vendredi 9 avril 2021

La fin et le commencement


JLG/JLG, autoportrait de décembre de Jean-Luc Godard (1995).

Les Cahiers: 1980-2010 (3)

C'est déroutant! Tout à l'heure, que dis-je, il y a un instant encore, en écrivant mon titre, j'étais persuadé que j'allais commencer mon récit comme on commence un roman et que la seule différence consisterait dans la véracité. Or, voilà que je découvre soudain ce qui fait l'artifice du roman, ce qui fait qu'il ne peut jamais être une image de la vie: un roman a un commencement et une fin!

Georges Simenon, Les trois crimes de mes amis.

Le XXe siècle étant considéré comme un siècle court (1914-1989), on en déduit que les années 90 appartiennent au suivant, marquant ainsi un commencement. Sauf que ces années-là sont aussi imprégnées du sentiment de fin qu'entretient l'échéance de l'an 2000. De sorte qu'elles opèrent dans l'esprit collectif un double mouvement, à la fois optimiste (la fin de la guerre froide) et inquiet (des incertitudes, quant au "nouvel ordre mondial", aux craintes multiples concernant la fin du millénaire), l'inquiétude l'emportant sur l'optimisme à mesure qu'approche la date fatidique (le compte à rebours est lancé). De cette décennie où donc s'expriment des tendances diverses et contradictoires - décennie, qui plus est, coincée entre deux événements-phares de l'Histoire: la chute du mur de Berlin (1989) et les attentats du 11 septembre (2001) - il ressort une impression de transition: prolonger les années de rupture que furent les années 80, en attendant les années 2000 et la part d'inconnu qu'elles représentent symboliquement. D'où une période assez floue, complexe et sans repères tangibles...
Qu'en est-il aux Cahiers du cinéma? Soulignons d'abord un renouvellement de l'équipe: à ceux qui collaborent à la revue depuis déjà un certains temps, tels Marc Chevrie, Michel Chion, Philippe Arnaud, Frédéric Sabouraud, Antoine de Baecque, Iannis Katsahnias... il faut citer les nouveaux noms de Colette Mazabrard (de passage), François Niney, Vincent Ostria, Nicolas Saada, Frédéric Strauss... auxquels vont s'ajouter ceux de Laurence Giavarini, Jean-François Pigoullié, Camille Taboulay, Camille Nevers, Vincent Vatrican... et bien sûr Thierry Jousse, arrivé aux Cahiers en 1988, membre du comité de rédaction en mai 1989, rédacteur en chef adjoint en novembre 1989 et rédacteur en chef tout court en février 1991 (à la place de Toubiana qui ne quitte pas la revue pour autant). On connaît ascension moins rapide. Les premiers temps sont marqués par cette contemporanéité heureuse entre l'éclatement du monde (en l'occurrence soviétique) et la nouvelle formule de la revue, elle-même éclatée, à l'image, on l'a vu, de son désormais ex-Journal. Et s'il n'y a plus de Journal, le goût daneyien du voyage, lui, demeure. Il se manifeste dès janvier 1990 avec ce numéro "spécial URSS" qui voit Daney (de retour pour l'occasion) et une poignée de rédacteurs (véritables "Tintins" au pays des Soviets) partir à la rencontre des cinéastes de là-bas (de Tarkovski à Pelechian, en passant par Paradjanov, Mouratova, Guerman, Sokourov, mais aussi Pitchoul et Lounguine)... Vingt ans après le numéro "Russie années 20", les Cahiers, désormais à mille lieues de leur conception du cinéma comme "pratique signifiante", font l'épreuve du terrain: un autre rapport à l'Histoire, surtout quand celle-ci se fait live. La révolution roumaine vue en direct à la télévision a probablement servi de déclencheur. Et si aux Cahierson ne peut (par culture) en rendre compte autrement qu'à travers la grille bazinienne et sa pratique rossellinienne ("Roumanie, année zéro"), on est quand même sensible (peut-être inconsciemment) au fait que ce que nous a offert la télévision à cette occasion, ce n'est pas exactement du cinéma, ou alors, que si ça l'est, cela ne peut être qu'à le considérer dans son acception première: le cinéma des origines, à l'état brut, sans scénario ni montage... seule façon de faire raccord avec l'Histoire. Sauf que le cinéma, même en tant que pur enregistrement du réel, ce n'est pas non plus l'Histoire (en tant qu'émergence de la vérité dans le réel). Cinéma et Histoire, est-ce que ça va ensemble? se demandait Daney. Question qu'on peut reformuler à la manière de Godard: "Histoire (s/est-ce) du cinéma?" Quoi qu'il en soit, on notera avec amusement que la meilleure approche de ces images de Roumanie, on la doit finalement à un lecteur des Cahiers, Philippe Coutarel (futur collaborateur de la revue CinémAction, et l'auteur d'une monographie consacrée à Alexei Guerman), lorsqu'il écrit:

C'est un fait que la télévision ne se connaît guère elle même et joue très mal son rôle, à de rares exceptions près. Pourtant, je dois l'avouer, malgré une mince poignée de films importants (...), ce ne sont pas des images de cinéma qui me restent de 1989, mais des images de télévision, sans conteste, qui expédient tout le reste aux oubliettes: ces images catapultées heure par heure de Roumanie, fin décembre, en un direct ininterrompu, hallucinant. (...)
On a tellement parlé du "pouvoir falsificateur" de l'image, de sa multiplication dévalorisante, de ses créations de mythologies, de sa nocivité, etc. Mais la force inouïe des images retransmises de Roumanie était soudain de balayer tout ça pour un temps, de rétablir spontanément un pouvoir primitif de  l'image et retrouver l'esprit des frères Lumière. La réalité ne se laissait pas mettre en scène. Tout allait trop vite. Les journalistes happaient ce qu'ils pouvaient, dans l'urgence et le risque. Des Roumains se réappropriaient aussi par "les médias" une existence et une parole confisquées qui s'imposaient, crevaient l'écran. D'où l'incroyable intensité, la force émotionnelle de ces images radioactives, contagieuses. C'est le réel lui-même, en fait, qui brusquait les caméras, les violait, leur faisait rendre gorge. Le "savoir" (relatif bien sûr) sur ce qui se déroulait en Roumanie passait absolument par la vision de ces images (qui pour une fois, les journalistes ont eu le bon réflexe - ou simplement la décence - de peu commenter).
Entre autres dizaines d'images stupéfiantes, inouïes, laissant le spectateur incrédule, celle de cette descente-poursuite dans le Bucarest souterrain de la Securitate: des centaines de kilomètres de galerie bétonnées, reliées à tous les points stratégiques de la ville. Soudain, on y redécouvre, en même temps que tous les Roumains, l'abri personnel de Ceaucescu: gros plan sur les restes d'un repas avant la fuite et surtout, sur un frigo rempli jusqu'à la gueule de viande, d'oranges et d'alcools divers, ultime provocation méprisante du dictateur déchu au Bucarest affamé, "d'en haut" et à tous les Roumains. Au fond de ces labyrinthes, on est d'un coup en plein Fritz Lang, celui des Mabuse, des Espions, de Metropolis...

Le réel, c'est la grande affaire de ce début de décennie aux Cahiers où le mot fonctionne non pas comme un mantra, invoqué à tout bout de champ (ce que sera davantage le mot "histoires", qui courra tout au long de ces années, avec en filigrane les Histoire(s) du cinéma de Godard — nous y reviendrons), mais comme "retour du refoulé", de ce qui, durant les années 80, avait été mis quelque peu sous le boisseau, au nom justement de la "bonne histoire", de ces histoires que le cinéma se devait de raconter à tout prix, l'enjeu fictionnel demeurant toujours prioritaire en 1990 mais pris dans un réseau plus complexe, quant au rapport de la fiction et du réel, comme si, au monde d'aujourd'hui, soudainement débarrassé de cette bi-polarité qui depuis quarante-cinq ans le régissait, devait correspondre une vision du cinéma moins binaire, qui fasse fi des oppositions trop tranchées: cinéma français/cinéma américain, cinéma d'auteur/cinéma mainstream, cinéma des marges/cinéma du centre... et surtout de l'habituel conflit réel/fiction, symbolisé par l'opposition - qu'on peut dire structurelle - existant entre le cinéma (en manque de réel) et la télévision (en mal de fiction). C'est fort d'une telle approche (pas vraiment nouvelle mais réactualisée) du cinéma, plus mouvante, en phase avec la complexité du monde, de la réalité et des œuvres qui en rendent compte, que se trouvent plébiscités au début des années 90 des films comme Bouge pas, meurs et ressuscite de Vitali Kanevski, Alexandrie, encore et toujours de Youssef Chahine, l'Etoile cachée et Subarnarekha de Ritwik Ghatak (deux films des années 60) et bien sûr, emblématiques de ce nouveau rapport au réel: Close-up et Et la vie continue d'Abbas Kiarostami, le grand cinéaste de ces années-là... Et pour ce qui est du cinéma français, outre les films de Doillon (le Petit Criminel) et de Pialat (Van Gogh), citons celui de Desplechin (la Sentinelle), son premier long, qu'il est difficile de ne pas rattacher à l'époque avec son côté "sans boussole", tous ces fils narratifs entremêlés qui emberlificotent le récit, ce qui, chez Desplechin, restera sa marque de fabrique (textile forcément - il n'est pas de Roubaix pour rien)... Sans oublier Godard (comment le pourrait-on) avec, bien sûr, ses deux films en prise directe avec l'actualité (Allemagne 90 neuf zéro, Je vous salue, Sarajevo), mais surtout Nouvelle Vague et Hélas pour moi, dans lesquels l'ermite de Rolle - qui au passage fait l'objet d'un nouveau numéro spécial (pour ses 30 ans de cinéma) - travaille plus spécifiquement la question du récit.

Quand le père du père de mon père avait une tâche difficile à accomplir, il se rendait à un certain endroit dans la forêt, allumait un feu et se plongeait dans une prière silencieuse. Et ce qu’il avait à accomplir se réalisait.
Quand, plus tard, le père de mon père se trouva confronté à la même tâche, il se rendit à ce même endroit dans la forêt et dit: "nous ne savons plus allumer le feu, mais nous savons encore dire la prière". Et ce qu’il avait à accomplir se réalisa.
Plus tard, mon père... la même tâche, lui aussi alla dans la forêt et dit: "nous ne savons plus allumer le feu, nous ne connaissons plus les mystères de la prière, mais nous connaissons encore l’endroit précis dans la forêt où cela se passait, et cela doit suffire". Et ce fut suffisant.
Mais quand à mon tour j’eus à faire face à la même tâche, je suis resté à la maison et j’ai dit: "nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même plus l’endroit dans la forêt, mais nous savons encore raconter l’histoire".

Jean-Luc Godard, Hélas pour moi, 1993.

Et le cinéma américain? Remis sur les rails avec le Batman de Burton, il voit son aura grandir à nouveau durant toutes ces années, et d'autant plus rapidement que ça ne se limite plus au seul cinéma indépendant. Si Batman, en tant que film de grosse major (= majoritaire), avait convaincu, c'est, on l'a vu, parce que, en plus de ses qualités intrinsèques, il s'opposait au système à l'intérieur du système, ce qui lui donnait un côté "indépendant", sinon "minoritaire", donc défendable (à la différence du film de Soderbergh, Sexe, mensonges et vidéo, qui ne dérangeait pas grand-chose bien qu'œuvrant en dehors du système)... Deux ans après, plus la peine, nous dit Thierry Jousse: "il ne s'agit pas de s'opposer à un système de représentation, mais de l'intensifier, de le pousser dans ses retranchements ultimes et de le subvertir de l'intérieur". Conclusion imparable: "C'est en ce sens qu'il est peut-être vain de fustiger le cinéma commercial américain, car c'est de lui que naît aussi le grand cinéma d'auteur". Jousse va même plus loin. A l'inverse du cinéma américain, le cinéma d'auteur français est un cinéma de prototypes où les auteurs n'ont de compte à rendre qu'à eux-mêmes. Non rattaché comme aux Etats-Unis au "genre", sans héritage à recueillir (car, précise Jousse, "le fort de la Nouvelle Vague, faux groupe de cinéastes très individualistes, n'est pas la transmission"), et surtout seul à offrir un quelconque intérêt (vu la pauvreté du cinéma commercial en France), ce cinéma-là, français et non commercial, qui ne doit compter que sur ses propres forces, se retrouve catalogué d'office "indépendant", au sens strict du terme: qui se suffit à lui-même. Conséquence: pour Jousse, "il est devenu plus urgent de parler des auteurs dans le cinéma américain que dans le cinéma français. Tout simplement parce qu'aux USA, les auteurs, s'ils ne dissimulent pas complètement, n'ont pas, en général, d'ostentation dans leur rapport aux cinéma. Tandis qu'en France, le tableau est devenu tellement clair que l'envie nous prend souvent de reprendre les films par leur milieu, c'est-à-dire par leurs personnages ou leur territoire, plutôt que par leur signature, parfois trop explicitement voyante." L'idée est là, qu'on pourrait juger provocante, mais qui n'a pour but que de justifier pourquoi le cinéma américain doit dorénavant occuper le devant de la scène. Simplement pour qu'on puisse y traquer l'auteur (exemplairement celui qui ne se revendique pas comme tel), alors qu'en France le cinéma d'auteur, par son côté trop manifeste, cet auteurisme dans lequel se replient nombre de cinéastes - dans l'esprit de "l'exception culturelle" qui refait débat en 1993? -, pousserait à l'admiration, voire la glorification, davantage qu'à un vrai travail critique.
Cela dit, le goût de l'Amérique, c'est aussi ce qui est à la base de toute cinéphilie, plus encore que la "politique des auteurs" qui n'était, du moins au départ, qu'une stratégie pour élire des cinéastes... Jousse, toujours (dans le spécial "Cinéma américain", repris et complété dans le hors-série: 1992): "Pourquoi aimer encore le cinéma américain? Ce qu'écrivait, il y a plus de dix ans, Jean-Pierre Oudart à propos de Shining pourrait presque nous servir de credo: 'J'ai le sentiment qu'il est nécessaire pour beaucoup de penser que le cinéma américain est une chose débile fabriquée pour des débiles. Il faudrait interroger la manière d'en faire la publicité, la critique, la manière de parler aux masses de cette culture de masse dont nous faisons une grande consommation, qui nous apporte souvent un peu d'air, un peu d'oxygène, de ces films dont quelques uns sont passionnants, beaucoup décevants, et à quoi on ne cesse de revenir.' Et un peu plus loin d'ajouter: 'Il est bon de cultiver la part d'Amérique que beaucoup de films ont accumulé en nous-mêmes, et de s'en servir pour gagner de nouvelles idées sur le cinéma, sur les médias'... C'est cette part d'Amérique dont nous voulons parler aujourd'hui, pour échapper à l'asphyxie, parce qu'elle nous permet encore d'établir un lien, si ténu soit-il, entre Straub et Eastwood et que ce lien signifie qu'ils continuent l'un et l'autre à habiter un seul et même monde, parce que l'Amérique est une jambe dont le cinéma a absolument besoin pour tenir debout et faire en sorte que sa capacité d'intervention au présent demeure."
Reste à faire la distinction entre ce qui participe d'une volonté forte: redéfinir les pôles les plus actifs du cinéma du moment et ce qui ne relève au fond que d'une "politique de recentrage", permettant de parler de tout le cinéma, du meilleur comme du pire, quitte ensuite à rectifier le tir. Etablir une ligne (même ténue) Eastwood-Straub-Satyajit Ray, à travers respectivement Unforgiven, Antigone, Agantuk, qui passe par la figure de Ford, et l'idée de "simplicité" à laquelle elle renvoie, vise autant à parler d'auteurs rares comme Straub et Ray qu'à faire d'Eastwood le grand cinéaste américain de l'époque, non seulement parce que se confrontant dignement à la violence (au contraire d'un Lynch avec Sailor et Lula ou d'un Tarantino avec Reservoir Dogs), mais surtout parce qu'il incarne - à lui tout seul, serait-on tenté de dire - le cinéma américain, par sa mise en scène, enracinée dans le cinéma classique, et le regard qu'il porte, désenchanté, lucide, sur le rêve américain, sa mythologie, ses fantômes... bref sur l'innocence perdue, comme dans Un monde parfait qui suit Unforgiven. Mais, en même temps, c'est la même ligne qui, via la notion "dreserienne" de tragédie, justifie le rapprochement entre Ford et Griffith, les pères, et Né un 4 juillet d'Oliver Stone, et ainsi tend à survaloriser l'œuvre de Stone (jusqu'à faire la couverture, comme Tueurs nés quatre ans plus tard). Cet enthousiasme excessif (Katsahnias) pourra bien être tempéré par la suite (Saada, Nevers), ça n'aura jamais la valeur d'un démenti, Stone restera, par l'accueil réservé au départ, un auteur Cahiers, qui fait débat au sein de la rédaction, la divise même, mais dont on parle, dont il faut parler, parce que répondant au programme rappelé par Toubiana (à l'occasion des 40 ans de la revue), quant à la nouvelle politique éditoriale des Cahiers: "ouverture, curiosité, questionnement".
Programme qui vise à parler encore et toujours, dans la tradition cinéphile des Cahiers, de tout ce qui touche au cinéma, et plus généralement aux "images", surtout celles de la télévision (de plus en plus prégnantes), beaucoup moins celles de la pub (les images "Goudino", de Goude à Mondino), et qui, en ces premières années de la décennie, résonne aussi avec l'Histoire et les grands événements qui la traversent. Derrière les nombreuses "Histoires d'Amérique" qui jalonnent les numéros de la revue, il y a l'Histoire au présent, celle qui s'écrit là-bas en Irak, lors de la première guerre du Golfe. Fini l'amateurisme roumain, le conflit, couvert par CNN, témoigne, grâce à la technologie, d'une autre façon de raconter la guerre, plus professionnelle, plus spectaculaire, plus "film d'action", qui préfigure, au niveau des images, la guerre en caméra embarquée que sera, quinze ans plus tard, la seconde guerre du Golfe. Ouverture, curiosité, questionnement... cela fait également écho à l'aspect composite, mosaïqué, que revêt le monde avec la fin du communisme. Qui fait que, de la même manière qu'on ne parle plus d'Union Soviétique ou de Yougoslavie, on ne saurait parler de Cinéma Américain, mais de cinémas américains, déclinaison qu'on peut étendre, suivant Jousse, au cinéma français, et tant qu'à faire au cinéma dans son ensemble, plus fragmenté que jamais. Comme si, au militantisme politique des années 70, au discours "économiste" des années 80, succédait une approche plus géopolitique du cinéma, marquée par un nouveau découpage des territoires à explorer. D'un côté, un continent, le cinéma américain unique et multiple: de l'emblématique Eastwood à Scorsese, en passant par Coppola, De Palma, Cimino... Woody Allen, Burton, Dante, les frères Coen, Cronenberg, Hartley, Spike Lee, Van Sant, Ferrara... mais aussi Spielberg et sa Liste de Schindler, ardemment défendus par Camille Nevers, qui y voit une grande fiction américaine, qui ne raconte pas lourdement l'Histoire, comme Oliver Stone, ni même une simple histoire, mais "additionne" du récit — ce qui fait que la séquence controversée des douches renverrait, par son suspense, moins à un "effet Kapo", forcément abject, qu'à Psychose d'Hitchcock)... mais encore Craven, Zemeckis, Raimi, Cameron et... McTiernan, parce que dans le cinéma américain, décidément, c'est comme dans le cochon, tout est bon... au moins à la discussion (sauf Altman?). Et de l'autre (non pas opposé, parce que les passerelles sont nombreuses), eh bien tout le reste... les cinémas français et d'ailleurs, éclatés un peu partout dans le monde - sans la dimension métonymique (le tout et les parties) que possède le cinéma américain -, des petites îles, au mieux des archipels, permettant d'agréger (en France) certains auteurs, aux préoccupations communes:
- parce que leurs films sortent en même temps (cf. le petit groupe "vecchialien" déjà cité: Biette, Frot-Coutaz et Davila dont la Campagne de Cicéron enchante Rohmer, groupe auquel on rattachera Guiguet et son beau Mirage - le film fera la couverture du n°461)
- ou qu'ils font partie d'une "collection" télévisée (Mazuy, Denis, Akerman... avec "Tous les garçons et les filles de leur âge")
- ou bien encore parce qu'il s'agit de leurs premiers films (Collard et Desplechin... également Garcia, Beauvois, Ferreira Barbosa, Ferran...),
mais sinon: des individualités, qui ne font pas "corps" (le mot préféré de Jousse), et qu'on célèbre une par une: les grands noms du cinéma que sont en France: Rohmer (qui ouvre un nouveau cycle, saisonnier - le grand œuvre de la décennie -, et parallèlement s'exerce au politique), Chabrol (qui retrouve Simenon), Rivette (de la "Noiseuse" à la "Pucelle") et Godard, dont Hélas pour moi se voit contesté par Jousse - véritable crime de lèse-majesté pour certains - dans une lettre ouverte au cinéaste, où, alors que Nouvelle Vague l'avait transporté (avec son double travelling inversé, le mouvement du flux et du reflux, de la vague qui vient et qui revient), là, Jousse reproche à Godard de faire un cinéma dorénavant tourné vers le passé, à travers toutes ces histoires de retour, un cinéma de l'orgueil, retranché sur lui-même, "incorporel" et qui ne respire pas... soit la forme extrême de ce qu'il avait déjà reproché dans un précédent billet à l'Auteur made in France... l'Auteur dont l'œuvre a quelque chose d'asphyxiant, qu'on admire mais qui a du mal à vous faire vibrer, émotionnellement parlant, et dont on parle finalement comme on parle de ceux (à l'exception de Rohmer quand même) à qui l'on rend hommage au moment de leur mort. Une cinéphilie un peu mortifère... la vie se trouvant du coup, outre Rohmer, chez des cinéastes plus jeunes, plus neufs, comme Le Roux, Brisseau, Breillat, Faucon, Mazuy, Dubroux, Christine Pascal... voire des moins neufs comme Assayas, ou encore Téchiné, et tant qu'on y est, un Lelouch, via la vitalité de ses derniers films...

(à suivre)

Post-scriptum. Suite à la disparition de Serge Daney, le 12 juin 1992, cet extrait d'un texte de Charles Tesson (paru dans le hors-série "1992"):

Avec Trafic, j'avais le sentiment que Serge Daney voulait revenir légèrement en arrière, vers cette année 1981 où il avait abandonné officiellement et dans les faits la rédaction en chef des Cahiers. J'étais vaguement persuadé qu'il avait créé Trafic afin de voir et de comprendre un peu mieux ce qui s'était passé depuis et reprendre ainsi les choses, une par une, dans l'état où il les avait laissées. Erreur. Il me semble plutôt, au risque de se méprendre, que Serge Daney, en créant Trafic, avait envie de revoir un autre moment, celui où il avait commencé à écrire sur le cinéma et à entrer aux Cahiers. Comment, après avoir été de toutes les aventures (intellectuelles et politiques), revenir à une pensée du cinéma, une réflexion et une écriture qui ne s'autorisent que d'elles mêmes (la cinéphilie), dans le repli accepté et longuement mûri de toutes ces disciplines (sciences humaines) qu'on a traversées au cours de sa vie? Ecrire aux Cahiers, c'est entrer sur la base nécessaire d'un malentendu, lien solide qui peut vous attacher un certain moment à sa destinée. C'est rêver d'écrire dans une revue, telle qu'on l'a lue, et c'est mettre un certain temps avant de réaliser que le lieu où vous écrivez maintenant n'a plus nécessairement grand-chose à voir avec la revue où vous rêviez d'écrire lorsque vous la lisiez. A la limite, il n'y a jamais eu constitution de nouvelles générations aux Cahiers sans l'apprentissage de ce malentendu, douloureusement vécu, secrètement résorbé, et imposant à chacun de trouver au plus vite de nouvelles marques, au présent, afin de surmonter par l'écriture le vide laissé par ce rêve d'un passé à jamais évanoui. C'est ce premier "trafic" secret, entre voir pour la première fois une revue, l'acheter, la lire, et en parler entre amis avant d'y écrire un jour, que Trafic a sans doute permis à Serge Daney de revoir. ("La cinéphilie en question. Voir, parler, écrire")

[ajout du 16-04-21]

1995, le cinéma a 100 ans. Les Cahiers célèbrent l'événement comme il se doit, par un numéro spécial: "100 journées qui ont fait le cinéma". Des histoires de cinéma (qui ne soient pas que des histoires d'Amérique), mais dont je retiens paradoxalement les deux qui sont les moins cinéphiliques: celle sur ce que Paul Virilio appelle la "téléaction" et celle, relatée par Alain Le Diberder (l'économiste des médias et futur directeur des programmes d'Arte), concernant le succès rencontré en 1994 par le jeu vidéo Mortal Kombat 2. A l'heure où, centenaire oblige, la cinéphilie devient plus que jamais le grand sujet de la critique (j'y reviendrai), ces deux textes sont intéressants à plus d'un titre. D'abord, de façon anecdotique, parce qu'ils sont à l'origine d'une petite théorie que j'avais échafaudée à l'époque, que j'avais même soumise quelques années plus tard, lors d'une rencontre, à deux membres éminents des Cahiers (Jean-Marc Lalanne et Olivier Joyard pour ne pas les nommer), mais très mal vendue, de sorte qu'elle fut enterrée sur le champ. Théorie qui disait, en gros, que l'information-spectacle, représentée notamment par CNN lors de la (première) guerre du Golfe - images par ailleurs brillamment analysées par Daney dans ses articles de Libé -, avait quelque part servi la cause du film d'action américain, dans la mesure où, se révélant plus bassement commercial encore que ledit film d'action, elle avait conféré à celui-ci une certaine valeur, à défaut de noblesse, expliquant qu'on en parle plus facilement dans des revues comme les Cahiers; non pas qu'on le défende systématiquement, mais qu'il y ait, vis-à-vis de ce genre de film, une forme de pensée "décomplexée", qui permette de saluer - sans honte, sans qu'il soit nécessaire de recourir à la notion d'auteur - les réussites (rares mais réelles) de tels produits. Idem, quant aux jeux vidéo, destinés à un même public (jeune) que les "gros films", jeux d'ailleurs édités par les Majors (via leurs filiales), avec en plus cette particularité d'avoir rendu plus "fréquentables" les teen movies (comparativement aux jeux vidéo et aux films d'action, davantage destinés aux garçons), lesquels jusque-là étaient tous rangés dans le même sac, celui commode des films "immatures", voire régressifs, pour public adolescent (y compris attardé)...  il suffit de penser à John Hughes (The Breakfast Clubla Folle Journée de Ferris Bueller...) dont les Cahiers n'ont jamais parlé à l'époque (pas même une notule), encore que l'exemple n'est pas très bien choisi vu qu'ils n'en ont pas parlé non plus par la suite (il faudra attendre 2009, la mort de Hughes et un texte de Serge Bozon). Enfin bref... je referme la parenthèse pour revenir aux deux textes, dont l'intérêt est qu'ils s'inscrivent dans le présent, dans cette période que j'évoque ici, qui marque à la fois une fin et un commencement:

1. Naissance de la téléaction (Paul Virilio).

La télévision est un média pour la crise. Celle du Golfe persique a permis de vérifier ses limites, quand à partir du 2 août 1990, les grandes chaînes de télévision ont offert sans discrimination à chacun des adversaires, la possibilité d'échanger en direct sur le réseau mondial, ultimatums, menaces ou films de propagande. Bien plus que la télévision, il s'agira alors de téléaction, les antagonistes se trouvant dans une situation d'interactivité absolue, au-delà des lenteurs de procédures diplomatiques devenues obsolètes. Des gesticulations du maître de Bagdad à l'exhibition des otages occidentaux devenus ceux de cette interface télévisuelle, la répartition du see it now sera vite insupportable aux téléspectateurs américains, qui prétendront que leur télévision était infiltrée par l'ennemi et servait de courroie de transmission à Saddam Hussein. Beaucoup d'entre eux qui, au début de la crise, étaient rivés à leurs postes, préféreront finalement les éteindre par patriotisme; et plus tard, quand le Pentagone imposera sa censure à l'ensemble des chaînes internationales regroupées sous l'égide de CNN, l'opinion américaine accueillera cette initiative avec soulagement.
CNN a donc perdu une guerre qu'il n'a pas pu montrer en direct... A titre de compensation, l'UNESCO devait décerner en septembre 1994, à Ted Turner, la médaille Einstein pour le tournage de Gettysburg, un film fleuve de 4 heures 20, retraçant les principaux épisodes d'une bataille jouée et gagnée, il y a plus d'un siècle.
Donner à voir un champ de bataille du passé alors qu'on a escamoté celui d'une guerre contemporaine, n'en doutons pas, le black-out imposé à CNN par le Pentagone est un accident majeur, une mise en cause de la mondovision qui rappelle le fameux décret de 1950 interdisant aux grands studios de Hollywood de posséder leurs propres salles de cinéma. Après cette interdiction, 6000 salles disparurent du territoire américain, ainsi que les studios RKO, Republic et Monogram. En étranglant la distribution cinématographique, l'administration réussit à accélérer l'essor de la télévision de masse et à constituer, dès 1952, ce front de l'information qui allait sous-tendre l'essentiel des affrontement inter-étatiques de la guerre froide.
Après l'effondrement du mur de Berlin, la remise au pas des networks pendant le conflit du Golfe prend valeur expérimentale. S'agit-il d'une crise de l'actualité immédiate? On n'a pas songé, semble-t-il, que la soif d'informations mondiales (c'est-à-dire lointaines) qui depuis des millénaires paraissait inextinguible, pourrait être étanchée d'un coup par l'instantanéité et l'ubiquité de networks fonctionnant à la vitesse de la lumière. Avec l'accélération, il n'y a plus désormais d'ici et là-bas, seule la contraction du proche et du lointain, le retour inconsidéré du global vers le local. Lorsque les autobus parisiens sont équipés de balises de localisation destinées à être activées en cas d'agression, il s'agit bien d'un changement d'échelle de l'activité satellitaire... Il ne faut pas rêver, ce qui intéressera le citoyen de l'âge électronique, ce ne sont plus les images de la planète Mars ou les informations en temps réel, de Bagdad ou de Sarajevo, mais ce qui se passe réellement au coin de la rue. Quand le quotidien de la vie sera devenu, d'ici la fin du siècle, un état de siège permanent, que les frontières des Etats passeront à l'intérieur des mégapoles plus babéliennes que le "village global" de Walt Disney ou de McLuhan, on assistera à une révolution complète de la géopolitique et donc des modes de représentation et du contexte de l'information.
La dérégulation sans précédent de la socialité urbaine amènera fatalement une régression des moyens de communication civils, préoccupés, non plus de virtualités improbables et lointaines, mais d'accidents immédiats... un peu comme la régression des guerres nationales vers les guerres locales et tribales qui se multiplient actuellement, provoque le retour à l'arme blanche et aux armements de proximité, le téléphone, quelques radios locales ou vidéos de surveillance suffiront à nous tenir informés ou désinformés.

Et Virilio d'ajouter en note de bas de page: Comment sauvegarder l'information en cas de catastrophe nucléaire ou de crise grave? Dès 1969, le Pentagone s'est penché sur le problème qu'il a résolu à la façon de Kubrick dans son Docteur Folamour: il suffit de téléphoner! C'est ainsi qu'est né Internet, système qui permet de connecter tous les ordinateurs du monde sur les lignes de téléphone. En 1991, pendant la guerre du Golfe, ou en 1993, lors du tremblement de terre de San Francisco, Internet a exactement répondu à son objectif initial. Passant significativement du militaire au civil, cette vaste entreprise de renseignements a fait sienne la devise de Shannon: "Appartient au secteur info, tout ce qui est réducteur d'incertitude"... En novembre 1994, Internet battait CNN en livrant le résultat des élections américaines avant même que les télévisions aient pu les exploiter.

2. Un mercredi mortel (Alain Le Diberder).

22 septembre 1994. Fin de la saison d'été, celle où l'on relève les compteurs des "blockbusters" de l'année. Mais au moment de faire le bilan d'un match où s'étaient affrontés The MaskTrue LiesForrest Gump et le Roi Lion, les lecteurs de Variety découvrent en tête du box-office le nom bizarre de Mortal Kombat 2, produit par Acclaim, inconnue au bataillon des Major Companies. Pour la première fois, avec 50 millions de dollars de recettes dans sa première semaine, un jeu vidéo venait de battre le score des plus gros films de l'année.
Nouvelle navrante, diront ceux qui connaissent Mortal Kombat 2, un jeu de bagarre électronique dont l'attrait réside dans des effets gore très premier degré. La première version, que le marketing d'Acclaim avait mise sur le marché lors d'un mortal monday de septembre 1993, avait d'ailleurs exploré la même voie avec un succès lui-même historique: six millions de cartouches de jeu vendues, soit un chiffre d'affaires de l'ordre de 2 milliards de francs.
Pas étonnant, pourront dire ceux qui avaient vu venir l'affaire de loin: dès le début des années 90, Mario, le grand classique de Nintendo, n'avait-il pas dépassé le niveau record des recettes d'E.T.Mario n'est-il pas d'ailleurs aux jeux vidéo ce que Charlot fut au cinéma, un symbole précoce, populaire et moustachu?
Des prophètes pourraient alors voir là un signe: l'année du centenaire, le vieux cinoche détrôné par un concurrent venant séduire précisément ce même public de jeune qui constitue son noyau dur. La pellicule passant le relais au silicium , par dessus la tête de la télé.
En réalité, une telle vision serait trop pessimiste pour le cinéma, à la fois en tant qu'art et en tant qu'industrie. C'est que les jeux vidéos sont une forme de création explicitement fille du cinéma. De George Lucas [pionnier, faut-il le rappeler, à la fois du jeu vidéo - avec la franchise "Star Wars", dès le début des années 80 - et du teen movie, en 1973 avec American Graffiti], fondant, il y a plus de dix ans, une des sociétés-phares du secteur (LucasArts), à la profession de foi d'Electronic Arts (le plus gros éditeur) revendiquant Hollywood comme modèle et comme horizon, en passant par la trajectoire de Strauss Selznick (neveu de l'autre, puis wonder boy de la Fox, puis fondateur d'une firme de jeu vidéo), les exemples sont innombrables  d'une filiation fièrement assumée. Sans compter les bataillons de (mauvais) jeux dont la sortie coïncide avec celle des gros films pour profiter de leur force de promotion. Si ces petites coquettes de cartouches en noir et blanc pour Gameboy se parent maladroitement des oripeaux du film (génériques, claps, perforations), leurs grandes sœurs promettent depuis longtemps de dévoiler leurs dessous affriolants et interactifs: le cinéma interactif c'est moi, clame chaque nouvelle production. Et de fait, de plus en plus, un jeu vidéo, ça se tourne. Pour l'instant sur fond bleu, avec une tonne de retraitement, mais de plus en plus efficacement. Les sceptiques devraient demander une démonstration d'Under a Killing Moon, avec Margot Kidder dans un des principaux rôles. Et de se souvenir du Chanteur de jazz.
En tant qu'industrie, le cinéma a d'autant moins à s'inquiéter qu'il est depuis deux ans derrière une bonne partie des gros bras du secteur. Paramount, Viacom, Fox, Disney ou Sony n'ont pas attendu le succès de Mortal Kombat 2 pour racheter des éditeurs indépendants ou créer leur filiale. Comme en France, Pathé, principal actionnaire extérieur d'Infogrammes, le plus gros éditeur français. Et quand les filiales des Majors ne produisent pas elles-mêmes la version jeu vidéo du film, elles en monnaient de plus en plus cher la licence. Mais c'est peut-être là qu'est la seule vraie mauvaise nouvelle pour le cinéma dans le score de Mortal Kombat 2: ce titre ne doit rien à Hollywood, comme Mario d'ailleurs, comme Tetris, comme la quasi-totalité des vrais grands succès de ce domaine. Les jeux vidéo vivent leur vie sans inceste.

Voilà où se situent la télé d'information et les jeux vidéo en 1995. Et pour le cinéma, moins une menace que l'existence de formes nouvelles, qu'il s'agit d'incorporer dans son propre champ, non pour les absorber mais parce qu'il en est ainsi de la vie des formes, surtout à une époque marquée par le recyclage. Intégrer de l'exogène, qui vienne de la télé (images tremblées, de mauvaise qualité, témoignant de l'urgence d'un direct...), des systèmes de vidéosurveillance ou du jeu vidéo... de la même manière qu'on y intègre (ou intégrera) des formes appartenant à des genres marginaux comme le gore ou le hard. Mais aussi une façon de prendre en charge, sur le plan fictionnel, ce que la télé ne peut (totalement) montrer, ou ce qu'un jeu vidéo (au même titre qu'un film d'horreur ou qu'un film porno) ne peut (que sommairement) raconter, trop attaché qu'il est à produire de l'effet. C'est fort de ce double mouvement, d'éclatement et d'incorporation, que la critique élargit, elle aussi, son champ d'action. Ce qui passe par la recomposition de ce vaste territoire qu'est la cinéphilie, elle-même éclatée, disséminée, et surtout esseulée, un peu jaunie aussi, dialoguant avec son histoire, son passé... moins aventureuse que lorsqu'elle se confrontait (dangereusement) à la politique et à la théorie (aujourd'hui on ne s'y risque plus, ou alors sous forme de petits objets conceptuels qui ne durent que le temps d'une saison — question "pensée", ce sont les philosophes eux-mêmes, de Deleuze à Rancière, qui viennent discourir ou dont on rapporte le discours sur le cinéma, y délivrant une vérité, considérée alors comme parole d'évangile).
Reconfigurer la cinéphilie, où il ne s'agit pas seulement de s'adapter à l'époque, mais de prendre en compte le fait qu'il n'y a plus de "nouveau lectorat" à conquérir; simplement, une flamme (qu'on appelle la cinéphilie, pourquoi pas), qu'il faut entretenir, comme on met du charbon (ou tout autre combustible) dans la chaudière d'une locomotive (l'image me fait penser au Mécano de la "Genéral" de Keaton), vieille loco, plusieurs fois retapée dans le cas des Cahiers, et qui roule depuis plus de quarante ans... libre ensuite au lecteur (qu'il soit ancien ou nouveau) d'y prendre place, l'essentiel est qu'il soit bien assis et qu'on l'amène à bon port, à travers ce qu'on va lui raconter (l'image me fait aussi penser à Singularités d'une jeune fille blonde d'Oliveira), sans trahir ce à quoi on croit... c'est tout l'enjeu de la critique à l'orée de ce nouveau siècle de cinéma, aux Cahiers plus qu'ailleurs. 

PS. Le slogan publicitaire "On ne se masturbe plus!" qui date de cette époque, écho maladroit, et même très con, au "Pourquoi se fait-on tellement chier?" de Bonitzer, impossible d'en trouver la trace (si je puis dire). Quelqu'un a une idée?

(
à suivre)

15 commentaires:

  1. Vous êtes synchrone avec l'actu Cahiers, Buster : Camille Nevers et Thierry Jousse viennent de se brouiller !

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  2. Avez-vous lu le dernier numéro des Cahiers ?

    https://www.cahiersducinema.com/produit/editorial-n-775-avril-2021-des-voix-et-des-mains/

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    1. Pour l'instant non. (juste vu la couverture que je n'aime pas mais ça n'a pas d'importance)

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    2. Elle est en effet assez laide, cette couverture. Je croyais qu'avec la fin de l'ère Delorme, on en avait terminé avec les photomontages photoshopés hideux même faits à la main. Faut croire que non...

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    3. Oui, affaire de goût comme toujours... moi ça me fait penser à un mélange de Touchagues (pour le trait) et de Chagall (mais sans la poésie), du Touchagall (ha ha)... en tous cas c'est très moche.

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    4. Vous n'aimez pas Mandico, Buster ? Les Garçons sauvages c'était pas mal pourtant.

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    5. Les Garçons sauvages je n'aime pas non plus... j'avais écrit une petite notule huîtrière à propos du film:

      "A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger: sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords" (Francis Ponge, L'huître).
      Tout ça pour dire que dans le genre queer, à prétention camp, le truc de Mandico c'est sûrement mieux que le machin de Gonzalez... il n'empêche, ce type de cinéma esthétisant, poético-érotique, très fantasmatique et hyper-référencé, cette histoire de métamorphoses sur fond d'île au trésor, de queues qui tombent et de seins qui poussent, et toute la symbolique qui va avec, l'imaginaire trans, volontairement barré, comme le ridicule de certaines répliques, c'est vraiment pas ma tasse de thé, c'est aussi passionnant que... bah justement... le comportement des huîtres à la saison des amours.

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    6. Bertrand Mandico12 avril 2021 à 20:20

      Excellent !

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  3. Marrant : ce "(à suivre)" c'était notre gimmick à notre époque lacano-léniniste... Vous êtes léniniste, Buster ?

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    1. Je l'ai été à la puberté. Aujourd'hui je suis plus lacano que léniniste.

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  4. En réponse au post scriptum : "On ne se masturbe plus" est un des slogans de la campagne publicitaire (journaux, kiosques) en novembre 1989, au moment du lancement d'une nouvelle formule de la revue.

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    1. Merci... ce qui est marrant c'est que si on cherche aujourd'hui sur le web quelques infos concernant le slogan, on ne trouve rien, comme une tache qui aurait été effacée.

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