étaient pareils à des jumeaux. Et c'est vrai que la ligne mélodique de ses chansons épouse exactement celle, douloureuse et fragile, du film. Reste que ces cinq titres manquants, qui font de la Fender de Frusciante le pendant de la Honda 250 de Gallo, elle-même cachée une bonne partie du film à l'intérieur du van, participent de cette impression d'étrangeté véhiculée par The Brown Bunny, une étrangeté qui tient d'abord au mouvement du film, avançant tout droit vers sa résolution finale, son "pipe-show" turgescent et son flash-back explicatif, mais aussi de tout ce qu'a retiré Gallo du film après sa présentation cannoise. Bon, je ne connais pas la version qui avait été montrée à Cannes en 2003, mais la nouvelle, amputée de presque une demi-heure, soit un quart du film, serait celle voulue par Gallo — et pas, bien sûr, pour faire plaisir au public cannois qui l'avait copieusement sifflée, ni au critique Roger Ebert qui, lui, l'avait qualifiée de pire film jamais vu à Cannes, ce qui par la suite avait valu une belle bordée d'injures entre les deux hommes.
Or, de tout ce qui a été coupé, le plus important est certainement la fin de la scène dans le salar de Bonneville, où l'on voit Gallo, sur sa moto, flottant entre le bleu du ciel et le blanc des salt flats, et disparaître à l'horizon. Dans la première version, on le voyait ensuite revenir à son point de départ... Là non, ce qui crée une trouée dans le tissu du film, d'autant que cette scène se situe exactement au milieu et qu'un tel "point de non-retour" ne peut qu'éclairer différemment la seconde partie. Jusque-là, on avait affaire à un road-movie somme toute classique dans son déroulement minimaliste, ponctué de rencontres éphémères avec des inconnues aux noms de fleurs, comme celui de l'être aimé et à jamais perdu (Daisy). Et la sortie à moto sur le speedway s'inscrivait dans cette succession de petits faits insignifiants, soit une simple parenthèse dans l'itinéraire du film (la traversée Est-Ouest des Etats-Unis), le temps de se faire plaisir. Sauf qu'en supprimant le plan du retour, Gallo modifie la donne...
D'abord au niveau de la forme. Par cette coupe, le cinéaste renforce encore plus la sensation d'aplat que dégage la séquence. La profondeur de champ est comme définitivement abolie. Le personnage s'efface progressivement, jusqu'à devenir un point minuscule où s'annule, via le flou de l'image, toute perspective. Exit la vision albertienne, on nage en pleine abstraction, et pas n'importe laquelle: la colorfield painting, de Rothko et B. Newman, avec ses bandes d'aplats monochromes (ici bleus et blancs). Plus encore: Gallo élimine le changement d'axe qu'aurait impliqué le retour du personnage et prolonge ainsi tous ces plans où il apparaît de dos, silhouette hirsute envahissant une partie de l'écran, qu'il soit au volant de sa camionnette ou en train d'embrasser une femme, ce qui accrédite l'idée d'un road-movie filmé comme une fuite en avant, jusqu'aux retrouvailles avec Chloë Sevigny où cette fois Gallo est vu de face, et pour cause (la modernité de Gallo passe par une utilisation assez désinvolte du champ/contrechamp).
Mais là n'est pas l'essentiel. Ce qui fait la grandeur du film c'est sa temporalité. The Brown Bunny est un film de l'inconsolation et comme tout grand film de ce type, trouve sa force dans des questions moins de surface que temporelles (pensons à Vertigo, film matriciel s'il en est, et à la superbe scène du séquoia, l'une des plus belles du film). Je m'explique. En ne nous montrant pas le personnage revenir de sa virée dans le désert, Gallo crée une fausse fin, en plein milieu du film, qui rend la seconde partie plus indécise, quant à l'enchaînement des faits, et à leur durée, d'autant que la séquence se trouve raccordée brutalement avec le plan du van avançant vers nous, en lieu et place de la moto. Et si c'était vraiment la fin? Je parlais plus haut des femmes rencontrées qui portent toutes des noms de fleurs: Violet, Lilly puis Rose, en attendant Daisy. Mais qui évoquent aussi des couleurs (Daisy se nomme Lemon, à la fois marguerite et citron) — ce qui renvoie peut-être aux pull-overs de couleurs différentes qu'arborait Warren Oates dans Two-Lane Blacktop de Monte Hellman, un film auquel celui de Gallo fait davantage penser qu'au Gerry de Gus Van Sant, mais surtout identifie le personnage de Daisy à la Honda jaune de Gallo, et pour le coup le van noir à un fourgon mortuaire. Dès lors, comment ne pas voir la séquence du désert comme une sorte de cérémonie funèbre, à la fois moderne et romantique, autant dire ultra mélancolique, donc sans retour possible. The Brown Bunny ne serait rien d'autre qu'une version moderne du mythe d'Ophélie. Toute la seconde partie, au statut temporel incertain (puisque arrivant après la fin), témoigne de cette ophélisation, ce que confirmerait la sulfureuse scène finale puisque le personnage de Daisy y apparaît tel un fantôme (elle est bien morte) qui pourtant "existe" (c'est une hallucination, donc bien réelle pour celui qui en est la proie). Un peu vampire aussi, dans la mesure où les vampires la nuit...
Nope de Jordan Peele (2022).
Le film est sympa mais ne justifie pas à mes yeux cet accueil dithyrambique que lui réserve la critique... Disons déjà qu'il présente les mêmes défauts que les premiers Peele (Get Out, Us), à savoir une mise en place du récit beaucoup trop longue et, à l'autre bout, un dénouement qui lui aussi s'éternise, sans raison valable, surtout qui va en se délitant, à l'image des skydancers, ces personnages en forme de tubes qui, une fois gonflés, s'agitent dans tous les sens, comme si Peele ne savait pas trop comment finir son film, partagé entre nécessité et envie: d'un côté, respecter les règles du "bon récit", celles qui permettent de boucler la boucle, en refermant consciencieusement toutes les portes qu'on a ouvertes, à commencer par celle qui ouvre le film — le sitcom et le carnage provoqué par le chimpanzé — mais dont on ne saura rien finalement ou si peu; de l'autre, se faire plaisir, avec un finale plus éclaté, plus évasif aussi, pour ce qui est du sort du héros, de son cheval... et de la "créature", une sorte de baudruche qui tient tant que Peele arrive à insuffler du suspense, mais finit par se dégonfler quand à la fin la pression se relâche, donnant alors l'impression d'un grand "pschitt" (au point de se demander si une suite n'est pas envisagée, un Nope n°2).
Le film souffre ainsi d'un gros problème de rythme, avançant de façon plan-plan, ce qui est franchement gênant vu le genre abordé, sauf à imaginer — c'est le côté amusant du film — que ce rythme est raccord avec l'aspect indolent du personnage principal. Pour le reste, c'est plutôt l'inverse, une manière assez lourde, très appuyée, de faire passer le message (plus "meta" tu meurs), qui voit par exemple l'anecdote concernant le cavalier dans le protofilm de Muybridge sur le mouvement (Animal Locomotion) — le fait qu'il s'agissait d'un Noir, ce que l'Histoire avait oublié —, rappelée deux fois durant le film (voire trois si on tient compte de l'épigraphe), de même que l'insistance chez Peele pour faire correspondre la dimension "minoritaire" de son film, du point de vue ethnique, mais aussi éthologique (toutes ces minorités qu'on exploite à des fins scientifiques et/ou commerciales depuis plus d'un siècle et l'essor du capitalisme) avec le cinéma des origines, pour son côté forain (la foire, là où on vient voir le monstre — le cinéma est originairement un art de la monstration), période que Peele surligne par tout un ensemble de gadgets (de la pellicule argentique au vieux boîtier à manivelle), et — last but not least — ce qui constitue le noyau (biographique, cinéphilique, cf. ses premiers films) de l'auteur: les seventies, via le polaroid, seule façon de "dompter" l'alien, du moins son image qui, ainsi fixée, serait "Oprah-compatible". Tout ça fait de Nope un film certes distrayant, fourmillant d'idées (la plus belle: l'idée — à vrai dire plus amérindienne qu'afro-américaine — du nuage immobile, toujours fixe par rapport aux autres) mais sans qu'aucune ne s'impose vraiment, qui puisse conférer au film une ligne narrative forte, comme c'était le cas dans Us avec le "peuple des tunnels"... En résumé (et pour le dire autrement), un beau film-baudruche, métaphore auteuriste (méta-fort) du cinéma des premiers temps — dans une version "color people" — que Peele célèbre de façon redondante, depuis l'exergue (Muybridge, la chrono-photographie) jusqu'au Barnum final (le cinéma forain), de sorte que Nope finalement peut se voir, à l'image du monstre, comme une bonne grosse pelloche, avec sa couche de gélatine, susceptible de s'enflammer à tout moment, et ainsi tout faire exploser, mais aussi de résister longtemps à l'épreuve du temps — au contraire du numérique, ha ha —, ce qui fait qu'il y aura peut-être une suite... Bref, au niveau discours, l'équivalent de ce qu'est déjà le film au niveau format (du 65mm IMAX argentique): massif et un peu toc. Mastoc.
Wind Across the Everglades / La Forêt interdite de Nicholas Ray (1958).
La ligne d'ombre.
C'est quoi cette fin? La mort de Burl Ives, mordu par un serpent et, alors qu’il agonise, "regardant" pour la première fois dans le ciel les oiseaux qu’il avait chassés toute sa vie. Fin magnifique mais aussi très troublante lorsqu’on sait que ce n’est pas Nick Ray (qui avait dû abandonner le film pour des raisons, disons... "médicales") mais Budd Schulberg, le scénariste, qui l’a tournée, à la va-vite, après avoir réécrit la scène (au grand dam de Ray d'ailleurs — cf. Bernard Eisenschitz, Roman américain: les vies de Nicholas Ray). Et si le secret de ce finale proprement halluciné — qui voit Christopher Plummer, debout sur son embarcation, poursuivre lentement son chemin à travers les marais (il est censé en sortir, une fois atteint le grand cyprès, mais le film ne le montre pas), laissant son compagnon d’infortune mourir seul au milieu de la mangrove, ainsi qu’il le désirait — et si le secret, donc, résidait justement dans son "absence de mise en scène", laissant les acteurs livrés à eux-mêmes, l’un perdu, l’autre ailleurs, comme si l’effacement de l’auteur parachevait un long processus de décomposition (d’autodestruction?), déjà pressenti dans l'interminable scène de beuverie qui, loin de faire seulement tituber le film, le condamnait à disparaître dans un abîme sans fond... Pour le dire autrement: cette disparition n’est-elle pas la "matérialisation" de ce qu’un film laisse habituellement dans l’ombre, sa part secrète et donc inexpliquée, qui existerait en-deçà du récit, mais qui là, de façon sidérante, se donnerait soudainement à voir, à la manière des romans de Joseph Conrad. Une sorte de lyrisme à l’état brut.
The Reluctant Debutante / Qu'est-ce que maman comprend à l'amour de Vincente Minelli (1958).
Brindezingue.
Un régal. Minnelli oppose aux corps guindés, droits comme des piquets, des jeunes Anglais de la haute société — une jeune fille, du même monde mais qui a été élevée en Amérique, est lancée dans les fameux "bals des débutantes" où elle doit affronter les assauts d’un horse guard à la conversation aussi passionnante que celle d'un "poteau indicateur" — les corps agités, à défaut d’être souples, des parents de l'héroïne (le père, Rex Harrison, toujours un verre à la main, et la belle-mère, Kay Kendall, toujours pendue au téléphone), courant à droite et à gauche pour s’assurer que leur fille n’est pas partie avec le batteur de l’orchestre (présenté comme un effroyable tombeur, en fait un parfait gentleman fasciné par les danses africaines) mais incapables, au moment fatidique, de l’en empêcher car stoppés net dans leur élan par le protocolaire "God save the queen" (séquence hilarante), traînant à quatre pattes pour mieux écouter aux portes, multipliant jusqu’à l’épuisement les entrées pour ne pas laisser la demoiselle seule avec son prince charmant... Bref, on imaginait une délicieuse comédie sur les mœurs de la society londonienne et on découvre un drôle de ballet complètement brindezingue. Minnelli n’est jamais là où on l’attend.
[22-08-22]
Micheline Presle a aujourd'hui 100 ans. Pour fêter ça, je republie (c'était sur l'ancien blog) la critique par Hervé Le Roux du film de Gérard Frot-Coutaz, Beau temps mais orageux en fin de journée (1986), produit par Paul Vecchiali:
Plus "vrai" que nature.
A mal voir Beau temps..., on pourrait se croire dans un téléfilm, ou à "Au théâtre ce soir". Prenons deux scènes du film. Celle du petit déjeuner: un vieux couple (Claude Piéplu et Micheline Presle) se disputent devant un bol de chicorée. Celle du salon: le même couple, leur fils (Xavier Deluc) et sa petite amie (Tonie Marshall), embarqués dans les petites querelles qui constituent l'ordinaire des après-déjeuners familiaux. Deux situations, vues et revues mille fois, et qui constituent la trame habituelle d'un navet boulevardier du samedi soir. La comparaison s'arrête là: aux situations. Car le téléfilm comme la pièce filmée portent la marque indélébile de leur destin télévisuel. Ils ont la force centripète de la petite image: il y a celui ou celle qui parle et, autour (quand la logique centripète n'est pas poussée à son paroxysme: le champ/contre-champ ou, mieux encore, le "zoom qui tue" cher aux novelas brésiliennes ou aux feuilletons cheap, genre Santa Barbara), un décor qui est là pour meubler et les autres acteurs qui attendent leur tour (de parole). Beau temps..., lui, est un film de cinéma. Il n'a du téléfilm ou de la pièce filmée que le tronc commun, emprunté au théâtre, de la frontalité. Pour le reste, c'est un film pour le grand écran, un film où l'on peut entrer dans l'image. Si l'on reprend la scène du salon évoquée plus haut, quand Micheline Presle parle, les autres acteurs ne sont pas là en stand by. Ils jouent en silence. A "Au théâtre ce soir", les autres acteurs ne jouent pas. Ou alors, ils font semblant. Ou alors, ils jouent pour les spectateurs. Pas pour les téléspectateurs: à quoi bon? L'image est trop petite petite pour que le téléspectateur puisse la fragmenter, ne regarder que Piéplu quand c'est Presle qui parle. Il faut que le réalisateur la fragmente pour lui, lui impose son gros plan, son détail. Dans la scène du salon, regardons donc Piéplu. Pourquoi lui? Parce que la télévision l'a souvent réduit à l'image de sa voix (la fameuse voix "Shadock"). Là, on lui trouve, silencieux, un poids, une densité, une lourdeur, bref un vrai corps.
Beau temps... incite à de telles digressions de l'œil. C'est un film centrifuge. A peine s'est-on installé dans le décor, ce fameux intérieur "pyjama-robe de chambre" qu'on prend parfois un peu vite pour preuve d'une nature télévisuelle, que l'on retrouve Micheline Presle en peignoir dans la rue, et bientôt sur le marché de Belleville, à la poursuite de son mari parti faire des courses. Le film est parcouru de ces lignes de fuite, comme ce poulet acheté pour le déjeuner familial, et dont la trajectoire, de la boucherie Halal au chat du voisin, épouse la trajectoire du film. Ligne de fuite dans la scénographie: c'est l'envie (assez vecchialienne) de toujours porter l'intérieur, la scène (inscrite comme telle: voir le décor "faux-rustique" de la cuisine) vers l'extérieur (comme lorsque Piéplu découpe le poulet dans la cuisine et aperçoit, en levant les yeux, Micheline Presle en train d'enjamber la balustrade du balcon). Lignes de fuite dans le dialogue: c'est la manière qu'a Micheline Presle de s'emparer de chaque mot pour reprendre la direction de la conversation. Cette volonté, sur une trame minimaliste, de faire fuser le scénario, les dialogues, la scénographie, rappelle, loin du programme télévisuel, la grande comédie américaine, dont le petit théâtre de la domesticité (la famille, le couple, où chacun est déjà et toujours en représentation), constituait un des terrains de prédilection.
Le cinéma n'en finit plus de se reposer la question du réel, hésitant entre sa négation pure et simple (l'univers du clip et de la pub) et son calquage malhabile (le télévisuel vériste). Le choix de Beau temps... c'est de revendiquer son hyperreprésentation. Théâtrale: en ajoutant la théâtralité des acteurs et de la mise en scène à celle des personnages et de leur situation. Picturale: par une volonté d'hyperréalisme qu'on retrouve dans les inserts du générique et qui est d'ailleurs clairement explicitée dans le film (les parents suivent des cours de dessin et ceux de Micheline Presle indiquent clairement quelle est son Ecole). C'est la parallaxe au réel induite par cette hyperreprésentation qui fait le charme du film et qui lui permet d'atteindre de vrais moments de grâce (je pense surtout à la scène du balcon, à cette image de la famille réunie, du bonheur familial qui, littéralement, s'en-chante). Et la clé de Beau temps... tient peut-être dans la remarque de Micheline Presle à Tonie Marshall, quand elle lui offre une de ses œuvres, et qu'elle lui précise que ces poireaux, peints à la maison, ont fini le lendemain à la vinaigrette. C'est un peu ça, l'image du film: des poireaux si "vrais" qu'ils ont déjà le goût de la vinaigrette. (Cahiers du cinéma n°387, septembre 1986)
Bonus: le témoignage de Paul Vecchiali:
Film jumeau de Rosa, tourné en même temps, Beau temps est une réussite qui doit infiniment au talent conjugué de Micheline Presle et Claude Piéplu. Avec une finesse étonnante, ils n'expliquent jamais les terribles secrets de leurs personnages. J'étais donc très bousculés avec ces deux films concomitants. Une nuit, Gérard me réveille, surexcité! "Il me faut une chanson pour mercredi!" Nous étions vendredi; Je l'envoie aux pelotes. Une heure après, je rallume ma lampe de chevet, écrit à toute allure un poème que je dépose dans la boîte vocale de Roland Vincent, alors aux USA. Une de ses amies vient à Paris le lendemain, porteuse de la musique. Et le mercredi, Micheline et Claude chantaient "Tes visages" dans le film. C'était ça, Diagonale. A la première projection du film dans une salle privée de la rue Washington, tout le monde était au rendez-vous. Je me souviens de l'émotion de Biette: elle se lisait seulement dans ses yeux...
Kinuyo Tanaka.
La Princesse errante de Kinuyo Tanaka (1960).
De tous les films vus cet été (je parle des nouveaux et des inédits), les plus beaux sont sans conteste ceux de Kinuyo Tanaka. Après Maternité éternelle, son "kessaku" (masterpiece), vu lui au printemps, il me restait les cinq autres: Lettre d'amour, La lune s'est levée, La Princesse errante, La Nuit des femmes et Mademoiselle Ogin... C'est fait et c'est magnifique. S'il est facile de pointer les correspondances entre tous ces films et ceux des grands maîtres avec lesquels Tanaka a tourné en tant qu'actrice — de Shimizu à Mizoguchi en passant par Ozu et Naruse — au niveau des thèmes abordés, des titres également (La Nuit des femmes et Mademoiselle Ogin font directement écho à Femmes de la nuit et Miss Oyu de Mizoguchi), ce qui frappe avant tout c'est l'étonnant parallèle entre la carrière de Tanaka et celle d'Ida Lupino, leur trajectoire respective (de l'actrice à la réalisatrice) et plus encore la façon de traiter leurs sujets, le regard qu'elles y posent (La Nuit des femmes est aussi un film "lupinien"). La différence se situerait du côté esthétique, beaucoup plus marqué chez Tanaka, qui culmine dans La Princesse errante, biopic absolument sublime (et ce dès l'ouverture puis le générique) sur la vie de Hiro Saga (Ryuko dans le film), l'épouse du prince Pujie (Futetsu dans le film), le frère de Puyi (bah oui, "le dernier empereur"), où Tanaka déjoue en permanence les pièges de l'académisme (cf. la séquence de la fuite dans les montagnes, ce réalisme que la cinéaste transcende par la picturalité de ses plans — ah la petite tache rouge que représente l'enfant de Ryuko dans le paysage). Mais de tout ça je reparlerai...
The River's Edge d'Allan Dwan (1957).
Le secret.
A propos de Dwan, on a souvent parlé de secret... "on" c’est-à-dire Biette et Daney... le secret de fabrication (Biette), secret perdu car non transmissible, comme chez Tourneur... celui aussi qui touche à l’intimité des êtres (Daney), qui fait que chaque film de Dwan serait "l’aventure d’un secret et de sa disparition"... l’intimité, parce que cette aventure, cette histoire, est aussi "celle de l’amitié comme secret, amitié d’un homme pour un autre, d’une femme pour une autre (les deux rouquines), amitié de l’homme pour ce qui l’entoure, pour le paysage où il est plongé". Revoyant The River’s Edge, et me rappelant vaguement ce qu’avaient écrit Biette et Daney (j’ai relu leurs textes depuis), je me disais qu’en effet il y avait du secret dans ce film (dans le découpage, dans l’utilisation des décors), qu’il y avait de l’amitié aussi... oui mais où?
Le film met en scène un triangle amoureux, deux hommes et une femme, deux hommes pour une femme, encore une rouquine, mais seule cette fois, de sorte que l’amitié ici serait entre la femme (Debra Paget) et celui qui en est follement amoureux (Anthony Quinn), jusqu’à tout sacrifier, mais qu’elle n’a suivi que pour oublier son passé, étant entendu qu’avec l’autre (Ray Milland) qui, lui, l’avait séduite puis abandonnée (comme on dit), il ne saurait y avoir d’amitié, plutôt du désir, un désir subitement réveillé... pour mieux s'évanouir.
Sauf que non. Debra Paget est plutôt fade (ce n'est pas une vraie rousse), juste bonne à tuer les serpents, comme plus tard à les charmer (chez Fritz Lang). Quelque chose ne fonctionne pas dans sa relation avec les deux hommes, au contraire de ce qui se passe entre Quinn et Milland. Entre ces deux-là l'inimitié est totale, chacun rêve de tuer l’autre et d’ailleurs a l’occasion de le faire, à la fin, mais curieusement ne le fait pas. D'abord quand Quinn se retrouve bêtement coincé sous un bloc de pierre, alors qu’il maîtrisait la situation, et que Milland l’abandonne, puis que s’offre à celui-ci, imposé par Quinn, le choix entre deux routes, celle qui lui permettrait de gagner la frontière, et donc d’échapper à la police, et celle qui lui permettrait de gagner le village, et ainsi d’alerter les secours (ce que Debra Paget, restée avec Quinn, aurait pu faire tout aussi bien), et que bien sûr, puisqu’on est dans un film de Dwan, il fait le bon choix, ce qui le perdra...
Cette rédemption dépasse l’entendement. Il y a là un mystère non résolu, donc un secret, celui qui liait les deux hommes mais dont nous ne saurons rien, qu’eux-mêmes peut-être ne connaissaient pas, en tous les cas que Milland emporte avec lui, non pas dans sa tombe mais dans le ravin, ne laissant échapper que son argent, tout cet argent volé qu’il transportait dans sa mallette, maigre butin voltigeant dans les airs, jusqu’au bord de la rivière...