Certain Women de Kelly Reichardt (2016).
Notes sur K. R. (suite)
4. Meek's Cutoff évoquait un passage mystérieux qui, quelque part, à travers le personnage de l'Indien, se transformait en barrage: barrage de la langue, de la culture, etc. Night Moves serait l'inverse. Si la première partie reprend le principe du film documenté (au quotidien de la vie de pionniers, répond ici la préparation minutieuse d'un acte terroriste: comment faire sauter un barrage (c'est celui de Galesville, dans l'Oregon bien sûr, qui a servi de décor), où l'on ménage le suspense, comme dans les films de casse ou d'évasion, avec un vrai travail sur la durée des plans, qui maintient la tension/l'attention), la seconde plonge les protagonistes dans une forme d'errance et de perdition qui confine à la folie. Un barrage qui saute, comme un verrou, laissant échapper ce qui était retenu en amont, geste libérateur, en tous les cas vécu comme tel au début (ainsi quand Josh/Jesse Eisenberg, de retour dans la communauté agricole où il travaille, regarde le ciel à travers l'orifice de sa yourte), avant que l'imprévu (en fait prévisible mais qui avait été occulté) ne surgisse et que tout bascule. Rencontre avec le "réel" (un homme est mort) qui précipite chacun des personnages, du moins deux d'entre eux (le troisième, au passé trouble, s'avère moins perméable à l'événement, son seul souci étant de se protéger, au détriment des deux autres), dans une angoisse de plus en plus massive, qui réveille tout ce qu'il y avait déjà de fragile chez l'un (Josh, personnage plutôt mutique dont l'identité se trouve subitement menacée, se croyant observé de toute part) et de conflictuel chez l'autre (Dena/Dakota Fanning, personnage en rupture de ban qui, on l'imagine, réglait ses comptes avec papa — elle travaille par ailleurs dans une sorte de spa très new age —, et qui là, suite à l'accident, voit ses troubles psychosomatiques, essentiellement cutanés, se mettre à flamber). La force du film ne réside évidemment pas dans cette approche clinique de l'angoisse, mais dans la façon avec laquelle Reichardt la rend dévastatrice, si dévastatrice — on ne peut l'endiguer — qu'elle semble tout "noyer" sur son passage. Le film se répand ainsi littéralement, engloutissant ce qui entoure les personnages, les coupant du monde, de façon brutale pour Josh (magnifique plan où, lors d'une fête, il apparaît seul au milieu du cadre, les danseurs surgissant autour tels des ombres virevoltantes), plus insidieuse chez Dena, laquelle, bravant la règle du "no contact" imposée au départ, essaie désespérément de se raccrocher à quelqu'un, par le biais du téléphone. Ce qui fait que tout ce qui arrive dans la seconde partie était déjà là, en puissance, dans la première (voir le gros plan sur les mains salies de Josh). Car si le film est divisé en deux parties — avant et après l'explosion —, il apparaît surtout comme déplié, épousant un mouvement linéaire, très musical (au passage, superbe partition de Jeff Grace, qui avait déjà écrit la BO de Meek's Cutoff), mouvement "répétitif", en accord avec l'aspect minimaliste et feutré du cinéma de Reichardt (l'explosion, entendue au loin, se réduit à un bruit de pétard mouillé), et en même temps "progressif", allant crescendo, marqué par un terrible sentiment, celui de l'inéluctable, qui voit la vulnérabilité inquiète de Josh, tout comme la fausse assurance de D., se décomposer inexorablement, monstrueusement, la peau de la seconde se trouvant littéralement "rongée" par la culpabilité (Dakota Fanning se transforme physiquement, ce qui fait que vers la fin son visage a quelque chose de gishien, à la fois tragique et comme purifié), alors que pour le premier (qui lui ne change pas physiquement puisque tout se passe à l'intérieur), c'est davantage de moi-peau dont il faudrait parler, moi-peau altéré, disloqué, face aux coups de boutoir du réel. Jusqu'au moment où... (mai 2014)
5. Les belles du Montana.
Des trois histoires, reliées par quelques fils seulement, qui composent Certain Women, la deuxième est peut-être la plus impressionnante. Il ne s’y passe quasiment rien, si l’on compare aux deux autres où il ne se passe déjà pas grand-chose. Mais la beauté est là, au niveau de la forme, dépouillée à l'extrême... de sorte que si on appliquait la fameuse "règle de trois" chère à Biette, quant à ce qui gouverne un film, on pourrait dire que, dans Certain Women, c’est bien le projet formel qui lutte avec le récit au détriment de la dramaturgie. Lutte minimaliste, mais lutte quand même, entre disons l’épure bressonienne, tendant à l’abstraction, et l’épure durassienne, visant à l’enfermement. Dans les deux cas, une même blancheur, comme celle des montagnes enneigées qui entourent Livingston, petite ville du Montana où se déroule le film, Livingston sur la ligne NP (Northern Pacific), à l'image de l'ouverture avec son train de marchandises, comme si Reichardt elle-même, après son arrêt prolongé dans l'Oregon, était repartie (transitoirement?) vers l'Est; le Montana, symbole même des grands espaces américains, donc du western, ici plus dwanien que fordien. Si dans Certain Women il y a des chevaux, des chiens aussi (forcément avec Reichardt — le film est dédié à sa chienne Lucy), il n'y a, en revanche, aucun homme, du moins de moins en moins — uncertain men — à mesure que le film avance (immature dans la première histoire, distant dans la deuxième, l'homme est carrément absent de la troisième), laissant les femmes seules, enfermées dans leur solitude, ce qu'évoque l'encerclement des montagnes.
En quoi cette deuxième histoire est-elle impressionnante (au sens de saisissant, on peut même dire effrayant)? C'est que, moins ludique que la première (les relations difficiles entre une avocate — Laura Dern — et son client, prêt à tout, même une prise d'otage, pour obtenir gain de cause), moins séduisante que la dernière (la rencontre entre une juriste débutante — Kristen Stewart — venant donner des cours du soir et une jeune ranchwoman — Lily Gladstone — qui y assiste pour le seul plaisir de la voir: sublime scène quand celle-ci après le cour fait monter Kristen Stewart sur son cheval et l'emmène au pas jusqu'au fast-food du coin), elle est comme le point d'ancrage du film. Y règne une vraie mélancolie, soit la part la plus durassienne du film, à travers cette histoire de pierres, restes d'une ancienne école bâtie à l'époque des pionniers, qu'une femme (Michelle Williams), mal mariée, veut absolument récupérer d'un vieil homme pour la construction de sa future maison. A un moment donné, alors que les pierres sont rassemblées, on voit la femme faire un signe de la main au vieil homme, resté debout derrière sa fenêtre, sans que celui-ci lui réponde, comme s'il ne la voyait pas... Ce court moment, écho à d'autres, est comme un temps d'évanouissement dans le film, une sorte d'aphanasis, le regard ailleurs du vieil homme renvoyant la femme à sa propre solitude, comme si les blocs de pierres ainsi acquis, tels des petites Bastilles, ne faisaient que l'emprisonner un peu plus, hors du monde... (mars 2017)
(à suivre)