Suis-moi je te fuis/Fuis-moi je te suis. Disons d'abord que des trois films que j'ai regroupés, le "double film" de Fukada est le moins radical, celui qui risque le moins de bousculer les habitudes du spectateur, puisque le risque ici touche uniquement au récit, à sa construction, qui plus est, sans la dimension improvisée du film de Noé ni "performative" de celui de Tsai. En fait, si l'ensemble dure presque quatre heures, le défi pour Fukada était moins d'étirer que de concentrer un récit à la base beaucoup plus long — il est tiré d'un manga —, que le cinéaste avait au préalable adapté sous la forme d'une série télé, dix épisodes d'une vingtaine de minutes chacun. Soit un scénario réduit de moitié dont on pourrait qualifier le mouvement de bressonien: le "drôle" de chemin que doivent prendre deux êtres pour aller l'un vers l'autre, ce à quoi renvoie le double titre français. Car si on connaît le côté Rohmer de Fukada — cf. Au revoir l'été —, ce dont témoigne dans Suis-moi/Fuis-moi... le passage où, se promenant dans un parc avec sa petite fille, Ukiyo, l'héroïne, au moment de prendre une photo de l'enfant, croit voir au fond du plan Tsuji, celui qu'elle aime et dont elle a perdu la trace, écho manifeste à la Femme de l'aviateur, ou encore le personnage même de Tsuji, indécis et lâche dans ses relations sentimentales, à l'image du Gaspard de Conte d'été... il y a aussi un côté Bresson chez Fukada — cf. Harmonium — auquel renvoie d'ailleurs le titre original du film: Le signe du sérieux, deux mots: "signe" et "sérieux", qui bien sûr résonnent japonais mais, dans le cas présent, évoquent peut-être plus encore l'art de Bresson.
Suis-moi/Fuis-moi... est ainsi jalonné d'ellipses, qui, loin de perdre le spectateur, se contentent de le désarçonner, juste un temps, puisque ce qui, au détour d'une séquence, apparaît peu compréhensible, se trouve logiquement expliqué à la séquence suivante, Fukada découpant son film en petits blocs, ce qui n'est pas sans rappeler les cases d'une BD. Un procédé qu'on pourrait juger archaïque vu que la BD moderne, et tout particulièrement le manga, vise au contraire, par le mouvement imprimé, à décloisonner l'histoire qu'il raconte et par là même à libérer le récit. C'est qu'il y a autre chose dans le film qui tient à ce qui dans le récit ne fait pas justement "jonction". Quoi exactement? Difficile à dire. En tous les cas, quelque chose qui témoignerait du lien que Ukiyo et Tsuji n'arrivent pas à nouer, parce que refusant plus ou moins consciemment, chacun de leur côté, l'aliénation qu'un tel lien implique, ce que symbolise le suicide à deux, poignets ligotés, auquel Ukiyo fut "contrainte" dans le passé avec son amant de l'époque. Aliénation qui est celle de la femme, soumise à son mari comme aux hommes dans leur ensemble, et dans le cas d'Ukiyo, incapable de se défendre, de dire non, toujours à s'excuser — "sumimasen" est répété tout au long du film par l'héroïne —, mais aussi de l'individu japonais en général, dans son rapport au père, au travail (ici l'entreprise de jouets et de feux d'artifice où travaille Tsuji), quand ce n'est pas, en plus, au yakuza du coin.
D'un côté, donc, Ukiyo, coincée entre deux barrières (comme au passage à niveau), la barrière sociale et celle de son désir, continuellement réfréné, l'obligeant à fuir à chaque fois qu'un semblant de lien prend forme, sous prétexte de devoir aider celui qu'elle abandonne, devenu, par la force des choses, le plus fragile... naviguant ainsi dans une sorte de présent instable — elle ne se prénomme pas Ukiyo, c'est-à-dire "monde flottant", pour rien. De l'autre côté, Tsuji, inexorablement attiré par Ukiyo, parce que radicalement différente des deux autres femmes, l'une immature l'autre trop sérieuse, qui lui tournent autour; Ukiyo qui incarne par son "histoire" une vie autrement plus trépidante, permettant à Tsuji de sortir de cet effroyable quotidien dans lequel il vit, à l'instar de Marlowe, l'écrevisse au fond de son aquarium, qu'il nourrit mécaniquement le soir, une fois rentré chez lui, dans son appartement-cellule.
Dit comme ça, on pourrait trouver le film très théorique, très froid dans son expression, et pour le coup, vu la durée du film, aussi ennuyeux et répétitif, ennuyeux parce que répétitif, que le monde qu'il décrit... En même temps, il demeure un fil, tenu, qui court à l'intérieur du récit, offrant une lecture différente de celle, très convenue (sur la société japonaise et la place de la femme dans cette société), qu'une vision disons paresseuse du film ne permettrait pas de dépasser. Voir Suis-moi/Fuis-moi... c'est un peu comme lire des idéogrammes et, en fonction de la lecture et du sens qu'il faut leur donner, percevoir autrement le film. Ce fil, qui dans le film maintient l'édifice, a à voir avec l'idée d'endettement. C'est l'endettement qui, d'un côté, soumet corps et biens Ukiyo à son prêteur, et de l'autre, permet à Tsuji, par le jeu du remboursement, de ne jamais rompre complètement avec celle à qui il a prêté. C'est ce qui fait lien durant les trois-quarts du film, et même au-delà, quand, lors de la dernière partie, la disparition ne concerne plus Ukiyo mais Tsuji. A ce propos, le thème de la disparition n'est pas ce qui structure équitablement les deux films. Suis-moi et Fuis-moi, pris dans leur ensemble, sont en fait divisés en... trois parties: la première, jusqu'à la disparition effective, au bout d'une heure, de Ukiyo (jusque-là elle ne disparaissait jamais très longtemps); la dernière, quand c'est Tsuji qui a disparu, durant la dernière heure; entre les deux, une longue partie, qui correspond à la seconde moitié de Suis-moi et à la première de Fuis-moi — ça va, vous suivez? — dans laquelle Tsuji, découvrant "l'enfer" qu'on lui a promis s'il restait avec Ukiyo, finit par "oublier" la jeune femme pour mieux... la retrouver. De sorte que les deux films ne sont pas à proprement parler symétriques, au sens où le thème de la disparition n'en constitue pas le centre. D'abord parce que, au pays des signes, le récit, comme l'espace décrit par Barthes, se trouve "incentré", réversible, à l'image du "corridor de Shikidai", et que l'inverser ne changerait rien. Mais surtout, parce que le lien que j'essaie de définir se situe hors du cadre narratif, du moins se trouve-t-il à sa marge, incarné par le personnage de Wakita, le yakuza, qui est celui grâce à qui la rencontre peut finalement avoir lieu, hors de toute vraisemblance, entre Ukiyo et Tsuji. A la fois comme médiateur du récit, via la question de la dette, sans cesse reconduite, et comme spectateur assidu, de ce que vivent les deux personnages principaux, cherchant notamment à comprendre cet attachement, insensé à ses yeux, que Tsuji, comme d'autres avant lui, éprouve pour Ukiyo. "The real thing" (titre international du film) se situerait là, assurant l'impossible jonction, ce "réel de la chose" qu'est la rencontre amoureuse.
[21-12-22]
Il y a 30 ans, Sylvie Gisèle Armelle...