mardi 31 janvier 2023

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La Romancière, le Film et le Heureux Hasard de Hong Sang-soo (2022).

Au cinéma, toujours l'inattendu arrive.

Réalisme ou irréalisme, le cinéma, où les aléas de l'enregistrement des images jouent un si grand rôle, est l'art des hasards heureux. Combien de cinéastes n'ont-il pas dit leur amour de l'improvisation, de l'accident, poussé leurs acteurs (voire leurs techniciens) à les surprendre? combien, chéri la rencontre au point que leur cinéma ne semble fait que pour elle (...)? Même chez ceux que l'on identifie comme des metteurs en scène, des maîtres, des hommes de projet, le filmage reste toujours le moment de l'inattendu. Filmer, c'est voir ce que l'on voit, ou ce que l'on a imaginé — mais toujours autrement, car à tout le moins l'œil de la machine, si affiné en soit le calcul, apportera toujours sa manière propre de fixer l'apparence. Le tournage, ou l'art d'apprivoiser la rencontre (...) (Jacques Aumont, La Rencontre. Au cinéma, toujours l'inattendu arrive, 2007) 

dimanche 22 janvier 2023

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Parfois, je me souviens du jour où j'ai voulu prendre un chemin en haut d'une corniche. Rien ne bougeait dans les broussailles rousses, à deux heures de l'après-midi. Je me suis assis par terre, au milieu du chemin sablonneux: la lumière et la chaleur du jour descendirent en moi jusqu'à mes os brûlants, presque crépitants. Au bout d'un moment, je me suis relevé et me suis approché du bord. En bas, je pouvais voir une plage minuscule, au pied d'un éboulis de roches rouges, et j'eus soudain envie d'aller me baigner là, exactement là. J'enlevai mes vêtements que je posai sous un pin, et gardai mes espadrilles. La chaleur déserte de l'été semblait monter de l'eau autant qu'elle descendait du ciel. Puis je commençai de descendre lentement vers l'étroite bande de sable et le bassin émeraude.
Au milieu du parcours, à une quinzaine de mètres au-dessus de l'eau, je me sentis brusquement plaqué contre la paroi, et mon cœur se mit à battre comme une bête devenue étrangère. J'avais l'impression que quelque chose planait autour de moi, par cercles rapprochés, comme si j'étais devenu en même temps le vide où cet oiseau tournoyait, cet oiseau, et sa proie. Ma jambe droite se mit à trembler violemment, détachée du rocher et du reste de mon corps.
A cet instant précis m'est revenu celui où, faisant de la plongée sous-marine en mer du Nord, drossé contre un récif et pris par un ressac qui me maintenait au fond, l'embout à oxygène soudain arraché, j'avais regardé en haut: à travers l'écume, dix mètres au-dessus de moi, j'avais vu la surface, pourtant proche, mais lointaine et fragile, et ç'avait été comme si elle allait crever, et le ciel tout entier s'épancher dans la mer.
Après quelques minutes, ma jambe cessa de trembler et reprit son appui sur le rocher. Un bruit de moteur me parvint et, tournant la tête, je vis une vedette blanche qui filait vers le large, bondissant sur les vagues. Puis je cherchai une nouvelle prise et descendis vers la crique. (Frédéric Berthet, "Pas là", in Felicidad, 1993)

[25-01-23]

Mes chers espions de Vladimir Léon (2023).

Deux Léon, deux.

Si tout le monde n'a pas eu la chance d'avoir des parents communistes, c'est vrai aussi pour les grands-parents. L'histoire familiale des Léon, pour ce qui est de l'utopie communiste, se découpe par tranches de quinze ans. Quinze ans, c'est le temps qui sépare le décès de Max Léon, le père de Pierre et Vladimir, de celui de leur mère, Svetlana Léon; c'est le temps qui sépare rétrospectivement le tournage de Mes chers espions, après la mort de Svetlana, de celui de Nissim dit Max, ce documentaire qu'avaient réalisé Pierre et Vladimir sur leur père (décédé juste après), son expérience de militant communiste et toutes ces belles illusions qui s'étaient envolées avec la fin de la perestroïka, survenue... bah quinze ans plus tôt, alors que, si si, en remontant encore quinze ans, on arrive au milieu des années 70, période qui avait marqué le retour de Max de Moscou où il avait été correspondant de L'Humanité pendant disons, une bonne quinzaine d'années. On peut même remonter quinze ans avant, soit le temps de la guerre, la Résistance, les FTP...
Après, ou plutôt avant, encore avant, pour remonter plus loin, quinze et trente ans plus loin, eh bien, il faut passer par les grands-parents. Du côté non pas du père, le côté français, mais de la maman, le côté russe, les parents de Svetlana. C'est l'histoire de Constantin (dit Kostia) et Raissa (dit Lily) Kotchetkov, émigrés en France à la fin des années 20, où ils se rencontrèrent, lui, ouvrier chez Renault, elle, aidant les exilés russes... Etaient-ils des espions à la solde de Moscou, justifiant leur expulsion de France après la guerre? C'est vrai que Boulogne-Billancourt (l'usine) était considérée, à l'instar de Salonique, comme un "nid d'espions" et que Lily a peut-être, pendant la guerre, côtoyé Dorian, l'agent double... Des Russes blancs secondairement "rougis", comme dit Vladimir Léon, ce qui fait penser à Triple Agent, le film de Rohmer dans lequel d'ailleurs Vladimir tenait un petit rôle. On n'en dira pas plus, d'autant que dans ce genre de film, ce qui compte c'est moins la révélation du secret que l'enquête par elle-même, le chemin suivi pour y accéder. Ça commence comme dans un roman d'espionnage (ou de Modiano) par la découverte dans une valise de vieux documents (photos, lettres, journal...), ça continue par des soirées à discuter entre frérots, entre amis aussi, un verre de vodka à la main, sur ce qu'on a trouvé, et que se précise l'idée/l'envie d'en savoir davantage, sinon de tout savoir, ce qui ne peut que passer par un retour aux sources, là-bas en Russie.
"Vivre, c'est s'obstiner à achever un souvenir". Cette citation de René Char, Modiano l'avait placée en exergue de son roman Livret de famille. Si vivre pour Modiano, c'est écrire, on peut dire que pour les frères Léon, c'est "faire" du cinéma: écrire, produire, jouer, filmer... du côté du documentaire chez Vladimir, davantage de la fiction chez Pierre, une distinction qui n'a pas grande signification, surtout quand ils se retrouvent ensemble, l'essentiel étant de produire du récit, mais du vrai récit, celui qui va au delà de ce qui nous est raconté (le puzzle narratif), où, pour "achever" les souvenirs, réels mais souvent flous, que les deux ont de leur jeunesse et de leurs grands-parents russes, notamment de la baboushka, un "personnage" comme on dit (de ceux qui nourrissent l'imagination), Vladimir, accompagné de son frère (c'est lui l'inspecteur), doit aussi inventer: non pas des faits, mais ce qui permet de tisser un récit, engageant l'aventure sur un autre terrain, plus vaste que celui de l'intime, où le spectateur se trouvera partie prenante, partageant en quelque sorte l'aventure, entre Paris et Moscou, la France et la Russie... terrain qui bien sûr est celui du romanesque, qui affirme que "dans la vie, ainsi que le rapportait encore Modiano, via un de ses personnages, ce n'est pas l'avenir qui compte, c'est le passé". Le passé, non pas dans une démarche nostalgique mais par la façon, à la fois grave et allègre, tendre et généreuse, de le faire résonner avec le présent (le tissage est là). D'où l'émotion... Emotion d'autant plus forte qu'elle est redoublée par le fait que tout s'y passe à deux: Pierre plus marmoréen que jamais, Vladimir au faux air de Morrissey, deux voix, deux corps... conférant au récit, situé entre quête et enquête — action menée plutôt seul habituellement —, une plus-value que je qualifierais volontiers d'osmotique. Mes chers espions a l'étoffe des grands romans.

vendredi 20 janvier 2023

Mani Kaul


Duvidha de Mani Kaul (1973).

Point ligne plan. 

"Points, lines and planes. Objects and figures. Table, flower, animal, man move in and out. Compose the flight of a shot on how points, lines and planes cross the two vertical and the two horizontal edges of the cinematographic formats. A certain way of crossing these boundaries is a way of the film."

Mani Kaul, We Hear and See and Feel, and then Think.

Découvrir un nouveau cinéaste, qui compte parmi les plus grands et dont on ne connaissait rien jusqu'alors, est une expérience toujours merveilleuse, et d'autant plus merveilleuse qu'elle se fait de plus en plus rare. L'an dernier, c'était la découverte de Kinuyo Tanaka. Cette année, c'est celle de Mani Kaul. Des découvertes qui d'ailleurs semblent l'apanage de l'Orient, car c'est là-bas que demeure encore, pour nous Occidentaux, une véritable réserve, mieux: un continent d'artistes dont les œuvres nous restent inconnues, entrevues lors de festivals mais jamais exploitées commercialement, parce que jugées trop marginales, trop radicales, ou simplement trop différentes "philosophiquement" parlant (le syndrome Ozu court toujours). Soit donc Mani Kaul, cinéaste indien aujourd'hui disparu, avec cette rétrospective constituée de quatre films — une "mini rétro Mani" —, ses trois premiers: Uski Roti (Notre pain quotidien, 1970), Un jour avant la saison des pluies (1971), Duvidha (Le Dilemme, 1973) et un quatrième, plus tardif: Nazar (Le Regard, 1990). Quatre films construits autour d'un même noyau thématique: la femme indienne, surtout celle des campagnes, totalement soumise à son mari: là, humiliée par le mari chauffeur de car, qu'elle attend chaque jour à l'arrêt du car pour lui remettre "son repas": le pain qu'elle a elle-même fabriqué (Uski Roti); là, sacrifiant sa vie et ses talents d'écrivain au profit de celui qu'elle aime/qui l'aime, mais qu'il n'a pas épousée, pour qu'il devienne le plus grand des poètes (Un jour avant la saison des pluies); là, se résignant à ne plus connaître l'amour, tel qu'elle l'a connu avec le "fantôme" de son mari, en l'absence — prolongée — de celui-ci, un marchand parti pour affaires dès le lendemain du mariage (Duvidha); là, étouffée par l'amour tyrannique de son mari, qui l'a "vue" s'enfermer peu à peu dans le silence, jusqu'à son suicide (Nazar, une nouvelle adaptation, après celle de Bresson, de La Douce de Dostoïevski). — Je ne développe pas, mon texte s'intéressant à la forme de ces films, plus qu'à leur sujet.

Sur Mani Kaul, dont seul Charles Tesson, en son temps, avait souligné l'importance (du moins en France), il faut lire le dossier que lui a consacré la revue espagnole Lumière. Contentons-nous de rappeler, comme tout le monde, que Mani Kaul, après avoir été l'élève de Ritwik Ghatak, fut un fervent admirateur de Robert Bresson (à l'instar de Kumar Shahani, l'autre grand "formaliste" du cinéma parallèle indien). Et c'est vrai que lorsqu'on regarde ses premiers films, on y devine une sorte de tension entre d'un côté, l'héritage Ghatak, au niveau notamment du son (hyper concret), à travers aussi la sensualité qui émane de ce type de cinéma, et de l'autre, la "référence" Bresson, via le décalage son/image, la composition des plans (la partie pour le tout: les mains, les regards, les objets...) et la voix dite "blanche" des acteurs (en fait plutôt "mate", où se confondent parole et voix intérieure). Mais avec cette particularité qui est propre au cinéma de Mani Kaul et le différencie aussi bien de Ghatak que de Bresson — car dans le fond, ce qui importe c'est moins ce qui rapproche Kaul de ses "idoles" que ce qui l'en éloigne —, à savoir le rythme, un rythme assez difficile à analyser (pour nous Occidentaux), marqué au départ par ce qui relève avant tout de l'expérimentation (des "sauts" dans la continuité des plans, des plans qui se répètent, des arrêts sur image, etc.), étonnante dans Uski Roti, moins convaincante (je trouve) dans Un jour avant la saison des pluies, peut-être à cause de la forme "théâtre", éblouissante en revanche dans Duvidha, qui établit un premier jalon dans l'œuvre de Mani Kaul (c'est aussi son premier film en couleurs).

Sur Duvidha, lire donc, dans le "Spécial Mani Kaul" de Lumière, le long texte signé Arindam Sen. Lire également, du même auteur, sur le site de MUBI: Improvisations on a Scale. Et puis encore, sur le site de The Criterion Collection, qui a édité les trois premiers films de Kaul, un texte de Ratik Asokan: Parables of Perception. Ce sont les critiques indiens qui nous parlent le mieux de Mani Kaul. De ces textes, il ressort d'abord un constat: tout un pan du cinéma de Kaul nous manque. Non seulement ses autres fictions, telle Arising from the Surface (1981), d'après et sur Muktibodh, le grand écrivain hindi, poète et analyste politique, qu'on peut néanmoins découvrir (en version sous-titrée anglais)  et  (1), ou encore A Desert of a Thousand Lines (1981, mais sorti en 1986), l'affrontement entre deux clans dans le désert aride du Rajasthan, un des films les plus complexes, paraît-il, de Kaul, mais dont on ne trouve aucune trace sur Internet... ou bien encore, L'Idiot, l'autre adaptation de Dostoïevski qu'a réalisée Kaul, à la suite de Nazar, pour la télévision: , , et . Mais surtout, les nombreux documentaires qu'il a tournés durant sa carrière et qui, eux, restent totalement à découvrir (en salles s'entend):

— de Forms and Design (1968), un titre qui pourrait servir d'exergue à l'ensemble de l'œuvre, à Mati Manas (The Mind of Clay, 1985), sur l'art de la poterie (les sculptures en terre cuite), en passant par Puppeteers of Rajasthan (1974) et Chitrakathi (1977), deux films sur respectivement ceux qui font danser les marionnettes (au Rajasthan) et ceux qui les utilisent pour raconter des histoires (sur la côte de Konkan).
— de During and After Air Raid (1970) à Arrival (1980) en passant par A Historical Sketch of Indian Women (1975), des films à dimension plus politique: sur la guerre et les bombes, la condition des femmes, la migration urbaine, sans que Mani Kaul y néglige pour autant son travail sur les formes.
— de Dhrupad (1983), sur cette ancienne forme (le dhrupad) de musique hindoustanie, à Siddeshwari (1990), sur Siddeshwari Devi, la célèbre chanteuse de thumri, en passant par Before My Eyes (1989), une expérience sensorielle, via des vues du Cachemire sur fond de dhrupad.

Autant de films qui s'insèrent entre la picturalité de Duvidha — le film a été tourné en 16mm avec une Bolex, prêtée par le peintre Akbar Padamsee, et des bobines Kodachrome — et la musicalité de Nazar, ces nappes qui progressent uniformément, évoquant celles d'un drone, ce qui laisse penser que tous ces documentaires réalisés dans les années 70 et 80 ont joué un rôle prépondérant dans l'évolution esthétique de Mani Kaul, du moins dans l'équilibre qu'il accorde entre arts de la représentation, poésie et musique, cette dernière devenant de plus en plus conséquente (au niveau de la forme), jusqu'à l'effet de glissando qui caractérise Nazar. Comme si le côté nettement "matiériste" des premiers films (terre, chaux, pâte, argile, tissus, poupées de bois, figurines en cuir...) se muait en quelque chose de plus fluide, voire liquide, à l'image de ces longs travellings qui vont occuper de plus en plus les films de Kaul — dans Nazar, ils finissent par prendre un tour obsédant, ondulant dans le champ, y dessinant un véritable labyrinthe, en accord avec l'imposante végétation qui décore l'appartement, ce qui rappelle l'art ornemental d'un Matisse (il y a même des poissons rouges!). J'évoque Matisse, comme d'autres ont évoqué la peinture pré-cubiste de Cézanne à propos de Duvidha (cf. les turbans de couleurs différentes filmés en plongée), non pour me raccrocher à ce qui me parle davantage, mais parce que l'esthétique de Mani Kaul voisine aussi avec l'art occidental; qui voit soudainement émerger, dans le vaste fleuve qu'est la culture hindoue, comme des "morceaux" de chez nous. Ainsi ceux, nombreux, qui rappellent directement le cinéma de Bresson, mais aussi ceux, plus rares, qui font écho à l'harmonie chromatique de Matisse, rapprochant par ce biais le fauvisme du style pictural dont se réclame Mani Kaul, à savoir les peintures miniatures mogholes... qui font également résonner le raag indien (l'autre grande source esthétique de Kaul) avec le blues et le roots rock américain, comme en témoigne ce moment étonnant dans Nazar où l'on entend The Night They Drove Old Dixie Down interprétée par The Band, chanson que fredonne ensuite l'héroïne (elle chante quand son mari n'est pas là). — cf. encore le dhrupad dans Before My Eyes, qui est joué sur un violoncelle, instrument occidental, certes modifié afin de recréer le bourdon, mais occidental quand même (l'interprète, qu'on découvre à la fin, est la violoncelliste américaine Nancy Lesh).

Reste à faire le lien entre tout ça. Qui convoque à la fois Ghatak et Bresson (et ne se limite pas à leur anti-réalisme), de même que, par exemple, Paradjanov (Dhrupad), Brakhage (Mati Manas), Oliveira (Nazar)... mais encore: l'art du raga (spécifique de l'Inde du Nord) et tout un cinéma — de Welles à Resnais —, qui travaille la question du temps et sa non-linéarité: le temps cyclique, avec ses boucles, que Mani Kaul traduit, entre autres, par des effets de reprise (on a comparé ce type d'effet, où le temps semble se plier et se déplier, au travail d'un accordéoniste, en référence, je suppose, à la shruti box, ce mini accordéon qui sert à créer un bourdon) ou bien, dans Nazar, les mouvements itératifs de la caméra autour des êtres et des choses, surtout entre les êtres et les choses — dans Duvidha, c'est par exemple le lien qui "unit" le banian (ou banyan, l'arbre où se cache au début le bhoot, l'esprit "amoureux" du mari) et le bania (ou baniya, le commerçant incarné par le mari), soit les deux faces d'une même réalité (les mots banian et bania ont la même origine — le nom de l'arbre vient du fait que c'est à l'ombre de ces grands figuiers que s'installaient jadis les marchands, appelés banians, pour pratiquer leur commerce). Ce qui nous conduit tout droit à la philosophie indienne (plus spécialement āstika) et, dans le cas de Kaul, qui est aussi un cas d'école, au plus important de ses systèmes: le nyāya, axé sur la connaissance et la logique (ce qui le rapprocherait de la philosophie occidentale). Bon, je ne m'aventurerai pas trop sur ce terrain, faute de compétence. Je me contente, fort de certains passages trouvés dans le livre de Mani Kaul, Seen from Nowhere, d'avancer quelques idées qui permettent de comparer Dudhiva et Nazar.

Que partagent ces deux films d'un point de vue philosophique, philosophiquement indien? C'est l'absence (motif récurrent chez Kaul qui parcourait déjà Uski Roti et Un jour avant la saison des pluies, avec son corollaire: l'attente — les deux films étaient des adaptations du dramaturge Mohan Rakesh), ou plus précisément, pour parler "védantin": l'abhāva. Celle du mari dans Duvidha, non parce qu'il est parti à la ville de longues années, mais parce que, durant tout ce temps, il a été "remplacé" par son esprit; celle de la jeune épouse dans Nazar, non parce qu'elle vient de mourir, mais parce que son corps est encore "présent" (comme dans le récit de Dostoïevski), ici par la façon dont le mari se voit/se revoit observer sa femme. Ce qui nous apparaît, en bon Occidental, relever du fantastique, s'inscrit au contraire, si on se place du point de vue hindou, dans une perspective non dualiste. Car l'abhāva, la non-existence, c'est ça: une "forme" qui n'est pas réelle mais qui est perçue positivement (dans le réel), soit, pour faire (très) simple, parce que l'absence anticipe une présence à venir (le retour du mari dans Duvidha, sachant que la réalité est multiple: le mari et le fantôme coexistent — pour ce qui est de la mariée, je mets volontairement de côté l'interprétation psychanalytique donc occidentale sur la question du manque) ou, à l'inverse, parce que l'absence actualise une présence qui a disparu (l'épouse dans Nazar qu'on peut d'ailleurs voir, du fait de cette ondulation temporelle que le film entretient, comme une "réincarnation" de celle qui est morte, jusqu'au raptus final où passé et présent se raccordent). Mais pour que cela s'inscrive dans le réel, il faut qu'une vérité s'y dise. Dans Duvidha, le fantôme avoue d'emblée la vérité à la mariée, lui laissant le choix (le "dilemme" du titre) entre son mari et lui, d'où l'aspect indécis, troublant, du récit (qui, à l'image de la mariée, "fait comme si"); dans Nazar, la vérité sur la jeune femme nous est donnée, au présent mais à partir du passé, via le "regard" du mari (c'est dans le titre), le film allant et (re)venant de façon étale sur certains moments de la vie de l'épouse, d'où l'aspect languissant du récit. Dans les deux cas, une mise en scène sans profondeur, anti-perspectiviste pourrait-on dire, qui aplanit les volumes en même temps que s'étire l'histoire que nous raconte la voix off, qu'il s'agisse d'un conte indien ou d'une nouvelle russe. C'est le mouvement même du raga, comme l'a rappelé lui-même Mani Kaul, musique sans profondeur elle aussi, faite de micromodulations, qui vise avant tout à l'émotion, la plus intense possible (cosmique diront certains), via l'attention extrême qu'on y porte et qui, dans Nazar, plus encore que dans Duvidha, trouve sa plus belle, sa plus parfaite, sa plus foudroyante correspondance.

(1) Sur OK.ru on peut voir également The Cloud Door (1994), hélas dans une version doublée horrible (c'est en russe). Sinon je passe sur les derniers films, comme The Servant's Shirt (1999), dans lequel Mani Kaul, d'après ce que j'ai pu en voir, semble revenir à une forme plus traditionnelle de cinéma, mais bon, sans qu'on puisse parler pour autant de retour à Bollywood. En fait, le film, tourné avec une caméra à sténopé, relève du défi, celui imposé par Kaul à son opérateur: filmer sans se servir du sténopé, qui fonctionne selon le principe de la chambre noire, manière à la fois d'expérimenter (comme toujours chez Kaul) et de s'opposer à la tyrannie de l'espace cadré et de toutes ces règles sur la perspective, héritées de la Renaissance; au contraire se placer sur un autre plan, "hors-cadre", et laisser l'espace advenir, sans intervenir soi-même, rester simplement attentif à ce qui s'y passe, dans l'attente, peut-être, d'une épiphanie. Morale rossellinienne. Quand il est mort en 2011, Mani Kaul s'apprêtait à réaliser un film sur Rossellini et son voyage en Inde...

— Uski Roti.
— Duvidha.
Nazar de Mani Kaul (1990).

jeudi 12 janvier 2023

A vrai dire


L'Invraisemblable Vérité (Beyond a Reasonable Doubt)
de Fritz Lang (1956).

A l'occasion de la rétro Fritz Lang à la Cinémathèque, je réédite dans son intégralité le dossier sur l'Invraisemblable Vérité et la question de l'épure que j'avais publié il y a deux ans:

Fritz Lang 1956.

La question de l'épure dans une œuvre, en particulier quand elle touche à la dernière période d'un cinéaste, ne date pas d'hier. Elle a surtout pris forme dans les années 50, avec la politique des auteurs. Et le plus bel exemple, c'est l'Invraisemblable Vérité, le dernier film américain de Fritz Lang, réalisé en 1956, qui nous l'offre.

A sa sortie, le film fut, à quelques exceptions près, mal accueilli par la critique. Ainsi André Bazin qui, dans Radio-Ciné-Télévision (l'ancêtre de Télérama), écrivait:

(...) Sans doute la série B est-elle souvent à Hollywood le refuge de la liberté parce que les réalisateurs n'y disposent que d'un petit budget, sont moins surveillés par le producteur. Aussi est-il justifié a priori de rechercher néanmoins dans ces films "mineurs" quelque chose du génie de Lang, fût-ce dans les marges et sous des formes paradoxales. Je ne nierai donc pas que le scénario de l'Invraisemblable Vérité ait été traité par Fritz Lang très différemment de ce qu'il eût été par Rudy Maté, par exemple; malheureusement cela ne me fera pas conclure que son film en possède des qualités supplémentaires. Tout me paraît au contraire se passer comme si Fritz Lang en était arrivé à un tel degré de mépris pour son scénario qu'il ne pouvait plus sauvegarder sa dignité qu'en opérant autour de cette histoire le vide barométrique de la mise en scène.
Libre sans doute aux partisans de la politique des auteurs d'admirer cette sécheresse d'épure et d'y voir le comble du dépouillement. Je pense qu'ils confondent seulement l'intelligence de l'auteur, que je ne discute pas, avec la valeur intrinsèque de l'œuvre qui approche ici, que ce soit ou non par la volonté de Lang, du zéro absolu (...).

"Mépris pour le scénario", "vide barométrique de la mise en scène", "valeur intrinsèque de l'œuvre proche du zéro absolu"... la sentence est terrible et plutôt surprenante de la part de Bazin. Cette sévérité — marque d'une véritable détestation du film — semble guidée par une forme de rejet qui dépasse le simple point de vue, alors dominant, de l'époque quant à la supériorité du Lang allemand sur le Lang américain, surtout celui de l'après-guerre, renvoyant ici à quelque chose de plus spécifique et manifestement insupportable pour Bazin, à savoir: non pas cette forme d'équivalence que semble établir Lang dans son film entre innocence et culpabilité mais la manière hautaine et froide avec laquelle il traite son sujet, et pas n'importe lequel: la peine de mort (sentiment de rejet auquel s'ajoute peut-être celui d'avoir été floué, en tant que spectateur, par le réalisateur), et à laquelle répondra Rivette — à moins que ce ne soit l'inverse, Bazin répondant à Rivette — dans son texte célèbre ("La main"), paru dans les Cahiers du cinéma:

Le premier point qui frappe, après quelques minutes de projection, le spectateur non prévenu, c'est l'aspect d'épure, ou plutôt d'exposé, que prend aussitôt le déroulement des images: comme si ce à quoi nous assistions était moins la mise en scène d'un scénario que la simple lecture de ce scénario, qui nous serait livré tel quel, sans ornement. Sans non plus le moindre commentaire personnel de la part du récitant. On serait alors tenté de parler de mise en scène purement objective, si une telle mise en scène était possible; il est donc plus prudent de croire à quelque ruse, et d'attendre la suite.
Le second point paraît confirmer d'abord cette impression: c'est l'abondance des refus qui soutiennent la conception même du film, et peut-être la constituent. Refus, flagrant, de la vraisemblance, aussi bien celle de l'affabulation que cette autre vraisemblance, toute factice, de mise en situation, de préparation, de climat, qui permet couramment aux scénaristes du monde entier de faire passer sans difficulté des péripéties dix fois plus gratuites que celles-ci. (...) Nous sommes plongés dans un univers de la nécessité, d'autant plus sensible qu'elle fait bon ménage avec l'arbitraire des postulats; Lang, ceci est bien connu, cherche toujours la vérité au-delà du vraisemblable, et la cherche ici d'entrée dans l'invraisemblable. Autre refus, qui va de pair avec le précédent: celui du pittoresque (...) Tous ces refus s'accompagnant d'ailleurs d'une sorte de morgue, où certains voudraient voir le mépris du cinéaste pour sa besogne, mais pourquoi pas plutôt pour ce genre de spectateurs?
Puis, le film poursuivant son cours, ces premières impressions trouvent leur justification. Le ton de l'exposé était en effet le ton juste, puisqu'il s'agit bien d'un problème, qui nous est soumis avec tous ses éléments, et même un double problème: le premier relève du scénario, il est fort clair, inutile d'y insister pour le moment; l'autre, plus secret, pourrait vraisemblablement se formuler ainsi: étant donner certaines conditions de température et de pression (qui sont ici de l'ordre transcendantal de l'expérience), que peut-il subsister d'humain dans une telle atmosphère? Ou, plus modestement, quelle part de vie, même inhumaine, dans un univers quasi abstrait, mais qui est cependant de l'ordre des univers possibles? Bref, un problème de science-fiction. (...)

Ce qui apparaît ainsi, dans un premier temps, c'est que l'épure n'a pas vocation à satisfaire les attentes/désirs du spectateur, ni à lui ménager quelques surprises. Son degré de réussite dépend moins de sa réception que de la façon dont elle est exécutée, conformément à ce qu'en exige l'auteur. Parce que les exigences d'un auteur, au moment où il crée son film, n'ont rien à voir avec ce qu'il pense du film une fois celui-ci terminé. Quand Fritz Lang déclare, après coup (c'est dans le livre d'Alfred Eibel publié en 1964), que dans l'Invraisemblable Vérité il a voulu faire avec la chaise électrique ce qui avait été fait deux ans plus tard par Robert Wise avec la chambre à gaz (Je veux vivre!), ça ne traduit nullement ses exigences. Celles-ci se situent à un autre niveau, plus profond, dont il n'est d'ailleurs pas toujours facile pour l'auteur de rendre compte, à la différence d'une "note d'intention" ou toute autre considération sur le scénario. Pour autant, lorsque Lang ajoute qu'il s'agissait au départ d'un film contre la peine de mort mais que, à cause des nombreuses coupures, cette tendance a disparu — ce que les détracteurs du film auront vite fait de récupérer pour justifier leur hostilité —, il recourt cette fois à un double langage: 1) celui, directement accessible, et dont se contentera le plus grand nombre, qui ressemble à du dépit par rapport à ce que le film devait raconter — sauf que de ces coupures, Lang en est pour l'essentiel responsable; 2) celui, non accessible au spectateur qui ne sait rien de la genèse du film, révélant que l'Invraisemblable Vérité est bien, au départ, un réquisitoire contre la peine de mort, mais qu'après, on passe à autre chose, tout en gardant le même ton, qui explique les coupures et donne au film cette forme si particulière, unique en son genre (hors norme, d'où le rejet), en accord avec non plus le scénario original mais ce qu'on pourrait appeler la logique du film, qui correspond à une autre vérité, tout aussi invraisemblable, mais qui, elle, est censée restée secrète.
D'où il ressort que ce ne sont pas les coupures proprement dites qui ont réduit le film à l'état d'épure, même si ça renforce son côté asséché, alors qu'à l'inverse, l'exploitation du film en format large (2:00), contre la volonté de Fritz Lang qui l'avait tourné au format 4/3, lui confère un aspect moins saillant (Serge Bozon parle à propos du format carré du film de "sécheresse anguleuse"). C'est que dans ce film l'épure précède la coupure. C'est parce que Lang a pensé son film comme une épure (on verra pourquoi) qu'il a procédé à tant de coupures, soit pendant le tournage, soit lors du montage. Et pas des coupures "à la Ford", qui déchirait des pages entières du script parce qu'elles gênaient le bon déroulement de l'histoire, mais des coupures méthodiques, concernant tout ce que le scénario avait de trop humain. Il faut lire à ce sujet le livre de Bernard Eisenschitz, Fritz Lang au travail, dans lequel l'auteur recense la plupart des scènes coupées, en rapport avec le point de vue de Dana Andrews (Garrett) sur la peine de mort et la question des "preuves indirectes", sa vie notamment sentimentale (la scène d'amour avec Joan Fontaine est réduite à sa plus simple expression)... et plus généralement ce qui dans le scénario relevait du psychologique, était source d'émotions chez les personnages (ne restera à ce niveau que la scène finale entre Joan Fontaine et l'assistant du procureur, une fois la culpabilité de Dana Andrews révélée). Expliquant que l'aspect "réquisitoire" du film se trouve non pas effacé, comme le déplore malicieusement Fritz Lang, mais placé en exergue au début du film, avec la scène de l'exécution (Friedlob, le producteur, bien qu'il ait initialement encouragé Lang à la tourner, le lui a par la suite violemment reproché, traitant le cinéaste de "salaud qui se croit encore à la UFA"), après quoi, Lang pourra faire son film, taillant à volonté dans le scénario, pour lui donner cet aspect ingrat, volontiers déplaisant...

C'est alors qu'intervient le coup de théâtre: cinq minutes avant le dénouement, les données du problème sont brusquement inversées, au grand scandale des esprits cartésiens, qui n'admettent guère la technique du renversement dialectique. Or, si les solutions semblent également modifiées, ce n'est que simples apparences: les rapports restant les mêmes, et toutes les conditions étant alors remplies, la poésie fait son entrée. Ce qu'il fallait démontrer.
Le mot de poésie surprend ici: ce n'est sans doute pas celui que l'on attendait. Je le laisse cependant provisoirement, n'en connaissant pas d'autre qui exprime mieux cette brusque fusion en une seule vibration de tous les éléments jusqu'àlors tenus séparés par la volonté abstraite et discursive; passons donc aux conséquences les plus immédiates.
Il en est une à quoi j'ai déjà fait allusion: les réactions du public. Un tel film est évidemment l'antithèse absolue de l'idée de "la bonne soirée"; et par comparaison, le Condamné à mort et le Faux Coupable sont des divertissements de samedi soir. On y respire, si j'ose dire, l'air des sommets, mais en y risquant l'asphyxie; il ne fallait pas moins attendre de l'ultime dépassement d'un des esprits les plus intransigeants de ce temps, et dont les derniers films nous avaient déjà préparés à ce coup d'Etat du savoir absolu.
Une autre objection me tient plus à cœur: ce film serait purement négatif, et tellement efficace dans ses aspects destructeurs qu'il en arriverait au bout du compte à se détruire lui-même. Ceci n'est pas sans vraisemblance; je parlais tout à l'heure de refus; j'étais timide. C'est bien destruction en effet qu'il faut dire; destruction de la scène; aucune n'étant traitée pour elle-même, ne subsiste qu'un enchaînement de purs moments, dont n'est retenu que l'aspect médiateur: tout ce qui pourrait les déterminer ou les actualiser plus concrètement n'est ni abstrait, ni supprimé — Lang n'est pas Bresson — mais dévalorisé et réduit à la condition de pur repère spatio-temporel, dépourvu d'incarnation. Destruction même du personnage: chacun n'est vraiment plus ici que ce qu'il dit, que ce qu'il fait: qui sont Dana Andrews, Joan Fontaine, son père? Ces questions n'ont plus aucun sens; car les personnages ont perdu toute valeur individuelle, ne sont plus que des concepts humains. Mais, par conséquence, d'autant plus humains qu'ils sont moins individuels. Nous rencontrons donc ici une première réponse: que reste-t-il d'humain? Il n'y a plus que pur humain (...). Qui ne sort pas (...) bouleversé de ce film (...) ignore tout, non seulement du cinéma, mais aussi de l'homme.
Etrange destructeur, qui nous conduit déjà à une telle conclusion, et oblige à reprendre à l'envers l'objection: si le film est négatif, ce ne peut-être qu'à la façon du pur négatif, dont on sait qu'il est aussi la définition hégélienne de l'intelligence.
Il est difficile de préciser en une formule la personnalité de Fritz Lang (...) Je propose ceci: Lang est le cinéaste du concept, ce qui indique qu'on ne saurait parler à son propos sans méprise d'abstraction, ni de stylisation, mais de nécessité (nécessité qui doit pouvoir se contredire soi-même sans perdre sa réalité): encore ne s'agit-il pas d'une nécessité extérieure, qui serait par exemple celle du cinéaste, mais de celle qui naît du mouvement propre du concept. Au spectateur de prendre sur lui, non plus seulement les pensées des personnages, leurs "mobiles", mais ce mouvement même de l'Intérieur, à partir des seules apparences du phénomène; à lui de savoir transformer ses moments contradictoires en concept. Qu'est-ce donc enfin ce film? Fable, parabole, équation, schémas? Rien de cela, mais la simple description d'une expérience.
Je m'aperçois que je n'ai pas parlé encore du sujet de celle-ci; il n'est pas non plus sans intérêt. Il ne s'agit d'abord que d'une nouvelle variante du réquisitoire habituel contre la peine de mort, d'ailleurs assez subtile: une série d'apparences accablantes risque d'envoyer à la chaise électrique un innocent; mieux: celui-ci fut-il enfin prouvé vraiment coupable, ce ne serait que par son propre aveu, au moment même où son innocence était effectivement reconnue: d'où vanité de la justice humaine, ne jugez pas, ainsi de suite... Mais ceci semble vite un peu facile; le dénouement ne se laisse pas si aisément réduire, et conduit aussitôt à un deuxième mouvement: il ne saurait y avoir de "faux coupable"; tous les hommes sont coupables, a priori celui que l'on vient de gracier par erreur ne peut s'empêcher de se condamner immédiatement de lui-même. Nous entrons du même mouvement dans un monde impitoyable, où tout refuse la grâce, où le péché et la peine sont irrémédiablement liés, et où la seule attitude du créateur ne peut être que celle du mépris absolu. Mais une telle attitude est difficile à soutenir; alors que la générosité s'expose à la perte inévitable de ses illusions, à la rancœur et l'amertume, le mépris ne peut que rencontrer des bonnes surprises, et s'apercevoir enfin, non que l'homme n'est point méprisable (il le demeure), mais qu'il ne l'est peut-être pas autant qu'on le pouvait supposer.
Tout ceci nous oblige donc à dépasser également ce deuxième stade, et tenter d'atteindre enfin, au-delà, celui de la vérité. Mais de quel ordre celle-ci pourrait-elle être?
J'entrevois une solution: c'est qu'il est peut-être vain de vouloir opposer ce dernier film de Fritz Lang à d'autres plus anciens, tels You Only Live Once; qu'y voyons-nous en effet de part et d'autre? Ici, l'innocence avec toutes les apparences de la culpabilité; là, la culpabilité avec toutes celles de l'innocence. Qui ne voit qu'il s'agit de la même chose? Ou du moins, de la même question? Au-delà des apparences, que sont la culpabilité et l'innocence? Est-on même jamais innocent ou coupable? S'il y a, dans l'absolu, une réponse, elle ne peut-être sans doute que négative; à chacun donc, pour soi-même, de se créer sa vérité, si invraisemblable soit-elle. A la dernière image, le héros se conçoit enfin lui-même innocent ou coupable. A tort ou à raison, qu'importe pour lui?
On connaît les dernières phrases des Voix du silence: "L'humanisme, ce n'est pas dire: ce que j'ai fait, etc. (1)". Saluons donc, à l'avant-dernier plan, cette main à peine ridée, posée inéluctablement près de la grâce, et que ne fait pas même trembler cette forme la plus secrète de la force et de l'honneur d'être homme.

(1) "L'humanisme, ce n'est pas dire: 'Ce que j'ai fait, aucun animal ne l'aurait fait', c'est dire: 'Nous avons refusé ce que voulait en nous la bête'. (André Malraux, Les Voix du silence, 1951).

On le voit, le texte de Rivette est tout entier placé sous le signe de la négativité, la négativité dialectique, dans sa conception hégélienne (Hegel, le maître à penser des Cahiers à cette époque, comme le rappelait Rohmer dans le documentaire de Labarthe, auquel succédera, en toute logique, Lacan dans les années 70). C'est certainement à ce type d'interprétation, hautement intellectuelle, que se référait Bazin, ce qui fait des deux textes une sorte de dialogue entre les deux critiques. Luc Moullet, qui comme quelques uns des Cahiers (Bitsch, Domarchi, Godard...) défendait le film, répondra à son tour à Bazin, dans son livre sur Fritz Lang, publié en 1970, à travers la question non plus du mépris mais du "vide", y cultivant, fidèle à lui-même, le goût du paradoxe:

(...) La multiplicité des rebondissements contradictoires, en même temps qu'elle démontre la relativité de la Justice humaine, l'excuse par une sorte de relativité ontologique de tout jugement et de toute caractérisation: bon ou méchant, innocent ou coupable, il s'en faut de très peu pour que (le héros) soit l'un ou l'autre. La réalité en soi n'existe pas pour l'homme, et se définit par une suite d'apparences contraires dont la continuité laisse soupçonner l'éternité: si le dénouement ne nous satisfait guère, c'est qu'il est susceptible d'être encore démenti.
Nous nous mouvons dans un univers où il n'y a plus à juger, ni à discuter, ni à manifester le moindre sentiment, toute notation ou sensation personnelle se fondant sur du vent. On ne peut même plus critiquer le film, car, hormis l'intrigue, il est néant, vide, et l'on ne saurait faire la critique du vide. Tout juste peut-on constater que ce néant est intégral, homogène et continu pendant tout le film, et trouver ici un motif de louange: ceux qui condamnent l'œuvre ne peuvent rester insensibles à cette opiniâtreté, à cette unité de ton.
Voilà le seul chef-d'œuvre de l'Histoire du cinéma, dont on n'aie rien à dire, justement parce qu'il ne dit rien, et qui ne serait plus un chef-d'œuvre si on pouvait en dire quelque chose, parce qu'alors il dirait quelque chose.

Nous n'irons pas si loin. Notre sujet c'est l'épure, et ce à quoi elle renvoie dans le cas particulier du dernier film américain de Lang. La négativité ne justifie pas nécessairement l'épure, d'autant que Rivette parle plutôt d'exposé, autrement dit d'un problème dont le film se chargerait de présenter les termes. Le "coup de théâtre" final, que Rivette assimile à un renversement dialectique, apparaît moins comme la résolution du problème que comme la manifestation au grand jour, et pour le coup éclairante, de cette ambiguïté qui sied au cinéma de Lang, via notamment les notions d'innocence et de culpabilité, de grâce et de châtiment. On ajoutera seulement que la négativité qui ainsi traverserait le film est bien hégélienne:

— au sens où chez Lang elle serait, elle aussi, posée comme telle, sans critique de ce qui la constitue.
— d'où la remise en cause du caractère dialectique de son origine (là, c'est Heidegger qui parle).
— de sorte que cette négativité, de par ce "manque en elle", ne pourrait se manifester, ou alors sous la forme d'une souffrance (toujours Heidegger).
— ce que traduirait le dernier plan du film: le héros/l'homme/l'être "enfin lui-même, innocent ou coupable, peu importe", ainsi que le décrit Rivette.

On peut faire plus simple. En considérant d'abord ce que Fritz Lang dit lui-même des raisons de son départ à la fin du tournage, avec les réserves qu'il convient connaissant Lang, tant ce départ d'Hollywood, puis des Etats-Unis, n'est pas sans rappeler celui effectué vingt-trois ans plus tôt, quand il décida de s'exiler. Que l'Amérique l'ait déçu, comme l'Allemagne en son temps avait fini par l'écœurer, ne veut pas dire que chaque dernier film réalisé avant son départ témoignait d'un profond ressentiment. En ce sens, l'Invraisemblable Vérité n'est pas plus anti-américain que le Testament du Dr Mabuse n'était antinazi (on sait à quel point l'idée que le film serait une vision prémonitoire du nazisme a fait florès, surtout que Lang l'a reprise à son compte, comme toutes ces justifications a posteriori qui, d'une certaine façon, lui donnaient le beau rôle). Si Lang a quitté l'Allemagne, c'est en premier lieu parce que le Testament... avait été interdit par le pouvoir nazi, fraîchement installé, et que sa réputation déclinait. Quand bien même il aurait rencontré Goebbels (dans l'espoir de faire lever l'interdiction?), rien n'atteste que celui-ci lui ait proposé la direction du cinéma allemand. C'est parce que son activité de cinéaste semblait de plus en plus compromise qu'il a finalement décidé de partir. Et dans l'autre sens, c'est un peu la même chose. L'Invraisemblable Vérité vient après la Cinquième Victime (While the City Sleeps), avec lequel il forme une sorte de diptyque (par son sujet, sa forme épurée, la présence de Dana Andrews et celle de Bert Friedlob, le producteur). Autant le précédent tournage avait bénéficié d'un climat serein, malgré l'alcoolisme d'Andrews, autant celui-ci fut le théâtre d'une tension permanente entre Fritz Lang et Friedlob. Se serait la principale raison du départ de Lang avant même que le film ne soit terminé. Eisenschitz rapporte ainsi, outre la querelle au sujet de la scène de l'exécution, le fait que Lang se plaignait d'avoir constamment Friedlob sur le dos, et surtout sa crainte que ce dernier mutile le film lorsqu'il sera parti. Des rapports entre réalisateur et producteur qui rappellent les démêlés de Tourneur avec Chester lors du tournage de Night of the Demon (réalisé l'année suivante), rapprochement d'autant plus judicieux qu'on y trouve également Dana Andrews, en proie à ses problèmes d'alcool. L'idée, reprise par Eisenschitz, serait ainsi que Lang, fatigué de ces conflits perpétuels, aurait décidé de quitter le navire avant la fin, laissant le soin à son monteur, Gene Fowler Jr, en qui il avait entière confiance, de finir le travail à sa place, à partir de ses instructions. Ça va même plus loin. Informé des intentions de Friedlob qui, persuadé que le film serait un échec, avait donc prévu de l'exploiter en format large (davantage apprécié par le public) ainsi que d'en limiter sa durée pour qu'il puisse être diffusé lors d'un double programme, Lang aurait construit ses plans en laissant volontairement des espaces vides autour des personnages, surtout au-dessus de leurs têtes, soit les zones susceptibles de disparaître avec le format large, de même qu'il aurait coupé/fait couper les scènes dites "psychologiques" pour ne préserver que l'essentiel de l'intrigue (de sorte qu'on ne puisse couper davantage, ruse habituelle des cinéastes qui n'ont pas le final cut). Peut-être. Reste qu'un clash entre un réalisateur et son producteur, c'était monnaie courante à Hollywood, ça n'explique pas le départ de Lang des Etats-Unis. Surtout que les rapports entre Lang et Friedlob, s'ils étaient tendus, comme souvent entre deux "forts caractères", n'étaient pas dénués d'ambiguïté, comme en témoigne le fait que, malgré les différends et l'échec du film, Friedlob envisageait d'en produire d'autres avec Lang. Que celui-ci abandonne son film (préoccupé de plus par le projet d'un autre film, "Dark Spring", qu'il n'arrivait pas à monter et qui ne verra jamais le jour) est une chose, qu'il décide de quitter les Etats-Unis en est une autre. La réalité, c'est que Friedlob est mort un mois après la sortie du film, ce qui non seulement enterrait, si l'on peut dire, toute perspective de nouveau projet, mais, plus encore, signifiait pour Lang la fin d'une trajectoire tout juste entamée avec la Cinquième Victime, et portant sur ce "travail d'épure" dont l'Invraisemblable Vérité venait de marquer une nouvelle étape. Comme un processus, brutalement interrompu, que Lang ira poursuivre ailleurs, au Rajasthan, à Udaipur pour être précis... et non Jaipur dont le nom, c'est un fait, aurait mieux sonné (J'épure). Conclusion séduisante mais à vrai dire pas très convaincante...

Et puis j'ai revu le film (je l'avais découvert il y a longtemps)... Une deuxième fois, pour vérifier que certains éléments de l'intrigue ne m'avaient pas échappé, que Lang n'avait pas laissé traîner (malgré tout) quelques indices préparant le coup de théâtre final... et c'est vrai qu'on en trouve, sans qu'ils soient concluants pour autant (ils témoignent plutôt de l'ambiguïté du héros, qui semble dissimuler quelque chose, depuis cette histoire de livre, ce nouveau roman qu'il dit vouloir impérativement écrire avant de se marier, jusqu'à sa parfaite connaissance du crime qu'il attribue à chaque fois au fait que c'était dans le journal)... Puis une troisième fois, pour vérifier ce qu'il en est de cette possible "fascination" dont parle Rohmer — plutôt réticent à l'égard du film — à la fin de son article (paru, lui, dans Arts)... et c'est vrai qu'on la ressent, sans qu'elle relève du même mécanisme (c'est moins le monde que nous montre Lang qui finit par nous fasciner que l'incroyable rigueur dont il "fait preuve" pour déshumaniser son film à l'image du monde)... Ce qui fait qu'après la troisième vision, il faut tout reprendre à... zéro. Et se demander (enfin) si l'épure qu'est manifestement le film, s'inscrit dans la continuité de ce que fut le cinéma de Fritz Lang à Hollywood par rapport à la période allemande, tel un processus de "désexpressionnisation", s'il marque (comme on l'a précédemment évoqué) une étape supplémentaire, déjà à l'œuvre dans la Cinquième Victime, ou si on est là face à quelque chose de totalement nouveau, justifiant le recours par Lang à un schématisme que d'aucuns diront au mieux sidérant, parce que s'y perçoit, vis-à-vis de ce monde devenu inhumain, une forme de mépris absolu (Rivette), au pire consternant, parce que s'abaissant pour le coup, à la suite de la Cinquième Victime, au niveau du zéro absolu (Bazin). Deux positions extrêmes, dont témoigne l'utilisation du mot "absolu". J'en vois bien une troisième, pas aussi extrême (quoique), où il serait moins question de "mépris absolu" que de détachement (par rapport au public, par rapport au système), moins question de "zéro absolu" que de degré zéro (au sens barthésien du mot, concernant l'écriture), ce qui relèverait du cheminement de l'artiste, arrivé au dernier stade de son œuvre. Avec cette particularité chez Lang, qui donne à l'Invraisemblable Vérité ce côté à la fois sidérant et revêche, que tout dans ce film semble s'agglomérer pour ne faire qu'un, un seul corps, corps sans grâce, composé d'éléments uniformes, monocordes, soudés les uns aux autres, telles des concrétions, que ce soit au niveau: 1) de la lumière, ici d'un gris étale, à l'opposé des contrastes de noir et de blanc qui d'ordinaire caractérisent le film noir — là on est davantage dans la "série blême"; 2) du cadre, on l'a vu, avec l'histoire des deux formats, posant un vrai problème quand on regarde le film dans sa version "originale" (1:33), dans la mesure où Lang l'ayant tourné en 4/3 mais pensé en format large, cela crée au-dessus des personnages, surtout dans les plans d'ensemble, une sorte de vide, des espaces non remplis, comme neutres, ce qui intrigue, pire: cela donne l'impression que le film est par instants mal calé ou que, du fait que l'image semble abaissée, quelque chose y serait visuellement inaccessible; autant d'éléments, d'ordre technique, qui participent au sentiment de désagrément que peut susciter le film, mais ne disent rien de son côté soit disant "rebutant", car évidemment, c'est au niveau de l'épure (cet "extrême dépouillement", titrait Rohmer) que ça se passe. Alors, venons-y à cette épure.

L'épure, on peut la concevoir comme une construction, un tracé un peu plus élaboré qu'un simple plan dans ce que l'on cherche à représenter, mais bien souvent, comme ici, en ce qui concerne les œuvres tardives d'un artiste, cela relève de la soustraction. Et pour qu'il y ait soustraction, il faut, au départ, un matériau de base, pas nécessairement abondant, mais complet. C'est tout le travail de Lang en amont du tournage, puis du montage. La nécessité d'avoir en main tous les éléments du récit, pour qu'ensuite il puisse faire le tri entre ce qu'il garde et ce qu'il supprime. Dans quel but? Il y a l'intrigue policière, et son suspense qui retient l'attention du spectateur, pas méfiant quant au finale, d'autant que ce qu'il suit est déjà passablement tordu, mais parfaitement clair du fait de sa linéarité, qui voit les événements s'enchaîner sans que le récit dévie. Faire ainsi le tri entre ce que doit savoir et ne pas savoir le spectateur (on ne se pose pas la question de ce qu'il peut vaguement soupçonner). Et puis, il y a les personnages, dont les affects ont été suffisamment gommés pour qu'aucun (sauf l'assistant du procureur, il faut bien une exception à la règle) n'apparaisse ou ne se révèle véritablement sympathique (même les "filles", bien qu'amusantes, sont présentées comme cupides), ce qui en soi n'est pas très étonnant, c'est dans l'esprit des polars de l'époque. Le personnage de Dana Andrews est évidemment le plus troublant. Mais peut-être pas là où on l'attend. Fritz Lang déclare (ingénument?), à propos du twist final, que sa crainte était d'avoir présenté pendant tout le film Andrews comme un type honnête, puis subitement, dans les dernières minutes, de nous dire: bah non, c'était un salaud — crainte justifiée pour ce qui est du pacte de confiance avec le spectateur (on pense au Grand Alibi d'Hitchcock). Mais le film, surtout quand on l'a revu, impose une autre lecture. D'abord Andrews n'apparaît pas si sympathique que ça (trop poli — et insensible — pour être honnête) et c'est justement à la fin, comme l'a bien vu Rivette, que l'armure se fend (même si l'impassibilité demeure), à la faveur d'un lapsus, dont on sait la valeur d'acte manqué, conférant au personnage cette humanité qui lui a manqué pendant tout le film, alors que parallèlement Joan Fontaine, celle pour qui il avait tué — certes dans un but intéressé: épouser la fille de son ancien patron — se résout, non sans douleur mais suffisamment vite pour que l'acte de grâce ne soit pas signé, à envoyer un homme (son ex-fiancé donc) à la chaise électrique, et ainsi/aussi offrir la victoire au procureur, le rival de son père décédé, ennemi juré de la peine de la mort. C'est là, dans ces quelques minutes, que l'épure atteint au sublime, à travers un lapsus (deux syllabes, pas plus), un corps qui se plie (le devoir avant l'amour), une main qui reste suspendue (la grâce refusée)... Ces quelques minutes font écho à la scène d'ouverture, comme si c'était à sa propre exécution qu'assistait Dana Andrews au début, le film traçant ensuite une ligne entre cette scène et le finale, justifiant toutes les coupures, pour ne pas quitter la ligne, la suivre d'une traite, sans pause ni à-coup, créant cette impression, toujours terrifiante chez Lang, d'implacabilité.

D'ailleurs, où est Lang dans ce film? La question ne m'a pas tout de suite effleuré, mais maintenant que je me la suis posée, elle ne me quitte plus. Je parlais de soustraction dans l'épure. Soustraire après avoir accumulé (c'est l'aspect "matissien" de l'épure). Or, qu'accumule-t-on dans le film, si ce n'est d'abord des preuves, qu'on fabrique à dessein (un briquet, un lait pour le corps, un bas...) pour se faire inculper et, si tout se passe "bien", se faire condamner, avant de révéler que ces preuves étaient fausses et ainsi être innocenté. Des preuves qui, aux yeux de Spencer, le directeur du journal où travaillait Andrews (c'est lui qui a conçu ce plan diabolique pour démontrer l'inanité de la peine de mort), doivent être suffisamment tangibles pour qu'on croit à la culpabilité de celui qu'elles accusent, puis, une fois la condamnation prononcée, se détruire d'elles-mêmes, en quelque sorte, par le dévoilement de la mise en scène. Sauf qu'en disparaissant avant l'heure, elles ne retrouvent pas leur statut d'origine, celui de preuves fabriquées, et perdent en même temps le caractère irréfutable qu'elles avaient au début de l'enquête. Le doute s'installe — c'est le stade des "vraies fausses preuves" —, entretenu par la campagne de presse que mène Joan Fontaine pour sensibiliser l'opinion. En face, il y a Thompson, le procureur, partisan de la peine capitale, décidé à faire exécuter Andrews et qui, pour arriver à ses fins, dit vouloir s'appuyer sur des faits et non le ressenti des gens ("people feel"), soit un discours assez proche de celui que tenait Spencer, les deux hommes ne s'opposant finalement que sur la question de la peine de mort. Si sur ce point Lang s'identifie à Spencer, pour le reste, à savoir l'engagement dans le travail (quelle que soit la cause), on peut voir Spencer et Thompson comme des portraits de Lang lui-même travaillant à son film, par la primauté accordée aux faits et non aux émotions. Spencer accumule avec l'aide d'Andrews des preuves qui seront perdues (accidentellement et irrémédiablement puisque fondées sur des photos Polaroïd), puis Thompson, pour des raisons contraires mais qui portent là aussi sur la culpabilité d'Andrews, en cherche de nouvelles, en vain, avant qu'une preuve ultime (l'explication en détail du plan par Spencer) ne surgisse in extremis... ce qui, finalement, ne servira à rien. De la même manière, Lang, dans son travail sur le scénario, multiplie les scènes, en élimine certaines, puis en réintroduit d'autres, lesquelles ne seront pas toutes utilisées. C'est ça aussi l'épure.

En guise de conclusion (provisoire?)

Je n'ai pas parlé jusqu'à présent d'abstraction, alors que s'il y a bien un film pour lequel le terme convient, terme utilisé à tout bout de champ par la critique — comme celui d'épure d'ailleurs — dès qu'un film se présente "nu", dégraissé de son gras narratif aussi bien qu'esthétique, s'il y a donc bien un film dont on peut dire qu'il est abstrait (ou quasi abstrait, comme le précisait Rivette, car l'abstraction pure n'existe pas au cinéma, pour ce qui est du moins du cinéma non expérimental), c'est celui-là. Reste à savoir pourquoi. Pourquoi un tel désir d'abstraction chez Fritz Lang, pourquoi cette accélération soudaine dans la voie de l'abstraction où s'était engagé le cinéaste, surtout depuis son précédent film? A lire le livre d'Eisenschitz, on serait tenté de faire le lien avec ce qui était devenu une nécessité pour lui: quitter au plus vite Hollywood et l'Amérique, et que, prenant conscience de cette nécessité au moment même où il tournait l'Invraisemblable Vérité, Lang aurait "brusqué" les choses, concentrant en quatre-vingt minutes ce qui aurait dû sinon — s'il était resté à Hollywood — se forger de façon plus progressive, via deux ou trois films supplémentaires. Cela a joué, évidemment. Mais on peut aussi voir cette accélération sous un autre angle, envisager d'autres motifs, plus ou moins conscients chez Lang, qui relèvent davantage de la "chose artiste", mieux: du défi de l'artiste: se "prouver" à lui-même (et dans le cas de Lang, contre Hollywood qui ne le considérait plus à sa juste valeur) qu'il pouvait aller beaucoup plus loin (en termes de quête artistique) que ce qu'il avait réalisé jusque-là, quitte à se couper du public et de la critique, en s'imposant un problème de mise en scène qui soit difficile à résoudre, problème au sens mathématique du mot, à la manière des problèmes de Hilbert, ici en l'occurrence et pour reprendre le propre questionnement de Lang dans son entretien avec Bogdanovich: comment faire admettre que le héros soit un salaud alors que le film s'est évertué à nous montrer le contraire. Eh bien la réponse passe par l'abstraction, qui est bien plus que l'épure. Car si l'épure retranche pour ne conserver que l'essentiel, on peut dire que l'abstraction, elle, retranche jusque dans l'essentiel, à commencer par ce qui dans un film relève de l'incarnation. En un sens, l'épure prépare le terrain de l'abstraction. Beaucoup de films s'apparentent à des épures, mais s'arrêtent là, ou alors, s'ils empruntent le chemin de l'abstraction, ne s'y aventurent pas vraiment, pas aussi loin en tous les cas que l'Invraisemblable Vérité (c'était le cas justement de la Cinquième Victime). Fritz Lang, avec ce qu'il considère comme devant être son dernier film tourné en Amérique, se lance donc un défi: rendre cette question de l'innocence et de la culpabilité, qui a parcouru toute son œuvre, la plus abstraite possible. Faire ainsi l'épreuve comme il ne l'avait jamais faite auparavant des puissances de la dialectique. Et ce, par le biais de l'abstraction qui pousse à l'extrême l'absence de chair, le côté distant des personnages (cf. la scène où Joan Fontaine rompt ses fiançailles avec Dana Andrews, on a l'impression qu'elle est juste passée lui dire bonsoir), dépassant/surpassant tout ce qui d'ordinaire établit un lien avec le spectateur (identification, projection...). Et par-là même, dissocie les deux questions que sont, d'un côté, celle de l'innocence et de la culpabilité, et de l'autre, celle de la peine de mort — sujet sensible, qui ne peut que soulever les passions —, évacuant ainsi le thème-bateau (au cinéma) de l'innocent condamné à mort pour ne concevoir la peine de mort que comme un problème de pure morale: la réponse à un crime par un autre crime, que le condamné soit coupable ou innocent. C'est tout le sens de la scène initiale: l'exécution d'un homme dont on ne sait rien de sa culpabilité et de ce qui l'a conduit sur la chaise électrique. Il ne s'agit pas de dire que derrière tout innocent il se cache un coupable, et inversement, mais de rendre les deux termes, coupable et innocent, inopérants pour justifier ou non la peine de mort. Et pour le coup rendre tout aussi inopérants les termes "salaud" et "sympathique" pour définir le personnage joué par Dana Andrews. De sorte qu'à la fin, il n'y a pas de véritable rupture. Pour le spectateur oui, mais au niveau de la logique même du film, non. Andrews est toujours ce même bloc, qu'il soit un brave type ou un salaud n'y change rien. Seul le lapsus est venu témoigner de l'être, présent à l'intérieur. L'abstraction consistait en cela: emprisonner, plus qu'éliminer, ce que Dana Andrews (et les autres aussi) pouvait exprimer d'affectif et de psychologique en surface, ce qu'on pourrait interpréter comme de l'anti-psychologisme. Et évoquer dès lors — plutôt que Hegel — Husserl, voire Frege (plus radical encore dans son anti-psychologisme), ce qui déplacerait la philosophie du film du côté du logicisme. L'abstraction non plus par le "négatif", mais par la logique, sinon les mathématiques (cf. l'article brillant de Serge Bozon, qui en bon logicien analyse le film sous l'angle mathématique — Bertrand Russell est cité en exergue —, in Cahiers du cinéma n°685, janvier 2013, à l'occasion de la sortie en DVD du film). Reste quand même le lapsus...

mardi 10 janvier 2023

Venez voir


Venez voir de Jonás Trueba (2022).

Les trois impératifs.

Et pour commencer — en même temps que l'année —, un mot sur le titre français du film. Le titre original étant Tenéis que venir a verla, littéralement "Il faut venir la voir", pourquoi c'est devenu "Venez voir" et non "Venez la voir"? Eh bien, parce que le titre renvoie non seulement à l'invitation lancée par le couple parti à la campagne (enfin, en banlieue) au couple resté, lui, à Madrid, les premiers insistant pour que les seconds viennent voir/découvrir leur nouvelle maison ("casa"), leur nouvelle vie ("vida")... mais aussi à l'invitation que, jouant avec le titre, Trueba adresse au spectateur: "tenéis que venir a ver... la película. Sauf qu'en français "la" película devient "le" film, autrement dit masculin, et qu'on ne peut plus dire de façon générale: "Venez la voir". Exit le genre, si on veut que le titre évoque la maison, la vie et le film, il ne reste plus qu'à dire: "Venez voir". CQFD.

L'important dans l'histoire c'est justement la correspondance que Jonás Trueba, en bon truffaldien, établit entre la vie et le cinéma, ce qui explique l'épilogue ("le film dans le film") qui sur le moment peut faire tiquer (ça rompt avec le charme de tout ce qui a précédé), mais qui, à bien réfléchir, n'est pas sans cohérence. On pourrait n'y voir qu'un stratagème pour rajouter quelques minutes au film et ainsi, en dépassant l'heure minimale, lui permettre de passer du statut de moyen métrage à celui de long métrage... Mais non, cet épilogue, pour le moins ingrat, vient en complément du passage où Itsaso Arana parle du livre de Sloterdijk (Tu dois changer ta vie), et de son concept de "co-immunisme" qui impose à chacun de se développer pour que la présence de tous ceux qui composent notre monde s'intègre à sa réflexion. L'épilogue en est comme la représentation à petite échelle, celle d'un tournage, où l'on voit les acteurs et l'équipe technique "coexister" dans le même plan.

Bon, j'ai commencé par le titre puis la fin... revenons au début. Venez voir est un film de la pandémie, plus précisément de l'après-confinement, et à ce titre c'est une chronique de l'intime — il est au format 4/3 — qui n'est pas sans faire écho au Journal de Tuoâ de Miguel Gomes et Maureen Fazendeiro. Mais surtout, il s'inscrit dans le prolongement des précédents films de Trueba dont il constitue une sorte de contrepoint: sur le fond avec Eva en août, coécrit avec Itsaso Arana (y était déjà présente l'opposition entre rester et quitter Madrid); sur la forme avec Qui à part nous, que je n'ai pas vu (cinq ans de tournage pour un film de 3h40 vs. huit jours de tournage pour Venez voir qui ne dure que soixante-quatre minutes).

C'est aussi un film d'écoute, l'écoute pour retisser un lien entre deux couples d'amis que la pandémie avait éloignés, sans qu'on sache exactement si ladite pandémie a réellement éloigné des gens qui étaient très proches ou si, dans le fond, elle n'a fait que révéler le caractère illusoire du lien qui existait entre des gens qui n'étaient pas si proches (question qui me touche d'autant plus profondément que je me la pose à moi-même depuis trois ans)... C'est l'écoute partagée d'un récital de piano (Chano Martinez) — l'ouverture de la première partie, très belle, très attentive, sur les visages des quatre comédiens que Trueba filme l'un après l'autre — dans un café de Madrid où les deux couples se retrouvent un soir d'hiver après plus d'un an sans s'être vus; c'est encore l'écoute partagée de leur histoire durant cette longue année d'éloignement: une nouvelle vie, donc, pour les uns (loin de la grande ville, proche de la nature, un bébé en route); un certain train-train pour les autres, bien décidés à ne pas (jamais?) quitter Madrid: l'homme, un artiste, dira non sans ironie aimer les immeubles, même moches, l'asphalte, les ronds-points, les poteaux, les poubelles... Et puis l'invitation des uns à "venir (les) voir", la promesse des autres d'y répondre... Ce qui arrivera, six mois plus tard, au printemps, seconde partie du film.

Venez voir est construit sur trois impératifs. Celui de la première partie: "Tenéis que venir a verla", "Il faut venir (la) voir" (notre nouvelle vie); celui qui assure la transition entre les deux parties: Let's Move to the Country ("Partons à la campagne"), la chanson de Bill Callahan accompagnant le voyage en train; et celui énoncé dès la première partie mais qui ne prend toute sa signification que dans la seconde: "Tu dois changer ta vie", le livre de Sloterdijk qu'a lu entièrement Itsaso/Elena (elle s'est accrochée) et dont elle commente certains passages lors du repas. Ces trois impératifs ne se superposent pas (le film est léger comme une plume), mais se déclinent en douceur pour finir par s'agglutiner, après l'euphorie de la partie de ping-pong, lors de la balade bucolique qui clôt la journée, séquence aux accents rohmériens (le personnage de Su avec son chapeau a un faux air de Marie Rivière), comme le reste du film d'ailleurs. Partir, voir, changer... et ainsi de suite pourrait-on dire, qui fait que le film déborde assez vite de son cadre purement "pandémique" pour atteindre quelque chose de beaucoup plus vaste — et que cela passe par un récit filiforme, sans gras narratif, le rend encore plus beau —, quelque chose que pour ma part je comparerai volontiers à un morceau de jazz. Il n'est pas anodin que Venez voir (et pour le coup "écouter") débute et se termine par la même musique ("Limbo" de Chano Martinez) et qu'entre-temps on y entend le splendide Winter Always Turns to Spring de Bill Frasell. Oui, "l'hiver se transforme toujours en printemps". C'est l'éternel retour qui condamne à toujours "revenir", mais chaque fois différent. A quoi pense à la fin Itsaso Arana, en train de faire pipi, cachée dans les herbes? A sa vie probablement. Qu'elle doit changer? Peut-être... Venez voir est vraiment un grand film.

jeudi 5 janvier 2023

[...]


Apollo 10½: les fusées de mon enfance de Richard Linklater (2022).

L'encrier de Linklater.

Finir sur Apollo 10½ est ce qu'il pouvait arriver de mieux tant le film a quelque chose de miraculeux, qui le classe parmi les plus beaux que j'ai jamais vus touchant à l'enfance. C'est que sur le thème de l'enfance, Richard Linklater n'a pas d'égal. Penser simplement à Boyhood, son chef-d'œuvre:

Ah Boyhood! Une suite de "présents" nous dit Linklater. Mais à l’arrivée, une fois le projet abouti, le film achevé, que représentent tous ces présents accumulés? A l’instar de la vie elle-même, quelque chose s'est construit progressivement, inexorablement, mais sans vision claire de l’avenir, ce qui fait que le film, avec son amoncellement de vécus (au présent), apparaît à la fois comme un condensé de souvenirs (chaque morceau choisi de la vie de Mason vaut moins par ce qu’il représente immédiatement que par ce qu’il vient déposer année après année) et comme une forme d’empêchement, quant à la capacité de se projeter dans le futur, même si, à mesure que les années passent, un horizon finit par se dessiner, qui fera de Mason un personnage accompli (Pour le dire autrement, on se revoit plus facilement jeune qu’on s’imagine vieux.) C’est le propre de tout récit, me direz-vous. Oui, à la différence que le dispositif voulu par Linklater fait superposer le devenir de Mason avec celui du jeune acteur qui l’incarne. Un même temps partagé se devine pour l’acteur et son personnage, avec cette idée merveilleuse que si au début c’est l'acteur qui nourrit le personnage, à la fin c’est plutôt le personnage qui nourrit l'acteur. Le temps dans Boyhood serait donc un temps bien particulier, celui non seulement de l'enfance/adolescence (boyhood) mais aussi, pour le personnage-acteur, sujet à la fois regardé (c’est lui le héros) et regardant (il est comme témoin de tous ces événements, familiaux ou non, importants ou non, qui rythment sa vie), le temps nécessaire pour passer du "moment qu’on saisit" (période d’observation) au "moment qui nous saisit" (stade de la contemplation). Soit l'apprentissage d'un regard, qui ne se contente plus d'enregistrer (on pourrait dire mécaniquement) quelque étape de la vie, mais prend acte, peu à peu, d’une forme de "présence au monde", regard d’autant plus beau qu’il s’accorde avec le devenir photographe de Mason et, plus encore, le propre regard de Linklater — difficile en effet de ne pas y voir aussi le désir du cinéaste de retrouver ce temps de l’enfance et de l’adolescence qui était le sien —, trois regards en un qui font de Boyhood un film rare et magnifique.

En 1969, l'année d'Apollo 11 et du premier pas sur la Lune, Linklater avait 9 ans. C'est son regard d'enfant sur l'événement qu'il nous offre, à travers celui de Stanley, le jeune héros du film, par le biais d'une technique d'animation, la rotoscopie, que le cinéaste avait déjà expérimentée pour Waking Life et A Scanner Darkly, deux films que j'ai découverts à la suite d'Apollo 10½ mais qui n'ont rien d'emballant, c'est le moins qu'on puisse dire, le premier, à prétention philosophique, se révélant effroyablement bavard une purge en bonne et due forme , alors que le second, bien que plus convaincant, souffre de son récit trop alambiqué (c'est adapté de Philip K. Dick). Il aura donc fallu Apollo 10½ pour que le troisième essai soit le bon, non seulement parce que la rotoscopie s'accorde mieux avec des récits plus classiques, mais surtout parce que ça résonne avec l'enfance, les dessins animés d'autrefois, ceux notamment des frères Fleischer, pionniers du procédé. Il est beau de se dire que les personnages ainsi créés "sortent de l'encrier" (Out of the Inkwell, titre de la série des petits films produits par Max Fleischer), comme s'ils étaient nés dans une salle de classe, dessinés à la plume... Bref, Linklater est dans son élément, l'enfance, mieux, le temps de l'enfance et sa durée si particulière: le présent continu, affranchi aussi bien du passé, qui n'existe pas, que du futur auquel on ne pense pas. Comme dans Boyhood, mais cette fois centré sur un événement: la mission Apollo, "objectif Lune", que Linklater resitue dans le contexte — familial, socioculturel — de l'époque, contexte qui sert de "cadre" à l'événement, celui-ci étant donc vu à travers les yeux de l'enfant, pure rêverie: l'enfant à la place de l'astronaute, aventurier miniature d'un voyage qu'il vit (du verbe vivre) plus réellement que ce qu'il verra (et non vivra) à la télévision. On parlerait volontiers de poésie, je préfère le terme d'alchimie, qui rend mieux compte de cet aspect miraculeux évoqué au début. A quoi cela tient-il? Peut-être à l'étrange combinaison qui voit le récit, à mesure que le film avance, pendre le pas sur la technique magie de la rotoscopie: on sait que c'est de l'animation et en même temps on l'oublie totalement, au contraire des grosses machines cameroniennes — et fait d'Apollo 10½ — idée géniale que ce "et demi", la rêverie entre deux réalités — une véritable expérience: un souvenir d'enfance, bien réel, dont on soulignerait les contours (à la manière du rotoscope) pour que s'y dégage toute la puissance d'une fiction.