dimanche 5 septembre 2021

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Chers camarades! d'Andrei Konchalovsky (2020).

 Notes sur trois films.

De Passion simple, je ne dirai pas grand-chose si ce n'est que le défi de Danielle Arbid, de transposer à l'écran le livre d'Annie Ernaux, était quand même très casse-gueule. Déjà parce qu'il s'agit bien d'une transposition et non d'une adaptation, au sens strict du mot, qui suppose pas mal de libertés par rapport au texte original, et encore moins d'une re-création, où ne persisterait que la trame du roman (autobiographique); transposition du livre à l'écran, donc, mais aussi du début des années 90 à aujourd'hui, qui voit les téléphones fixes et les cabines téléphoniques devenir de petits objets portables qui modifient considérablement le rapport au temps et à l'attente, une attente particulièrement aliénante, vu que ce qui la conditionne, aveuglant celle qui en est victime, c'est la passion. Un sujet casse-gueule, aussi parce que le récit d'Ernaux, aux dires mêmes de l'écrivaine, n'est qu'une énumération de comportements, qu'on répète machinalement sous l'effet de pensées parasites... A ce titre, donner une forme à l'attente était sûrement plus difficile que de filmer les scènes de sexe, et si la réalisatrice y parvient malgré tout (lesdites scènes, naturellement torrides, sont quand même trop nombreuses et rendent pour le coup les périodes d'attente pas aussi denses qu'elles le devraient)... c'est en grande partie grâce à Lætitia Dosch, actrice exceptionnelle, dont on peut dire — formule bateau — qu'elle porte le film à bout de bras.

L'orteil.

De Chers camarades!, le nouvel opus d'Andrei Konchalovsky, je dirai un peu plus. Pas sur le massacre de Novotcherkassk, dont je ne connaissais rien avant d'avoir vu le film (cf. ), pas non plus sur le "portrait de femme", la partie la plus réussie du film — une mère nostalgique de Staline qui cherche sa fille partie manifester avec les grévistes —, mais de la forme choisie par Konchalovsky pour son film et qui interroge. Le maniérisme dont il fait preuve, avec ce noir et blanc classieux, ces cadrages au cordeau, cette recherche constante de la belle image est franchement détestable (ah, le plan de la femme blessée dans le salon de coiffure, achevée par la balle perdue qui traverse la vitre!), si on considère qu'elle sert uniquement à illustrer une tragédie, et ce que cela suppose de ne pas faire au niveau de la forme, dans le traitement des faits. Mais est-ce bien le cas? Le côté esthétisant, trop léché, du film n'a-t-il pas une autre fonction que celle qu'on lui attribue un peu vite, de reconstituer l'esthétique du cinéma soviétique de l'époque, au début des années 60, en pleine déstalinisation?
Pour ma part, j'y vois autre chose, quelque chose de plus intime. Ainsi de ce format carré (1:33) qui serait moins celui de l'époque (plutôt du 1:37) que celui du souvenir... C'est que 1962 marque les grands débuts de Konchalovsky au cinéma (il a travaillé pour Tarkovski sur le scénario de l'Enfance d'Ivan); surtout, il y a là plusieurs éléments de la vie du cinéaste qui viennent se télescoper avec l'histoire qu'il nous raconte, des éléments que, certes, on n'est pas censé connaître au départ, qui restent cachés, mais dont on ne peut faire l'économie tant leur existence, une fois connue, éclaire le film d'un autre regard, même si c'est rétrospectivement. Ces éléments biographiques, qui structurent le film, j'en dénombre deux: 1) ceux qui touchent au père de Konchalovsky, le poète Sergueï Mikhalkov, auteur des paroles de l'Hymne soviétique, qui ouvre le film, et de la chanson tirée du Printemps de Grigori Alexandrov, emblème du cinéma stalinien, qui sert de leitmotiv (elle revient régulièrement, véritable rengaine que l'héroïne a en tête et qui la poursuit tout le long du film), jusqu'au générique de fin, où elle nous est dévoilée dans sa totalité; 2) ceux qui touchent à l'épouse de Konchalovsky, l'actrice Ioulia Vyssotskaïa, qui tient le rôle principal et dont la particularité est d'être née à Novotcherkassk, une dizaine d'années après le drame, ce qui pose la question suivante: si le peuple soviétique fut maintenu durant trente ans dans l'ignorance de ces événements, classés "secrets d'Etat", qu'en est-il des habitants, de ceux à qui on a imposé de ne jamais en parler (sous peine d'être déportés ou même exécutés), non pas de les oublier — c'est impossible — mais de les garder à jamais pour soi, étant entendu que de tels secrets, s'ils relèvent du non-dit, n'empêchent pas qu'ils soient "transmis", quelle que soit la forme, à la génération suivante (incarnée par Vyssotskaïa), contrainte elle aussi de les taire... Et de voir ainsi le film, inscrit dans le "cadre" sévère (les deux génériques) du souvenir des années staliniennes, lequel fait écho au "petit père des peuples" autant qu'au propre père de Konchalovsky, non plus comme un pur manifeste anticommuniste (du style "Khrouchtchev, finalement, c'était pas mieux que Staline"), mais, à travers l'itinéraire de son héroïne, dont les certitudes se trouvent ébranlées, comme un retour du refoulé, quand l'horreur qu'on a trop longtemps occultée finit par faire retour. Et à ce titre, vous éclate à la gueule, sous une forme trop lumineuse, qui éclabousse... justifiant ces images à fort pouvoir d'évocation (le sang sur la place qu'on efface à coups de jets d'eau, les traces qui résistent qu'on recouvre d'une couche d'asphalte...), mais pas les images-chocs (comme celle précédemment citée de la femme dans le salon de coiffure) qui, elles, restent impardonnables.
Si Chers camarades! pêche au niveau de la forme, le péché mignon de Konchalovsky, pour des raisons qui, donc, ne sont peut-être pas exactement celles qu'on avance, il se dégage de son récit pas mal de trouvailles romanesques, et c'est à ce niveau que le film est finalement convaincant. J'en retiendrai une: l'orteil de Sveta, la fille disparue que recherche l'héroïne, sa mère... Ce n'est pas grand-chose un orteil, et pourtant c'est ce qui fait tenir le récit debout. En tant que motif narratif (pas loin du macguffin): c'est à son orteil, visible parce que la chaussette est trouée, que la jeune fille est identifiée (et ce dès le début du film); mais plus encore, à travers ce dont il témoigne (d'un point de vue, on pourrait dire, bataillien), qui relie le sujet au sol, dans la boue de l'Histoire, celle ici du communisme, représentant par ailleurs ce qu'il y a de plus disgracieux dans un corps (surtout le gros orteil, même si on ne le voit pas), et d'autant plus que le reste du corps est beau (la fille est superbe, ainsi qu'elle apparaît la première fois qu'on la voit, au sortir de la douche). Soit l'orteil comme une sorte de contrechamp grossier (j'ai failli écrire contre-pied), à l'esthétisme excessif du film (son corps, trop beau), ce qui ne l'annule pas mais en atténue les effets. Et par là, permet de le sauver.

De Atarrabi et Mikelats, le dernier Eugène Green, je pensais dire un certain nombre de choses, le côté "rêche" du film (la diction atone des comédiens, la frontalité du cadre, la théâtralité... bref, le cinéma de Green), auquel il faut s'adapter, ce qui nécessite une bonne dizaine de minutes, mais après ça va, on pense par moments à Arrieta, pas le village de Biscaye mais l'auteur de Merlin, de l'Arrieta en plus hiératique, en moins guilleret aussi, quoique on y danse (en espadrilles) et que le film sait être drôle, qui va d'une citation de Pessoa: "le mythe est le rien qui est tout" (et son corollaire: "Tout est mystère"), aux remerciements adressés (à la fin du générique de fin) au sanglier castillan Aracelli et son ouverture d'esprit — pour les besoins du film il a accepté de parler basque! Bref, plein de choses à raconter (dont cette histoire d'ombre que le diable a volée), et puis, sortant de la salle, je tombe sur la critique de Laura Tuillier, placardée (la critique, pas Laura) à l'entrée du cinéma. C'est dans Libé, et comme c'est excellent, que l'essentiel y est, je ne vais pas me gêner, je vous la livre in extenso:

Eugène Green colle aux Basques.

Atarrabi et Mikelats, adaptation libre d'un mythe basque, témoigne de la passion pérenne d'Eugène Green pour cette langue et cette culture minoritaires du sud-ouest de l'Europe, à cheval entre France et Espagne. Après le beau docu Faire la parole, dans lequel le cinéaste suivait quatre jeunes gens dans leur défense du euskara batua, la langue basque parlée aujourd'hui, le voilà qui s'enfonce plus profondément dans l'histoire: le documentaire cède la place à la fiction, et les variations sur le présent de la langue se muent en archéologie mythologique, renouant avec la simplicité souveraine du Monde vivant (2003), son deuxième long.
Diable. Le mythe ici filmé a la sobriété de trait d'un conte pour enfants, soit l'histoire de Mari, déesse omnipotente du vivant, qui confie ses deux garçons, Atarrabi et Mikelats, au diable (incarné par le musicien de Faire la parole, Thierry Biscary, qui compose quelques très beaux morceaux) pour qu'il prenne en charge leur éducation. L'un s'en trouve fort aise tandis que l'autre, Atarrabi, devenu grand, cherche à se libérer de l'emprise diabolique pour accéder à une vie monastique. Eugène Geen, grand croyant dans les puissances du cinématographe (il en a écrit un traité de Poétique, paru en 2009), retrouve ses armes favorites pour animer, avec un archaïsme des moyens assumé, les personnages du mythe: filmage en pellicule, dépouillement extrême des décors et des costumes (le code couleur est d'une simplicité candide, le diable en rouge et le bon Atarrabi en pastel), et cette frontalité toujours impressionnante du cadre qui parie sur la matérialité des corps et des voix des acteurs pour donner vie à chacun des éléments du plan. Atarrabi ayant été dépossédé de son ombre par le diable, les plus beaux plans du film sont justement des projections d'ombres chinoises, dont le tracé clair rappelle que la lumière doit tout à l'obscurité. Et si Eugène Green ne peut s'empêcher, avec une malice qui frôle parfois le rictus passéiste, de parsemer son film de notes sur notre enfer contemporain (dans l'antre du diable, on porte la capuche et on écoute du rap... oups), c'est aussi ce brouillage des temporalités qui rend le film fluide et ouvert: à la faveur d'un raccord, on peut passer d'une chaumière moyenâgeuse à une place de village d'aujourd'hui, ou trouver un écran de surveillance chez le diable.
Sanglier. Cette circulation naturelle entre les âges, favorisée par l'environnement champêtre dans lequel se déroule tout le film, est aussi une communion secrète, au cœur d'un sous-bois, entre le monde vivant (c'est-à-dire, tout ce qui en nous est attentif à la vie) et le reste des éléments — on voit ainsi une pierre, un sanglier, ou un tamis se mettre à parler (en basque, naturellement) pour conseiller Atarrabi sur le chemin à suivre. Et le vieux mythe de se transformer en leçon d'écologie, puisque ce que filme le cinéaste n'est rien d'autre qu'un écosystème, où la vie en harmonie se gagne à force d'écoute et de présence, y compris aux sons et aux voix du passé.

4 commentaires:

  1. Vous aussi vous avez craqué pour la belle Laura ?

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    1. Je ne la connais pas mais j'aime bien son écriture ciselée et la clarté de ses textes

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    2. Oups je me suis trompé, je voulais dire la belle Laetitia.

      (mais Laura T. est très jolie aussi)

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    3. Lol... Laetitia Dosch je l'adore, elle est géniale, et ce n'est pas nouveau, déjà dans Jeune Femme de Serraille

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