mardi 10 janvier 2023

Venez voir


Venez voir de Jonás Trueba (2022).

Les trois impératifs.

Et pour commencer — en même temps que l'année —, un mot sur le titre français du film. Le titre original étant Tenéis que venir a verla, littéralement "Il faut venir la voir", pourquoi c'est devenu "Venez voir" et non "Venez la voir"? Eh bien, parce que le titre renvoie non seulement à l'invitation lancée par le couple parti à la campagne (enfin, en banlieue) au couple resté, lui, à Madrid, les premiers insistant pour que les seconds viennent voir/découvrir leur nouvelle maison ("casa"), leur nouvelle vie ("vida")... mais aussi à l'invitation que, jouant avec le titre, Trueba adresse au spectateur: "tenéis que venir a ver... la película. Sauf qu'en français "la" película devient "le" film, autrement dit masculin, et qu'on ne peut plus dire de façon générale: "Venez la voir". Exit le genre, si on veut que le titre évoque la maison, la vie et le film, il ne reste plus qu'à dire: "Venez voir". CQFD.

L'important dans l'histoire c'est justement la correspondance que Jonás Trueba, en bon truffaldien, établit entre la vie et le cinéma, ce qui explique l'épilogue ("le film dans le film") qui sur le moment peut faire tiquer (ça rompt avec le charme de tout ce qui a précédé), mais qui, à bien réfléchir, n'est pas sans cohérence. On pourrait n'y voir qu'un stratagème pour rajouter quelques minutes au film et ainsi, en dépassant l'heure minimale, lui permettre de passer du statut de moyen métrage à celui de long métrage... Mais non, cet épilogue, pour le moins ingrat, vient en complément du passage où Itsaso Arana parle du livre de Sloterdijk (Tu dois changer ta vie), et de son concept de "co-immunisme" qui impose à chacun de se développer pour que la présence de tous ceux qui composent notre monde s'intègre à sa réflexion. L'épilogue en est comme la représentation à petite échelle, celle d'un tournage, où l'on voit les acteurs et l'équipe technique "coexister" dans le même plan.

Bon, j'ai commencé par le titre puis la fin... revenons au début. Venez voir est un film de la pandémie, plus précisément de l'après-confinement, et à ce titre c'est une chronique de l'intime — il est au format 4/3 — qui n'est pas sans faire écho au Journal de Tuoâ de Miguel Gomes et Maureen Fazendeiro. Mais surtout, il s'inscrit dans le prolongement des précédents films de Trueba dont il constitue une sorte de contrepoint: sur le fond avec Eva en août, coécrit avec Itsaso Arana (y était déjà présente l'opposition entre rester et quitter Madrid); sur la forme avec Qui à part nous, que je n'ai pas vu (cinq ans de tournage pour un film de 3h40 vs. huit jours de tournage pour Venez voir qui ne dure que soixante-quatre minutes).

C'est aussi un film d'écoute, l'écoute pour retisser un lien entre deux couples d'amis que la pandémie avait éloignés, sans qu'on sache exactement si ladite pandémie a réellement éloigné des gens qui étaient très proches ou si, dans le fond, elle n'a fait que révéler le caractère illusoire du lien qui existait entre des gens qui n'étaient pas si proches (question qui me touche d'autant plus profondément que je me la pose à moi-même depuis trois ans)... C'est l'écoute partagée d'un récital de piano (Chano Martinez) — l'ouverture de la première partie, très belle, très attentive, sur les visages des quatre comédiens que Trueba filme l'un après l'autre — dans un café de Madrid où les deux couples se retrouvent un soir d'hiver après plus d'un an sans s'être vus; c'est encore l'écoute partagée de leur histoire durant cette longue année d'éloignement: une nouvelle vie, donc, pour les uns (loin de la grande ville, proche de la nature, un bébé en route); un certain train-train pour les autres, bien décidés à ne pas (jamais?) quitter Madrid: l'homme, un artiste, dira non sans ironie aimer les immeubles, même moches, l'asphalte, les ronds-points, les poteaux, les poubelles... Et puis l'invitation des uns à "venir (les) voir", la promesse des autres d'y répondre... Ce qui arrivera, six mois plus tard, au printemps, seconde partie du film.

Venez voir est construit sur trois impératifs. Celui de la première partie: "Tenéis que venir a verla", "Il faut venir (la) voir" (notre nouvelle vie); celui qui assure la transition entre les deux parties: Let's Move to the Country ("Partons à la campagne"), la chanson de Bill Callahan accompagnant le voyage en train; et celui énoncé dès la première partie mais qui ne prend toute sa signification que dans la seconde: "Tu dois changer ta vie", le livre de Sloterdijk qu'a lu entièrement Itsaso/Elena (elle s'est accrochée) et dont elle commente certains passages lors du repas. Ces trois impératifs ne se superposent pas (le film est léger comme une plume), mais se déclinent en douceur pour finir par s'agglutiner, après l'euphorie de la partie de ping-pong, lors de la balade bucolique qui clôt la journée, séquence aux accents rohmériens (le personnage de Su avec son chapeau a un faux air de Marie Rivière), comme le reste du film d'ailleurs. Partir, voir, changer... et ainsi de suite pourrait-on dire, qui fait que le film déborde assez vite de son cadre purement "pandémique" pour atteindre quelque chose de beaucoup plus vaste — et que cela passe par un récit filiforme, sans gras narratif, le rend encore plus beau —, quelque chose que pour ma part je comparerai volontiers à un morceau de jazz. Il n'est pas anodin que Venez voir (et pour le coup "écouter") débute et se termine par la même musique ("Limbo" de Chano Martinez) et qu'entre-temps on y entend le splendide Winter Always Turns to Spring de Bill Frasell. Oui, "l'hiver se transforme toujours en printemps". C'est l'éternel retour qui condamne à toujours "revenir", mais chaque fois différent. A quoi pense à la fin Itsaso Arana, en train de faire pipi, cachée dans les herbes? A sa vie probablement. Qu'elle doit changer? Peut-être... Venez voir est vraiment un grand film.

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