dimanche 22 janvier 2023

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Parfois, je me souviens du jour où j'ai voulu prendre un chemin en haut d'une corniche. Rien ne bougeait dans les broussailles rousses, à deux heures de l'après-midi. Je me suis assis par terre, au milieu du chemin sablonneux: la lumière et la chaleur du jour descendirent en moi jusqu'à mes os brûlants, presque crépitants. Au bout d'un moment, je me suis relevé et me suis approché du bord. En bas, je pouvais voir une plage minuscule, au pied d'un éboulis de roches rouges, et j'eus soudain envie d'aller me baigner là, exactement là. J'enlevai mes vêtements que je posai sous un pin, et gardai mes espadrilles. La chaleur déserte de l'été semblait monter de l'eau autant qu'elle descendait du ciel. Puis je commençai de descendre lentement vers l'étroite bande de sable et le bassin émeraude.
Au milieu du parcours, à une quinzaine de mètres au-dessus de l'eau, je me sentis brusquement plaqué contre la paroi, et mon cœur se mit à battre comme une bête devenue étrangère. J'avais l'impression que quelque chose planait autour de moi, par cercles rapprochés, comme si j'étais devenu en même temps le vide où cet oiseau tournoyait, cet oiseau, et sa proie. Ma jambe droite se mit à trembler violemment, détachée du rocher et du reste de mon corps.
A cet instant précis m'est revenu celui où, faisant de la plongée sous-marine en mer du Nord, drossé contre un récif et pris par un ressac qui me maintenait au fond, l'embout à oxygène soudain arraché, j'avais regardé en haut: à travers l'écume, dix mètres au-dessus de moi, j'avais vu la surface, pourtant proche, mais lointaine et fragile, et ç'avait été comme si elle allait crever, et le ciel tout entier s'épancher dans la mer.
Après quelques minutes, ma jambe cessa de trembler et reprit son appui sur le rocher. Un bruit de moteur me parvint et, tournant la tête, je vis une vedette blanche qui filait vers le large, bondissant sur les vagues. Puis je cherchai une nouvelle prise et descendis vers la crique. (Frédéric Berthet, "Pas là", in Felicidad, 1993)

[25-01-23]

Mes chers espions de Vladimir Léon (2023).

Deux Léon, deux.

Si tout le monde n'a pas eu la chance d'avoir des parents communistes, c'est vrai aussi pour les grands-parents. L'histoire familiale des Léon, pour ce qui est de l'utopie communiste, se découpe par tranches de quinze ans. Quinze ans, c'est le temps qui sépare le décès de Max Léon, le père de Pierre et Vladimir, de celui de leur mère, Svetlana Léon; c'est le temps qui sépare rétrospectivement le tournage de Mes chers espions, après la mort de Svetlana, de celui de Nissim dit Max, ce documentaire qu'avaient réalisé Pierre et Vladimir sur leur père (décédé juste après), son expérience de militant communiste et toutes ces belles illusions qui s'étaient envolées avec la fin de la perestroïka, survenue... bah quinze ans plus tôt, alors que, si si, en remontant encore quinze ans, on arrive au milieu des années 70, période qui avait marqué le retour de Max de Moscou où il avait été correspondant de L'Humanité pendant disons, une bonne quinzaine d'années. On peut même remonter quinze ans avant, soit le temps de la guerre, la Résistance, les FTP...
Après, ou plutôt avant, encore avant, pour remonter plus loin, quinze et trente ans plus loin, eh bien, il faut passer par les grands-parents. Du côté non pas du père, le côté français, mais de la maman, le côté russe, les parents de Svetlana. C'est l'histoire de Constantin (dit Kostia) et Raissa (dit Lily) Kotchetkov, émigrés en France à la fin des années 20, où ils se rencontrèrent, lui, ouvrier chez Renault, elle, aidant les exilés russes... Etaient-ils des espions à la solde de Moscou, justifiant leur expulsion de France après la guerre? C'est vrai que Boulogne-Billancourt (l'usine) était considérée, à l'instar de Salonique, comme un "nid d'espions" et que Lily a peut-être, pendant la guerre, côtoyé Dorian, l'agent double... Des Russes blancs secondairement "rougis", comme dit Vladimir Léon, ce qui fait penser à Triple Agent, le film de Rohmer dans lequel d'ailleurs Vladimir tenait un petit rôle. On n'en dira pas plus, d'autant que dans ce genre de film, ce qui compte c'est moins la révélation du secret que l'enquête par elle-même, le chemin suivi pour y accéder. Ça commence comme dans un roman d'espionnage (ou de Modiano) par la découverte dans une valise de vieux documents (photos, lettres, journal...), ça continue par des soirées à discuter entre frérots, entre amis aussi, un verre de vodka à la main, sur ce qu'on a trouvé, et que se précise l'idée/l'envie d'en savoir davantage, sinon de tout savoir, ce qui ne peut que passer par un retour aux sources, là-bas en Russie.
"Vivre, c'est s'obstiner à achever un souvenir". Cette citation de René Char, Modiano l'avait placée en exergue de son roman Livret de famille. Si vivre pour Modiano, c'est écrire, on peut dire que pour les frères Léon, c'est "faire" du cinéma: écrire, produire, jouer, filmer... du côté du documentaire chez Vladimir, davantage de la fiction chez Pierre, une distinction qui n'a pas grande signification, surtout quand ils se retrouvent ensemble, l'essentiel étant de produire du récit, mais du vrai récit, celui qui va au delà de ce qui nous est raconté (le puzzle narratif), où, pour "achever" les souvenirs, réels mais souvent flous, que les deux ont de leur jeunesse et de leurs grands-parents russes, notamment de la baboushka, un "personnage" comme on dit (de ceux qui nourrissent l'imagination), Vladimir, accompagné de son frère (c'est lui l'inspecteur), doit aussi inventer: non pas des faits, mais ce qui permet de tisser un récit, engageant l'aventure sur un autre terrain, plus vaste que celui de l'intime, où le spectateur se trouvera partie prenante, partageant en quelque sorte l'aventure, entre Paris et Moscou, la France et la Russie... terrain qui bien sûr est celui du romanesque, qui affirme que "dans la vie, ainsi que le rapportait encore Modiano, via un de ses personnages, ce n'est pas l'avenir qui compte, c'est le passé". Le passé, non pas dans une démarche nostalgique mais par la façon, à la fois grave et allègre, tendre et généreuse, de le faire résonner avec le présent (le tissage est là). D'où l'émotion... Emotion d'autant plus forte qu'elle est redoublée par le fait que tout s'y passe à deux: Pierre plus marmoréen que jamais, Vladimir au faux air de Morrissey, deux voix, deux corps... conférant au récit, situé entre quête et enquête — action menée plutôt seul habituellement —, une plus-value que je qualifierais volontiers d'osmotique. Mes chers espions a l'étoffe des grands romans.

7 commentaires:

  1. Ce documentaire de 2020 qui sort enfin en salles, c'était inespéré. Des Etats généraux du film documentaire de Lussas, première sortie, en 2020, au Saint-André-des-Arts, Paris Vè.
    Deux frangins en quête, au gré des objets familiaux, férus d'histoire russe.
    Il n'y a rien de plus vivant que le passé, pourrait-on dire après avoir vu nos compères danser au fin fond d'une province russe. Filmé à hauteur d'homme et de femme, ce documentaire pourrait nous servir à apprendre les pouvoirs du cinéma. Ce besoin de savoir, de voir, de questionner, trait des grands, se construit sur plusieurs décennies d'archives.
    Le plus marquant: les scènes de dialogue entre Valdimir et Pierre, tellement fortes qu'on les qualifierait volontiers de communion. Harmonieux.

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    1. Exactement, ça recoupe le point sur lequel je voulais finir (et sur lequel du coup j'ai fini): cette double présence dont je ne sais si elle était prévue initialement (Vladimir devait-il passer devant la caméra ou rester derrière?), en tout cas elle donne au film un pouvoir d'émotion incroyable.

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    2. Oui, et d'ailleurs le plus émouvant vient de ce que Vladimir et Pierre ne savent pas ce qu'ils vont dire, et on se surprend, halluciné, à écarquiller les yeux devant tant de vie (le mot improvisation ne suffit pas ici).

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  2. Vous semblez bien connaître les frères Léon.

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  3. Et côté musique, vous avez des choses à partager ? Vous en voulez ?

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    1. Pour l'instant non, à part le dernier Rozi Plain qui est magnifique

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