Les Rendez-vous de Paris d'Eric Rohmer (1995). [segment: "Mère et enfant, 1907"]
Le musée, le peintre et la jeune femme.
Il peint des scènes de foule et sa palette est plutôt grise. S’il fréquente le musée Picasso, situé près de son atelier, c’est davantage pour y rencontrer quelque jolie fille que pour y chercher une quelconque source d’inspiration. Encore faut-il que la fille en question s’intéresse réellement à la peinture et, surtout, qu’elle évite les jugements à l’emporte-pièce, telle la visiteuse suédoise, lui reprochant la tristesse de ses tableaux puis assimilant ceux de Picasso, au musée où il l’a emmenée, à des morceaux de viande. Des propos qui ne peuvent que pousser notre peintre-dragueur à laisser choir la belle béotienne, non sans lui avoir fixé un autre rendez-vous car, évidemment, nous sommes dans un film de Rohmer (en l’occurrence, le dernier volet d’un petit triptyque) et le sujet ne saurait être la peinture. Le vrai sujet, ici, ce sont les quartiers de Paris (le Marais, dans la troisième partie), étant entendu que, pour Rohmer, un quartier de Paris, ça inspire la romance, autrement dit, c’est le lieu idéal pour y décliner de nouvelles variations sur le discours amoureux. Le musée s’inscrit dans cette topographie rohmérienne du désir, quelque part entre la rue, lieu de la rencontre fortuite, et l’atelier, lieu du hasard maîtrisé. Le musée comme lieu de parade, où l’on y abat ses meilleures cartes pour attirer l’attention de l’autre. Sauf que dans un musée, on ne parle pas d’amour, comme dans un café ou un jardin public, mais seulement de peinture (ou de l’art en général).
Le cinéma de Rohmer, lui, ne parle pas de peinture, du moins directement. On connaît l’aversion du cinéaste pour la citation picturale, Le Cauchemar de Füssli dans la Marquise d’O étant l’exception qui confirme la règle. Si on aperçoit souvent des tableaux dans ses films, généralement des reproductions d’œuvres connues, ils demeurent toujours intégrés au cadre fictionnel. Dans "Mère et enfant, 1907", le peintre, après avoir quitté la première fille, en rencontre une seconde au détour d’une rue; il la suit, ce qui le ramène au musée Picasso; c’est là, dans une des salles du musée, qu’il retrouve la jeune femme en train de contempler le tableau qui donne son titre au film (on peut y voir une référence à Vertigo même si Rohmer est tout aussi réfractaire à la citation cinéphile). La filature n’a eu pour but que de pouvoir répéter l’instant de la première rencontre. Lors de celle-ci, on voyait, en plan rapproché, la jeune femme, de face, croiser le peintre sans lui jeter le moindre regard (comme dans le film d’Hitchcock, lorsque Madeleine croise Scottie au restaurant Ernie’s). Dans le musée, la deuxième rencontre est filmée en plan d’ensemble: la femme, de dos et immobile, regarde le tableau situé à droite alors que le peintre entre dans la salle par la gauche. La séquence illustre parfaitement le principe rohmérien qui fait du cinéma un art de l’espace. Pour Rohmer, le cinéma ne peut être, de par sa vocation, qu’un art "réaliste", digne héritier de la peinture du XIXe. A ce titre, il conjoint toujours, au niveau de l’image, surface et illusion de la profondeur. En restant à distance du tableau, par l’intermédiaire de la jeune femme, le cinéaste refuse en quelque sorte l’aplat de l’œuvre pré-cubiste accrochée sur le mur. Chez Rohmer, le tableau n'existe pas en tant que tel, détaché des personnages qui occupent l’espace du film. Le personnage rohmérien joue, d’une certaine manière, le rôle de "médiateur" entre le tableau et le spectateur. Or ce rôle est aussi celui du guide dans un musée. Car le musée, s'il a modifié la relation du spectateur avec l'œuvre, a surtout instauré une véritable distance entre les deux. Dans un musée, on ne "rencontre" plus l'œuvre comme autrefois, on se contente de la contempler, dans un rapport non immédiat, comme un produit de l'art à une période donnée. C'est le rôle du guide que de chercher à réduire cette distance en renseignant le spectateur sur le style de l'artiste ou celui d'une époque. Dans le film, le peintre fait office de guide par le discours qu'il tient sur l'art de Picasso, même si ce discours n'est pas conventionnel. Il est censé nous rapprocher du tableau. Mais un tel discours, on le sait, est une aporie: il rapproche le spectateur, par les informations qui lui sont fournies et, en même temps, l'éloigne puisqu'il fait dépendre son jugement esthétique d'un savoir théorique. De plus, comme faire corps avec une œuvre si le rapport à celle-ci se trouve médiatisé? Ce dilemme rappelle celui du récit rohmérien qui voit l'objet du désir toujours médiatisé par un autre, lequel vient détourner momentanément le héros de sa trajectoire. Car si le discours du peintre, dans la séquence du musée, lui assure sa fonction de médiateur entre le spectateur et l'œuvre, il lui sert surtout à se faire remarquer de la jeune femme qui, elle, joue le rôle de médiateur — au sens "romanesque" du terme — entre le peintre et l'étudiante suédoise. Pour autant, ce discours ne lui permet d'aborder directement la jeune femme. L'espace muséal peut bien rejoindre l'espace romanesque, les deux ne sauraient être confondus. Dans "Mère et enfant, 1907", le musée apparaît à la fois comme un espace rêvé, le lieu médiateur par excellence, en accord avec l'économie habituelle du récit rohmérien, et comme un espace d'illusion, empêchant le héros d'entrer véritablement en relation avec l'autre, à l'image du spectateur vis-à-vis de l'œuvre d'art.
Finalement, c'est hors du musée qu'aura vraiment lieu la rencontre. D'abord dans la rue, au sortir du musée, où le peintre osera enfin accoster la jeune femme. Puis dans l'atelier — équivalent de la chambre — où la jeune femme, en se montrant aussi critique que la précédente sur le travail du peintre, amènera celui-ci, de retour de son rendez-vous manqué, à coucher... de nouvelles couleurs sur sa toile. La journée n'aura pas été totalement perdue.
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