Le Goût du saké de Yasujirō Ozu (1962).
Voyage personnel (et pour le moins fantasmé) à travers le dernier film d'Ozu.
Promenade au grand cerisier, qui commence déjà à bien fleurir. A partir de demain, Noda et moi, allons nous mettre enfin au travail. (Yasujirō Ozu, Carnets, Lundi 14 mai 1962)
Si je ne devais retenir qu'un seul film, parmi tous mes films de chevet, ce serait probablement le Goût du saké de Yasujirō Ozu. Mais dire pourquoi j'en serais bien incapable. Ce faisant, en me promenant à l'intérieur du film, m'arrêtant ici ou là, sur un plan, une séquence, un souvenir, quelques bribes d'explications devraient finir par émerger. Oui, quand même... Donc allons-y, à l'instar d'Ozu et Kōgo Noda élaborant laborieusement leur scénario, au fil de journées où souvent rien ne se passe, hormis manger, boire, faire la sieste, se promener, suivre les matches de baseball ou les tournois de sumo à la télé... ainsi qu'il apparaît dans les fameux Carnets — au hasard, pour ce qui est du scénario: "le travail avec Noda a un peu avancé: on sait maintenant où on va" (17 mai)... "l'histoire commence à se préciser, mais comme d'habitude, c'est à ce stade que les difficultés se présentent" (3 juin)... "le travail avec Noda n'avance guère" (9 juin)... "toujours beaucoup de difficultés avec le scénario" (10 juin)... Allons-y donc, plus "sobrement" certes que Ozu et Noda, mais à petits pas nous aussi, au gré de l'inspiration...
Le goût des fleurs mauves
Suis allé acheter du papier
Sur le chemin
Des fleurs mauves pâles
Ce haïku d'Ozu, extrait des Carnets, n'existe pas. Ou alors "caché" à l'intérieur d'une note écrite par le cinéaste le 24 mai (1). Peu importe, il est là. Et d'autant plus là qu'il fait écho à ce que j'écrivais il y a un an à propos des "paulownias aux fleurs mauves" de Modiano. Rappelez-vous, il s'agissait de ce passage de L'Herbe des nuits:
"Les paulownias aux fleurs mauves de la place d’Italie... Je me répétais cette phrase et je dois avouer qu’elle me faisait monter les larmes aux yeux, ou bien était-ce le froid de l’hiver?"
C'était pour moi l'occasion de pointer la grandeur littéraire de Modiano, ici à travers l'étonnante césure/coupe qui marque la fin de la deuxième phrase, entre l'émotion intense que produirait la première phrase (les paulownias aux fleurs mauves de la place d'Italie) ainsi répétée et le fait que cet instant de remémoration, évoquant le printemps (les paulownias fleurissent en avril-mai et leurs fleurs ne durent pas très longtemps), se passe en plein hiver. Le génie est là, qui fait juxtaposer dans la même phrase, tel un haïku, la poésie naturelle, évidente, que confère l'évocation des paulownias et celle moins immédiate, plus banale, que représente le rappel, très concret lui, qu'en hiver il fait froid. Qui ainsi combine psychologie et physiologie, mélancolie et météorologie...
Et par là, de rapprocher Modiano et Ozu, expliquant pourquoi je les aime autant tous les deux. Par leur façon incomparable (sauf à les comparer justement) de mêler, l'un dans une même phrase, l'autre dans un même plan, ce qui relève à la fois du sentiment et de la sensation. Avec cette particularité qu'une telle combinaison surgit toujours sans qu'on s'y attende alors que, pourtant, on y est préparé. Comme si, rompu au style de chacun, style marqué par la répétition (des mêmes thèmes, des mêmes situations, avec souvent les mêmes types de personnages), on s'accommodait d'un certain confort, et que subitement quelque chose se passait, qui venait renforcer le plaisir jusque-là ressenti, sans qu'on puisse l'analyser davantage: seulement une émotion tout d'un coup plus vive. Et que c'était pour ça, aussi, que les livres de Modiano, comme les films d'Ozu, on pouvait les relire/revoir sans fin.
A l'époque, je venais de relire L'Herbe des nuits... et revoir Herbes flottantes. Aujourd'hui, j'écris sur le Goût du saké, après avoir revu le film pour la... je ne sais pas, je revois le film en moyenne tous les deux ou trois ans depuis que je l'ai découvert il y a plus de vingt ans. En même temps, je relis — outre L'Horizon de Modiano, retour imposé par la lecture de Chevreuse son dernier roman — les Carnets d'Ozu... et, tombant sur cette note dans laquelle j'ai voulu voir un haïku dissimulé, je repense tout naturellement, puisqu'on y parle de fleurs mauves, aux paulownias de la place d'Italie. Manière de rapprocher une nouvelle fois Ozu et Modiano, mais sans m'y attarder, seulement pour le plaisir, car c'est d'Ozu uniquement, et de son film le Goût du saké, dont il va s'agir dorénavant.
(1) Le papier qu'est allé acheter Ozu (il en a profité pour acheter aussi des udon = nouilles japonaises), c'est précise-t-il pour "construire" le scénario. Dans sa note, Ozu parle de "séquences mises en place à l'aide de cartes".
Un avant-goût...
Le Gout du saké, c'est d'abord une histoire de titre, comme souvent avec les films japonais.
Il y a le titre original — Sanma no aji (La saveur du sanma), en caractères kanji: 秋刀魚の = Le goût du poisson-couteau d'automne —, titre qu'on imagine trop japonais pour l'exportation; le titre international: An Autumn Afternoon, et le titre français: le Goût du saké. Le saké à la place du sanma, parce que le saké, ça lui parle au spectateur occidental, et que dans le film, on boit davantage de saké — à l'image donc d'Ozu et Noda — qu'on ne mange de sanma. Reste que pour Ozu l'esprit du film, dont le titre est le reflet, c'est le sanma, pas le saké. Mais c'est quoi le sanma? Un petit tour sur Wikipédia nous apprend que les idéogrammes — "poisson, couteau, automne" — qui composent le nom de ce poisson (appelé également "balaou") s'expliquent par le fait que son corps à la forme d'une lame de couteau et qu'il est très abondant en automne, saison où on le consomme massivement au Japon, servi le plus souvent entier, salé et grillé, accompagné de raifort râpé, de soupe miso et de riz (il peut aussi être assaisonné de sauce soja, de jus de citron ou de citron vert) (1). Bref, il évoque à la fois la mer (Chishū Ryū, le père veuf du film est un ancien capitaine de la marine impériale) et l'automne. Ce double aspect, maritime et automnal, imprègne tout le film, lui conférant une force directionnelle qu'Ozu n'avait peut-être encore jamais atteint (sa maîtrise de l'ellipse y est ici exceptionnelle), comme un cap qu'il faudrait maintenir, contre vents et marées (j'y reviendrai), et une mélancolie d'autant plus bouleversante que ce film sera son dernier.
(1) On ajoutera que, le sanma n'existant pas chez nous, s'il avait fallu trouver un équivalent "français", cela aurait été le maquereau (saba en japonais), et que "le Goût du maquereau" comme titre, franchement ce n'était pas possible, sauf à préciser la recette, par exemple: "le Goût du maquereau mijoté au miso" (2), au risque d'y perdre définitivement l'idée d'automne, alors que le saké finalement, dont on consomme généralement (au Japon) la dernière édition dès le début du printemps, eh bien, peut aussi se consommer plus tard, en automne, c'est le saké Hiyaoroshi, encore plus fermenté, plus mûr, qui n'est pas nécessairement celui que boivent les personnages du film, mais bon, dont il me plaît d'imaginer que c'est à lui que fait référence le titre français, un saké pasteurisé en hiver, puis laissé vieillir tout l'été, avant d'être distribué à l'automne... soit, au bout du compte, la période de maturation du film lui-même, entre son écriture à Tateshina durant le printemps (alors que la mère d'Ozu vient de décéder, elle est morte en février) et son tournage, pour l'essentiel à Ofuna (dans les studios de la Shōchiku), entre août et novembre... le film sortant sur les écrans le 18 novembre exactement.
(2) Comme il y a eu "le Goût du riz mariné au thé", traduction littérale de Ochazuke no aji — en français: le Goût du riz au thé vert (1952).
Rappel: Ozu et moi.
[23-02-22]
Dans les bois de Tateshina
Je relis donc les Carnets. A l'intérieur s'y trouve une petite note, glissée entre les pages 740 et 741 (il s'agit de la première édition, celle qui a été publiée en français en 1996). Je reconnais mon écriture:
Sous le ciel, le printemps est tout en fleurs
Les cerisiers sont en bourgeons
Je me sens vague et songe au goût du sanma
Les fleurs sont fripées comme des chiffons
Le saké est amer comme un insecte.
Et au-dessous cette précision: "un extrait du journal d'Ozu, cité par Kōgo Noda".
Je recherche dans les Carnets le passage en question; il n'y est pas. Ces lignes ont-elles été rédigées ailleurs, sur un autre carnet (pas moins de cinq ont servi pour le livre)? Un nouveau détour par Internet me donne un début de réponse. C'est au printemps 1962, probablement en mars, après les funérailles de sa mère et une fois rentré à Tateshina, qu'Ozu les a écrites... Il y évoque le "goût du sanma", expression qui fait écho au titre du film qu'il s'apprête à réaliser (le scénario est encore balbutiant), sans que ce soit la mort de la mère qui l'ait directement inspiré puisque ce titre, il l'avait confié dès l'été 1961 à quelques membres de la Shōchiku venus se renseigner pendant qu'il tournait Dernier Caprice, un des rares films qu'Ozu n'a pas réalisés pour la Shōchiku. Ce poème, on peut le lire dans la biographie que Noda a consacrée à Ozu (Ozu to iu Otoko - A Man Called Ozu, 1964), mais d'où sort-il précisément? Noda parle d'un "journal", peut-être s'agit-il du Journal de Tateshina, ce fameux journal dans lequel Ozu — comme tous ceux qui s'arrêtaient à la "Unkosō" (le chalet que possédait Noda à Tateshina) — était convié à écrire quelques mots (3). Oui, peut-être, mais rien n'est sûr. Il apparaît en tout cas qu'en ce printemps 1962, à l'heure d'écrire avec Noda le scénario de son nouveau film, Ozu se sent "vague", en lien bien sûr avec le deuil vécu, qui assimile les fleurs de cerisiers à des chiffons et le goût du saké à celui amer de l'insecte (mangé tel quel, je suppose, et non cuisiné en tsukudani)... Un deuil qui explique en partie le temps anormalement long que va durer l'écriture du scénario, si on compare aux deux précédents films, pourtant des films d'automne eux aussi: Fin d'automne et Dernier Caprice (l'Automne de la famille Kohayagawa, ou Automne précoce, en anglais The End of Summer), faisant de l'automne dans le Goût du saké, un automne ni terminal ni inaugural, mais prolongé, qui s'étire dans le temps, empiétant sur l'hiver.
Si la tristesse n'est pas à ce point ressentie à la lecture des Carnets, c'est d'abord parce qu'Ozu n'est pas du genre à s'épancher (ce qui expliquerait l'absence du poème), mais aussi parce que le travail de deuil, qui rend l'avancée du scénario particulièrement difficile, justifie le recours aux dérivatifs. J'évoquais plus haut les journées à Tateshina qui voyaient Ozu souvent paresser (dans son lit, dans son bain ou devant la télé), mais également se promener de longues heures avec Noda dans le bois environnant, recevoir la famille ou, à l'inverse, répondre à de multiples invitations, autant de journées où le scénario restait en plan, si l'on considère également que ces journées étaient rythmées, outre les repas concoctés par l'épouse de Noda, par des soirées abondamment arrosées de Daiyagiku, le saké local. Certes, c'était la méthode de travail d'Ozu et Noda, et ce depuis Crépuscule à Tokyo, il n'empêche, cette espèce de vagabondage dans la construction du film est ici à son comble. Et d'autant plus que, parallèlement, Ozu s'occupe d'une autre construction, celle de sa propre chaumière ("Mugeiso"), à quelques encablures de celle de Noda (il ne sera d'ailleurs pas le seul, d'autres gens du cinéma, à commencer par Chishū Ryū, se feront construire eux aussi une petite maison à Tateshina). Ainsi Ozu reçoit-il régulièrement la visite du charpentier ou du menuisier pour discuter des travaux en cours, en même temps que lui et Noda échafaudent leur scénario avec des cartes en papier.
Toute cette activité parallèle, sinon parasite, tranche avec l'écriture laborieuse du film. Quel sens lui donner? Si le "goût du sanma" renvoie au sentiment de solitude qui dans le film envahit le personnage du père après le départ de sa fille, enfin mariée, où se mêle à la satisfaction du devoir accompli (en tant que père), la douleur de se retrouver seul pour la fin de ses jours... la disparition conjointe de la mère d'Ozu ne peut que rendre ce goût du sanma plus amarescent encore, à l'image du saké, en superposant au sentiment, déjà douloureux, d'une fin de vie solitaire, celui plus terrible de la perte. Ce à quoi Ozu n'était pas préparé (à l'en croire, sa mère, même malade, n'était pas prête de mourir)... et cette impréparation, qu'on peut mettre chez lui sur le compte d'un certain optimisme (il en sera de même avec sa "grosseur" au cou, longtemps négligée), il la paye au moment d'écrire le Goût du saké. L'automne de ses deux derniers films, probablement sa saison préférée, à l'instar de Modiano (4), n'a plus la même saveur. A la vieillesse (dont l'automne est le symbole) qu'Ozu était bien décidé à traiter comme d'habitude avec ce mélange de mélancolie et d'humour qui lui est propre, est venue se greffer l'image de la mort qu'il lui faut dès lors conjurer, en la rejetant au plus loin dans le film (le dernier plan, sublimissime), par encore plus d'humour, sans perdre de cette mélancolie miraculeuse qui imprègne tous ses films d'après-guerre. Le cap dont je parlais au début, ce cap que le film se doit de garder, est là. Défi immense expliquant, à mon sens, les atermoiements d'Ozu et Noda dans l'écriture du scénario, en même temps que les échappatoires (cette activité connexe qui détourne le tandem de sa tâche), avant de trouver, fruit d'un long mûrissement, le dosage idéal, celui qui va conférer au Goût du saké son statut d'œuvre parfaite (pour moi en tous les cas).
(3) La "Unkosō" était une petite habitation construite loin de la ville, en pleine nature (Tateshina est située dans la région montagneuse de Nagano), un peu comme la cabane de Thoreau à Walden, mais ici plus conviviale puisqu'elle servait d'agora pour les nombreux amis, notamment scénaristes, qui rendaient visite à Noda. Sa devise: "La montagne appelle les nuages, les nuages appellent les hommes..."
(4) "Pour moi, l'automne n'a jamais été une saison triste. Les feuilles mortes et les jours de plus en plus courts ne m'ont jamais évoqué la fin de quelque chose mais plutôt une attente de l'avenir." (Patrick Modiano, Dans le café de la jeunesse perdue)
à suivre:
La jeune fille à marier