La moustache de Menjou.
Parmi tous les fantômes de l'écran en chair et en os, Adolphe Menjou semblait être celui où la convergence entre la vie privée et ce reflet de la vie quintessenciée qu'est le film paraissait la plus évidente. Le contempler dans chacune de ces deux réalités, c'était voir en lui le Menjou le plus extraordinaire que pussent nous offrir l'art, la littérature et le cinéma. En un mot: Menjou était davantage Menjou que n'importe quel Menjou. Et, pour la seule raison qu'il avait intégralement créé un type — moins bourré de littérature mais infiniment plus photogénique que Don Juan —, notre admiration envers lui était débordante. Qui ignore, par ailleurs, que tout comme la force des sirènes réside dans leur chant, la grande force menjouesque se trouve dans sa moustache, cette géniale moustache noire des films? C'est un lieu commun d'affirmer que les yeux sont le meilleur moyen d'arriver jusqu'aux tréfonds d'une personnalité. Des moustaches comme les siennes peuvent l'être tout autant. Ses yeux, tant de fois braqués sur nous dans un gros plan, qu'ont-ils pu nous dire que ses moustaches ne nous aient déjà dit? Sous l'ombre magique de la moustache, le geste anodin ou le sourire imperceptible acquièrent une expression extraordinaire; la lèvre supérieure accomplit une page de Proust, une leçon d'ironie, silencieuse et cependant complète; s'il ne s'en était pas rendu compte et n'avait copyrighté ses moustaches, l'ironie aurait pu être standardisée et mise à la portée des visages les plus banals.
Les moustaches de Menjou, qui incarnent si bien l'ère du cinéma, remplaceront sur les vitrines de l'avenir cet insupportable et inexpressif chapeau de Napoléon. Nous les avons vues, dans le gros plan d'un baiser, se poser comme un étrange insecte d'été sur des lèvres sensibles comme des mimosas et les dévorer entièrement, coléoptère de l'amour. Nous avons vu son sourire s'embusquer sous la moustache, se frayer un chemin comme un tigre, agile et fin, pour fondre sur sa proie et assujettir définitivement les regards de sa "partenaire" [en français dans le texte]. La dernière enquête réalisée à New York, auprès des stars de cinéma, sur la moustache de Menjou, a été unanime: toutes ont déclaré: "Sa moustache est peut-être la seule qui ne pique pas dans un baiser. Au contraire, elle provoque un chatouillement délicieux et inavouable, que toutes nous apprécions beaucoup." Cependant, le voyage de Menjou à Paris nous a remplis de confusion. Non pas parce qu'il a déclaré aimer la peinture de Bertran Marses (sic) [le nom exact est Beltrán Masses], ce qui revient à dire qu'il n'aime pas la peinture: la sensibilité et l'attention d'un homme "actuel" peuvent se porter sur mille autres choses que la peinture, il peut avoir un goût exquis sans avoir forcément recours aux vieux critères de l'art, et dans presque tous ses films Menjou se montre homme d'aujourd'hui, au tempérament raffiné et original; à preuve son axiome, typique et heureux, dans Monsieur Albert: "Pour réussir une salade, les ingrédients n'ont aucune importance, c'est le génie qui est indispensable". Notre déception n'a pas été due, non plus, à ce qui, chez un homme vulgaire, aurait été un indice de crétinisme ou une obsession péjorative, à savoir le fait que Menjou possède 372 cravates, sans compter un quart de cravate supplémentaire que les doigts aimants de sa fiancée, Miss Kathryn Carver, sont en train de tisser. Ce qui est intolérable, ce que nous répugnons à croire, comme s'il s'agissait d'une impossibilité réelle, c'est que la moustache de Menjou, sa moustache exceptionnelle, n'est pas noire comme nous le croyions, mais rousse, safranée, éhontément terreuse. "Tout comme le laboureur est fier de ses mains calleuses, moi je suis honoré par cette moustache, jadis noire, aujourd'hui décolorée par la sueur de mon front, sous le soleil africain des sunlights", a déclaré l'accusé. L'excuse est insuffisante: si sa moustache n'est pas noire, c'est comme si elle n'existait pas; dépourvu de la partie positive et définitive de sa personnalité, Menjou serait devenu n'importe quoi, sauf Menjou.
Adolphe Menjou était un homme modeste, un petit acteur de théâtre; Menjou était un pauvre homme rasé de près. Un jour, il a eu l'idée de se laisser pousser la moustache: toutes les grandes découvertes sont dues au hasard. Une autre fois, Chaplin étant présent, il a eu l'idée d'allumer une cigarette, et c'est à partir de cet instant que sa grande carrière cinématographique a commencé. Car un acte aussi banal, aussi insignifiant, mais si difficile à faire, acquiert à l'écran des proportions étonnantes, et un homme comme Chaplin ne pouvait pas l'ignorer. Pas de gestes mélodramatiques, pas d'expressions à la Jannings; ni terreur ni stupeur archétypées; il suffit de savoir lever un sourcil au bon moment et avec le rythme désiré; les masques du théâtre classique baissent les yeux de honte devant l'expression d'un Menjou exhalant sa première bouffée. Nous pourrions désigner dans une foule la personne la plus apte à faire du cinéma rien qu'à sa façon d'ouvrir un parapluie ou de héler un taxi. On naît interprète de cinéma, on ne le devient pas. En dernière analyse, un film est composé de segments, de résidus et d'attitudes qui, pris isolément et arbitrairement, sont archi-quelconques, dépourvus de toute signification logique ou psychologique, de toute transcendance littéraire. En littérature, un lion ou un aigle peuvent avoir des sens multiples, mais sur l'écran ce ne seront que deux bêtes et rien d'autre, même si pour Abel Gance, il peuvent représenter la férocité, le courage ou l'impérialisme. D'où l'effroi de tant de gens circonspects, de tant de pitoyables "amateurs d'art", qui pestent contre la superficialité du cinéma américain, sans soupçonner que celui-ci a été le premier à percevoir que les vérités cinématographiques n'ont pas de dénominateur commun avec celles de la littérature ou du théâtre. Pourquoi donc s'obstinent-ils à exiger de la métaphysique au cinéma et pourquoi s'obstinent-ils à ne pas reconnaître que, dans un film bien réalisé, une porte qui s'ouvre ou une main - grand monstre - qui saisit un objet, peuvent contenir une beauté authentique et inédite? Le "scénario" [en français dans le texte] toujours identique que les Américains nous proposent, semble neuf à chaque fois. Admirable miracle des pains et des poissons! Toute la valeur photogénique réside dans les procédés, dans la forme, et à l'heure actuelle, ceci peut être une valeur fondamentale, qui bien entendu, n'est pas le privilège exclusif du cinéma. (Luis Buñuel, "Variations sur la moustache de Menjou", Cinématographe n°92, septembre-octobre 1983, traduction par Antonio Rodrig d'un texte de 1928 paru dans La Gaceta Literaria)