mercredi 31 août 2022

[...]


Mes petites amoureuses de Jean Eustache (1974).

La "déclaration d'intention" écrite en 1971 par Jean Eustache (avec l'aide de Luc Moullet) pour son film Mes petites amoureuses qui, à l'origine, aurait dû être son premier long métrage mais ne sera réalisé que trois ans plus tard, après la Maman et la Putain.

"Parce qu'il se trouve, incidemment, que je suis né là et pas ailleurs, qu'il m'est arrivé ceci, et pas cela, l'action de Mes petites amoureuses est déterminée, inéluctable, nécessaire. C'est, me dira-t-on, donner à l'autobiographie une valeur suprême, incompatible avec cet art de masse que serait le cinéma. En fait, me reprochera-t-on de faire un film autobiographique, ou d'avoir eu une vie somme toute assez banale? Si j'avais été coupeur de têtes dans le Swaziland ou contrebandier au Cachemire, on ne m'aurait certes pas reproché d'avoir fait une autobiographie. Certains disent que l'art commence là où l'on quitte sa vie personnelle pour imaginer quelque chose d'autre. Mais c'est ce que font la plupart des gens au cinéma depuis cinquante ans. C'est usé. Et la seule façon de trouver quelque chose de neuf, c'est de puiser dans ce qui vous est proche. Un domaine peu défriché ou à peine. [...] Comme ce qui vous touche le plus, ce sont les périodes de mutation — le passage de l'adolescence, donc — et qu'il vous faut hélas des années entre le passage de l'adolescence et le premier long métrage, 1955 à 1972, ce sera en quelque sorte un film historique, sur un passé proche et révolu qui exige une reconstitution historique." (Luc Béraud, Au travail avec Eustache, 2017)

[04-09-22]

Eustache, de Pialat en Bresson.

Quand, en 1971, Jean Eustache envisage de tourner Mes petites amoureuses, ce qui à l'époque aurait donc constitué son premier long métrage, le film s'inscrit dans le prolongement de ses précédents courts, les Mauvaises Fréquentations et le Père Noël a les yeux bleus. Eustache imagine faire un film dans l'esprit de celui de Pialat, l'Enfance nue, sorti en 1969, qui était aussi le premier long métrage du réalisateur. Et quand trois ans plus tard le projet se concrétise, Pialat est toujours présent. Déjà à travers le titre, "Mes petites amoureuses", dont Luc Béraud rappelle qu'il renvoie au poème éponyme de Rimbaud (écrit à l'âge de 16 ans en 1871, soit un siècle exactement avant le scénario d'Eustache), avec ce passage: "Blancs de lunes particulières / Aux pialats ronds", dans lequel le pialat, en patois ardennais, désigne le trou du cul, aux dires mêmes (et amusés) d'Eustache, les blancs de lunes évoquant alors les fesses des petites amoureuses. Pialat donc, à qui Eustache demandera de jouer dans le film, un petit rôle, en l'occurence celui de l'ami peu avenant d'Henri, le réparateur de cycles, de même qu'il confiera le rôle de la grand-mère à Jacqueline Dufranne, l'inoubliable Maman Jeanne dans la Maison des bois.
Reste que lorsqu'on voit le film, on pense davantage à Bresson qu'à Pialat: le jeu "neutre" des acteurs non-professionnels, la démarche "raide" de Martin Loeb, les gros plans sur ses mains (baladeuses), la mise en scène épurée, le découpage tout en ellipses, etc. Ce n'est pas une surprise, Eustache était un grand admirateur de Bresson (la Maman et la Putain convoquait déjà le maître sur un mode profane). Il n'en demeure pas moins que le film, envisagé initialement comme pialatien, apparaît à l'arrivée bressonien. Où est passé Pialat? On met volontiers le côté un peu contraint du film (loin de Pialat pour le coup) sur le compte d'un tournage chaotique, marqué par les absences répétées d'Eustache, enfermé dans sa chambre, seul ou avec une fille, en tout cas jamais sans ses bouteilles de whisky — au point que dans le générique il fera ajouter, lucide: "conseiller technique: Mr. Jack Daniel —, ce qui sur ce plan le rapprochait d'un Nicholas Ray... Cet aspect qui, malgré la lumière du Midi, confère au film une touche sombre et inquiète, c'est aussi la douleur de la perte, celle de la propre grand-mère d'Eustache, décédée au début du tournage, perte inconsolable (le film lui est dédié) dont on peut penser qu'elle a fragilisé encore davantage un cinéaste déjà fragile, là où chez d'autres, plus résistants, faire un film permet au contraire de surmonter la douleur.

Mais il y a autre chose. Si Mes petites amoureuses dégage une tonalité moins lumineuse à mesure que le film avance, c'est d'abord que cette période du passage à l'adolescence, si "doux" soit-il car pas encore totalement conflictuel — objectivé ici par le passage, passé la demi-heure, de Pessac (où vivait Daniel/Eustache, chez sa grand-mère) à Narbonne (où il doit vivre dorénavant, chez sa mère) —, n'a pas été des plus heureux (Il y a quelque chose de modianesque dans la façon qu'a Eustache de rapporter les faits — cf. Un pedigree —, sans compter le personnage "distant" de la mère, joué par Ingrid Caven, qui par bien des côtés fait penser à la mère-actrice de Modiano.)... c'est surtout qu'entre 1971 et 1974, il s'est passé deux événements:
— le premier, ultra-confidentiel et, de fait, resté longtemps secret: le tournage de Numéro zéro, ce film qu'a réalisé Eustache sur sa grand-mère (Odette Robert), un entretien filmé en continu, deux heures durant, dans l'appartement de la rue Nollet, et qui, rétrospectivement, par le retour aux origines que représentait une telle entreprise, est considéré par le cinéaste comme son "vrai premier film", premier film qu'on peut voir également comme une version brute, pré-écrite, de Mes petites amoureuses (c'est à la même époque que le scénario du film est rédigé), et que la référence à l'Enfance nue, finalement, s'y devine assez clairement (rappelons que dans le film de Pialat, le petit François, enfant indocile et à fleur de peau, aimait profondément Mémère, la grand-mère qui l'avait recueilli), si bien que, trois ans plus tard, c'est peut-être moins au niveau de ce qu'il raconte (puisque c'est déjà fait) que dans la façon de le raconter (répliques donnant l'impression d'être récitées et autres maladresses voulues par Eustache), que Mes petites amoureuses se révèle pialatien, ce qui à première vue pouvait être interprété (à tort) comme du Bresson un peu gauche...
— le second, évidemment, c'est la Maman et la Putain qui a apporté à Eustache la renommée, ce que le cinéaste supporte de moins en moins, jusqu'à détester ce film auquel on le réduit systématiquement. De sorte que le suivant ne peut être qu'un anti-Maman et la Putain, un film qui, quelque part, contredise le "chef-d'œuvre", un film plus classique, plus apaisé (ce que permet la distance du temps, les souvenirs lointains), tout en sachant qu'il a été écrit avant et que, par conséquent, pour qu'il se démarque de la Maman... Eustache devra puiser encore plus profondément en lui, quitte à perdre toute énergie, comme s'il se vampirisait lui-même, pour accoucher d'un autre chef-d'œuvre, radicalement différent, mais chef-d'œuvre quand même, un chef-d'œuvre bis. Où il ne sera plus question de choisir entre Bresson et Pialat, puisque les deux sont là, le premier, bien visible, tel un totem, le second, plus discret, à l'image du rôle que tient Pialat dans le film, et surtout plus intime, comme une photo-souvenir... souvenir non plus de l'enfance, mais de celle qui l'a bercée, l'être aimé, plus que tout, et aujourd'hui disparu.

[05-09-22]

Post-scriptum.

"Jacques Rigaut, le poète surréaliste rédigeait ainsi sa fiche anthropométrique:
Nez : Nez
Œil : Œil
Bouche : Bouche
Barbe : Barbe
Teint : Teint
Il écrivait quelque temps avant de se tuer, à 30 ans, d'une balle au cœur: "Je vais vous dire une bonne chose, la perte de la personnalité, c'est la seule émotion qu'il me reste."
Ça peut se dire autrement: Jean Eustache, quelque temps avant de se tuer d'une balle au cœur, vit reclus chez lui, couché, souvent déprimé, devant la télé. Il téléphone à Maurice Pialat qu'il n'a pas vu depuis assez longtemps:
— Allô ! Maurice, salut, c'est Jean...
— Salut!
— Ecoute, je vais faire un film, et j'aimerais que tu joues le rôle de moi. ­
— Mon pauvre Jean, tu n'y penses pas! Je vis reclus chez moi, couché, déprimé, devant la télé!" (Jean-Jacques Schuhl, "Jean Eustache aimait le rien", Libération, 13 décembre 2006)

Jean Eustache: "sans suite, sans fin, sans rien". (en conclusion d'une déclaration d'intention, intitulée "(Sans) intention", pour un court-métrage qu'il n'a jamais réalisé)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire