dimanche 25 avril 2021

La fin et le commencement (2)


Sicilia! de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (1999).

Les Cahiers: 1980-2010 (4)

Bon, où en étions-nous? 1995? 96? 97? C'est qu'on s'y perd dans cette deuxième moitié des années 90. De même qu'aux Cahiers, en ce qui concerne le poste de rédacteur en chef où c'est un peu le jeu des chaises musicales. Résumons. Thierry Jousse, promu en février 91, secondé par Frédéric Strauss, alors que Toubiana est resté dans le comité de rédaction, abandonne son poste, pile cinq ans après (un quinquennat, donc), qu'il échange en fait avec Toubiana (lequel partagera le poste avec Antoine de Baecque à partir d'octobre 97), Jousse redevenant à son tour simple membre du comité, puis de moins en moins présent au sein des Cahiers, y tenant seulement dans les dernières années (jusqu'en décembre 2003) un bloc-notes, visiblement pas trop en phase avec les mutations que connaît alors la revue (en termes plus clairs: le rachat par Le Monde puis le départ de Lalanne qui avait lui-même succédé à Tesson qui, lui, avait succédé à Toubiana et de Baecque, ça va, vous suivez? — inutile de prendre des notes, j'y reviendrai)... Durant cette période (1995-97), le comité de rédaction voit intégrer les noms de Stéphane Bouquet, Marie-Anne Guérin (avec ou sans trait d'union?), Jacques Morice et donc Jean-Marc Lalanne, futur rédacteur en chef, après l'intérim Tesson, mais bon, ce n'est pas pour tout de suite... Pour l'instant, on en est encore à la période d'avant Le Monde, j'allais dire pré-mondaine (bonjour Monsieur Frodon)... Les Cahiers en 1995, c'est d'abord un vœu pieux exprimé par Jousse, en ce début d'année du centenaire (à l'image des bonnes résolutions qu'on prend chaque début d'année sans qu'elles soient suivies d'effets), quant au rôle de la critique: à l'heure où Jour de fête de Tati ressort en salles, ressuscité, avec ses couleurs d'origine, qu'en sera-t-il de la cinéphilie le reste de l'année? Jousse s'inquiète de ce que pourrait être 1995 en termes de commémoration, qui transformerait les "365 Jours de fête" attendus en entreprises d'embaumement; et d'espérer (sans trop y croire) que la critique fasse preuve, à l'occasion, de suffisamment de discernement, d'insolence, d'ironie, bref qu'elle aiguise sa fonction proprement "critique", pour que la célébration ne se réduise pas à de l'archéologie ou du pur savoir — autrement dit que tout ça ne soit pas confisqué par les seuls "historiens" du cinéma (et autres universitaires) —, appelant à ce que la critique use à l'inverse de rapprochements incongrus, de montages imprévus, de mixages impromptus. Si Jousse prend comme exemple Philippe Sollers, via la préface de son livre La Guerre du goût, qui prône une "histoire vivante et verticale... une échelle mobile, parcourable dans les deux sens... pour échapper à l'histoire linéaire, à sa passivité commémorative, ou au contraire, à la terreur ou au messianisme qui l'habitent, c'est aussi que cette idéalisation de la fonction critique, avec ce qu'elle suppose de romantique, vise à dépasser ce qu'il peut y avoir de morne, voire de funèbre, dans la cinéphilie, laquelle à bien des égards et indépendamment du contexte commémoratif, relève déjà de l'embaumement, du fait simplement que l'histoire s'enrichit inexorablement et qu'à se pencher en arrière, de plus en plus en arrière même (à mesure qu'on découvre, qu'on restaure, qu'on réévalue...), ce qui tend d'ailleurs à laisser en friche le passé plus récent, eh bien, on entretient cet aspect disons poussiéreux de la cinéphilie... Et que, pour y échapper, il faille alors passer par une autre cinéphilie, qui ne doit rien à l'ancienne, sinon de conserver ce qui en constitue le socle: l'amour du cinéma; qui ne soit plus aussi fétichiste, non pas parce que les temps changent, mais parce que les fétiches, objets transitionnels s'il en est, il faut savoir (apprendre à) s'en débarrasser, passé un certain temps (qu'on pourrait appeler "l'enfance cinéphile", cette période où le cinéma est tout dans la vie), pour qu'ils ne deviennent pas les symptômes d'une cinéphilie-maladie, une fixation à l'objet cinéma, un rien "perverse" comme le laisse entendre le suffixe -philie, ou alors le témoin d'une idolâtrie, pas plus "équilibrée" dans son rapport à la réalité, qui consisterait à rendre au cinéma un culte proche de celui qu'on rend à un dieu... Bon, je m'égare.

Ce que je veux dire par rapport à Jousse, les Cahiers et la cinéphilie, c'est qu'en fait, on ne passe pas d'une cinéphilie à une autre, parce qu'il n'y a qu'une seule cinéphilie, seulement qui est vécue différemment, et pas d'un cinéphile à l'autre, mais d'une génération de cinéphiles à une autre. Et que vivre différemment sa cinéphilie, au sein d'une même génération de cinéphiles, c'est y mettre une part de soi-même qui justement ne relève pas de la cinéphilie (tout ça ressemble à des poncifs, j'ai l'impression d'enfoncer des portes ouvertes). Dans le cas de Jousse, que je ne connais pas personnellement, cette part de lui-même, à incorporer dans sa cinéphilie, c'est, il me semble, cette autre passion qu'il a pour la musique — égale peut-être à celle du cinéma —, notamment le jazz (comme en son temps Comolli, mais aussi... Filipacchi, expliquant — c'est de l'ironie — que les années Jousse, en somme, furent un mix des deux, l'esprit "critique" du premier, au niveau du contenu, et le côté "pragmatique" du second, au niveau de la forme), d'où la difficulté à maintenir l'équilibre, pour que ça reste cohérent. La mélomanie de Jousse, couplée à sa cinéphilie, elle s'exprime aujourd'hui dans les émissions de radio qu'il anime, consacrées notamment aux musiques de films, à l'instar de Nicolas Saada (les dernières en partenariat avec Positif, signe que la rivalité n'a jamais été le fort de Jousse, c'est son côté "Moullet")... mais elle était présente depuis le début. Il ne faut pas chercher ailleurs le fait que la première monographie qu'il a écrite (bien avant celle sur Lynch), soit consacrée à Cassavetes, ou encore qu'il n'ait pas aimé Hélas pour moi de Godard, parce que — hélas pour lui — il n'y retrouvait pas le flux et le reflux (comme il y a les streams de Cassavetes) de la bien-nommée Nouvelle Vague, et que, en conclusion, il proposait à Godard de se retrouver pour parler musique... A relire ses critiques de films, de ceux qu'il a le plus aimés, on devine que ce qui le retenait surtout dans un film c'est ce qu'il pouvait y avoir de musical derrière les images. Pas étonnant qu'ait été publiée, sous sa supervision, l'année justement du centenaire, un numéro spécial "Musiques au cinéma" (avec Shadows de Cassavetes en couverture), une première dans l'histoire des Cahiers, qui nous change un peu des "spécial Godard" et autres "spécial Cinéma américain". Et pas étonnant que, à propos de la critique et de ce qu'il en attend, Jousse recourt à des termes comme imprévus (qui est aussi ce qui compose la vie d'un orchestre) et d'impromptus (avec la part d'improvisation, musicale, pianistique, que cela sous-entend)... Un an plus tard, au moment de repasser le témoin à Toubiana, se repose à lui la question de la cinéphilie... et de savoir "s'il faut en guérir". Or les formulations sont à peu près les mêmes, ce qui laisse à penser que le centenaire n'a rien changé, ce que d'ailleurs on présageait. Un centenaire reste un centenaire: un anniversaire, quelle que soit l'importance de ce qu'on y fête, autrement dit un "événement" plus ou moins long, mais sans véritable durée, puisque ne travaillant pas le présent, tourné qu'il est vers la chose passée. A ce niveau, la cinéphilie ne pouvait que jouer son rôle d'embaumeur, la critique ne risquant pas de l'en empêcher. Mais sorti du contexte commémoratif, qu'en est-il de la cinéphilie dans les années 90? Si au fil des époques, elle a nécessairement évolué, a-t-elle foncièrement changé? C'est la question que se posent les Cahiers en 1996, c'est une question qu'on pourrait reposer, telle quelle, vingt-cinq ans plus tard, tant les choses, depuis, ne semblent pas avoir beaucoup bougé. Si la différence est manifeste entre la cinéphilie des années 50 (première génération, celle de Bazin et des "jeunes Turcs"), celle des années 70 (deuxième génération, celle de Daney) et celle des années 90 (troisième génération, celle de... bah disons, l'après-Daney), c'est moins évident avec la génération des années 2010 qui semble surtout prolonger la précédente, au sens où l'on reste toujours dans l'après-Daney. C'est que le changement est peut-être ailleurs. Il ne s'agit pas de savoir si c'est mieux ou pire, mais de savoir si c'est différent. A lire ce qu'écrivait Thierry Jousse, en 1996 donc, la question mérite d'être posée (il suffît juste d'associer à "câble" le mot "internet" et à "télévision" celui de streaming). Extraits:

Les dandys du câble.

A la question Comment peut-on être cinéphile aujourd'hui?, une réponse lapidaire pourrait être: Point de salut hors de la télévision. D'autres l'ont dit avant moi (Skorecki, Biette, Daney), mais la situation est aujourd'hui plus complexe. L'offre est beaucoup plus large et les courroies de transmission comme les passeurs sont rares. Ce net recul de la pédagogie traditionnelle, dont le service public actuel est largement responsable, n'a pas que des inconvénients: il laisse ouvert un champ considérable dans lequel les films sont livrés à eux-mêmes et aux télécinéphiles, dans un certain désordre mais aussi une grande liberté. (...) Tous les films sont virtuellement là, ils rôdent, passent et repassent, apparaissent et disparaissent, forment une banque de données dans laquelle on peut puiser à tous moments, d'autant plus que l'édition vidéo en est le relais permanent [plus loin, Jousse évoque Dream On, la série créée par John Landis, et compare l'irruption des extraits de films, qui remplacent les souvenirs du héros, au mécanisme du sampling].
La cinéphilie des années 50-60 était d'essence verticale, généalogique et historico-empirique: l'histoire du cinéma, via la Cinémathèque, passait par une série d'étapes, de coupures, de connexions et d'influences, même dans le cas où le plus dandy des dandys réussissait à trouver l'objet mineur qui virtuellement viendrait déstabiliser toutes les hiérarchies. Au fond, pour cette génération, l'histoire du cinéma était une et indivisible, Fuller ou Godard étant les descendants directs de Griffith ou Lumière... La cinéphilie des années 70-80, déjà formée par la télévision (c'est mon cas), était mimétique. Elle flottait encore entre la salle et le poste, tout en rêvant de reproduire les grandes batailles de ces aînés. Elle avait finalement très fort le sentiment d'arriver trop tard, baignant déjà dans la culture des séries et des feuilletons. C'est d'ailleurs au croisement des décennies 70-80 que la part la plus héroïque de la cinéphilie s'est évaporée face à l'assomption du culturel dont le triomphe de Télérama est le signe définitif.
La cinéphilie des années 90-2000, quant à elle est horizontale, digitale et rhizomatique. Personne ne peut plus descendre de personne puisque tout est là. Cette nouvelle cinéphilie fonctionne un peu comme le montage virtuel: on y procède par coupes abstraites, on fait des tas d'essais de montage, on crée des alliances et, au fond, on ne voit plus que des fragments. Les séquences, les plans, les détails, les attitudes sont privilégiés sur le film lui-même, grâce à l'usage intensif de l'arrêt sur image, de l'accéléré, ou tout simplement de la télécommande zappeuse. Les films perdent leurs racines, et même leurs auteurs, ils poussent comme des herbes folles, un peu comme les rhizomes décrits par Deleuze et Guattari.
Poursuivant sa comparaison avec la série Dream On et la fonction qu'y exerce l'extrait de film, Jousse écrit: "L'auteur est relativisé. Le film est délesté de son poids référentiel, historique, de sa paternité. Il flotte et dérive comme un atome, en attente d'une rencontre fortuite avec un autre atome. C'est un allègement qui rime avec soulagement, et agit comme un baume sur le cerveau du cinéphile perclus de souvenirs, mais c'est aussi une perte des référents, la destruction d'une certaine organisation rationnelle de la mémoire, une programmation de l'amnésie. Avouons tout de même que cette contamination de toutes les images, télé et cinéma confondus, chefs-d'œuvre et nanars côte-à-côte, a quelque chose de libérateur. Elle nous venge de l'obligation de n'aimer que les grands films de l'histoire du cinéma. Elle nous permet de revendiquer nos perversions. Elle nous oblige à reconsidérer notre expérience réelle de spectateur et nous force à admettre que telle ou telle série (...) a eu un impact bien plus que considérable sur nous que la vision de telle ou telle œuvre réputée majeure (...). De ce point de vue, l'Amérique, et en particulier ses cinéastes, ont un avantage certain sur nous. Après la Nouvelle Vague, qui avait finalement l'enthousiasme et l'innocence sûre d'elle-même et iconoclaste des générations inaugurales, la cinéphilie est devenue en France plutôt paralysante, et l'est encore d'une certaine façon. (...)
Mais cette déhiérarchisation, véritable déréglementation en matière de valeurs cinéphiliques, a aussi d'évidents effets pervers. Elle a tendance à aplanir toutes les différences et à mettre à niveau tous les films, à nous faire croire que le travail de Raoul Walsh et le labeur de Willy Rozier sont de même nature. C'est un discours d'autant plus dangereux que certains pans de l'histoire sont quelque peu absents de cette mise à disposition généralisée: par exemple la modernité des années 60-70 est sans aucun doute la tendance la plus négligée des "banques de données" télé-vidéo. On ne voit guère de films de Glauber Rocha, Marco Bellocchio ou Robert Kramer, sur les nouveaux écrans.
Pas question pour autant d'opérer un retour en arrière. La digitalisation de la cinéphilie est en marche. Malgré ses dérives probables, elle est préférable à la métamorphose de la passion cinéphilique en discours du patrimoine, voire à la transformation du cinéma en un pur objet de savoir et d'histoire. Nous faisons le pari qu'un nouveau circuit, un nouveau réseau, une nouvelle géographie sont en train de se recomposer. Et qu'une nouvelle génération, à travers cette instrumentalisation généralisée des images, est en mesure de se réapproprier l'héritage de l'ancienne cinéphilie. Ultime paradoxe: cette cinéphilie d'appartement — minoritaire comme toutes les formes de cinéphilie mais plus disséminée en l'absence logique de grand lieu de rassemblement — n'est-elle pas, devant la menace du tout-culturel, en passe de retrouver deux conditions fondatrices de l'ancienne cinéphilie: la clandestinité et un certain dandysme? (Thierry Jousse, Cahiers du cinéma n°498, janvier 1996)

Sur ce, Jousse quitte son poste de rédacteur en chef...

PS. Qu'est-ce qui a changé aujourd'hui? Disons que les "banques de données" dont parle Jousse, si elles étaient déjà conséquentes par rapport à ce que proposait le marché de la vidéo dans les années 70-80, se sont démultipliées avec les nouveaux supports, de sorte que c'est vraiment maintenant qu'on peut dire que "tout est là" à la disposition du cinéphile. On se souvient de la citation de Truffaut placée en exergue des vidéos de la collection "Les Films de ma vie" dirigée par Claude Berri: "En tant que cinéphile, je suis un fanatique de la vidéo." Mais la citation complète qu'on entendait en ouverture (c'était la voix de Berri lui-même) nuançait le propos, du moins précisait-elle le rôle que jouait pour Truffaut la vidéo (c'est ): la VHS de cette époque avait vocation (pas pour tout le monde mais pour beaucoup de cinéphiles) à enrichir la connaissance qu'on pouvait avoir d'une œuvre, en même temps qu'elle représentait déjà — encore un peu encombrant, à ce stade — l'objet de collection que seront par la suite le DVD puis le Blu-ray, nourrissant ainsi, au même titre que les revues de cinéma, la part fétichiste du cinéphile... Le vrai changement, il vient en fait avec le téléchargement, c'est là que se situe la coupure. Avec le streaming, on consomme davantage qu'on ne cherche à approfondir, ou qu'on ne "thésaurise". C'est-à-dire que ce qu'on télécharge, le plus souvent, on ne le regarde qu'une fois. En ce sens, le streaming concurrence bien plus la salle de cinéma que le DVD...

[ajout du 26-04-21]

L'auteur dans tous ses états.

Mais revenons aux Cahiers. Jousse échange sa place avec Toubiana (il y a sûrement une raison, je ne la connais pas). Je ne vais pas faire le bilan de ces cinq années passées à la tête de la revue. Je retiens simplement deux ou trois choses. La première, on l'a vu, c'est qu'il y a beaucoup d'auteurs, comme avant, mais là, de plus en plus... Cela tient au fait, on l'a vu aussi, que le phénomène de recentrage s'est accentué, de sorte que celui qui était à la marge (la marge en tant que réserve d'auteurs) tend à regagner le centre, d'où un effet de contamination, la marge étant dorénavant occupée par ceux qui jusque-là étaient vraiment ultra-minoritaires, ceux dont on ne parlait pas et dont on ne parlera pas beaucoup plus, sinon par ricochet à l'occasion d'un festival de seconde zone... On peut penser que c'est parce qu'aux Cahiers, comme ailleurs, on voit des auteurs partout... c'est vrai... ce qui explique que peu d'auteurs finalement ont été oubliés ou méconnus durant ces années-là (si dans les années 80, on peut citer John Hughes et James L. Brooks, dans les années 90, il n'y a semble-t-il que Whit Stillman qui ait été vraiment sous-estimé — à vérifier tout de même — alors que pour d'autres, tels Kieslowski et Wenders, c'est plutôt leur côté trop lourdement auteur qui fait qu'ils furent secondairement contestés). Mais cela tient peut-être à un autre phénomène, plus retors, qui serait l'inverse de la politique des auteurs (laquelle est dorénavant surtout appliquée par... Positif). Aujourd'hui, il n'est plus utile d'aller chercher l'auteur, au sens d'extraction, c'est-à-dire de puiser dans les "profondeurs" de ce que produit le cinéma pour mettre en lumière un auteur resté injustement dans l'ombre. A quelques exceptions près (ceux à côté desquels on passe "inexplicablement" ou alors parce qu'ils sont vraiment trop "loin" pour qu'on les repère), les auteurs sont tous là, accessibles, constituant une sorte de vivier dans lequel il n'y a plus qu'à prélever. L'époque ne laisse plus le temps à un cinéaste de faire ses armes: sitôt connu, il est reconnu..., quelques courts métrages, à la rigueur un premier long qui a éveillé l'intérêt d'une poignée de critiques, et c'est parti, l'auteur est né, an author is born... On me dira que ce n'est pas nouveau, que c'est comme ça depuis la Nouvelle Vague. Sauf qu'à cette époque, ceux qui furent reconnus auteurs dès leurs premiers films, ce n'est même pas parce qu'ils étaient eux-mêmes les promoteurs du concept d'auteur, mais parce qu'ils avaient, à travers leur travail de critique, aiguisé leur regard de futur metteur en scène (fréquenter la Cinémathèque, regarder les films, en parler, puis écrire). A ce titre, la critique fut une école de la mise en scène, bien plus formatrice que le rôle d'assistant ou l'enseignement de l'IDHEC... Aujourd'hui (nous sommes toujours dans les années 90 mais le phénomène ira en s'amplifiant), il y a une précipitation à faire d'un cinéaste un auteur, sous prétexte que son film est singulier (quid du regard?), alors que rien n'est encore construit concernant l'œuvre, cet ensemble de films à partir duquel on pourra seulement reconnaître un auteur. Certes, c'est un peu la vocation du critique que de faire le pari, lorsqu'il voit un premier film prometteur, que, derrière, il y a un auteur en puissance. Aussi parce qu'il y a toujours cette ambition (non avouée) d'être celui qui découvre en premier un auteur, à l'instar de Tesson avec Cronenberg ou Assayas avec Carpenter... Il n'en reste pas moins que, les critères qui définissent l'auteur s'étant "assouplis", en termes d'exigence, il va falloir nuancer tout ça. Comment?

— Non pas en distinguant auteur et non-auteur, ce qui serait comme vouloir distinguer la salle "art et essai", réservée au cinéma d'auteur, et le complexe multisalles, qui de toute façon programme aussi des films d'auteurs — distinction inopérante au sens où, la récupération de l'auteur par le multiplexe étant à l'image de la banalisation de la notion d'auteur (qui fait que bientôt il y aura plus d'auteurs que de non-auteurs... j'exagère évidemment), elle n'a plus beaucoup d'intérêt, invitant même à supprimer le mot "auteur".

— Mais plutôt en considérant différents types d'auteurs. Soit, pour ce qui est du cinéma français:

→ l'auteur-auteur (exemplairement le cinéaste de la Nouvelle Vague, tels Godard, Rohmer et Chabrol que la Cérémonie a remis au niveau des autres dans le panthéon cinéphile... avec Scorsese, admiré d'ailleurs par Chabrol, comme équivalent américain, parce que le modèle de nombreux jeunes cinéastes — il est le rédacteur en chef du numéro 500 des Cahiers, succédant ainsi au "décevant" Wenders, signe que pour ce type d'auteur, l'existence d'une "cinéphilie forte" reste un préalable... et on allait quand même pas faire appel à Tavernier).
→ l'auteur absolu, exemplairement Garrel mais aussi Straub...
→ l'auteur "obstiné" (du latin ob-stinatus qui "se tient debout face à vous"), exemplairement Pialat et encore Straub...
→ l'auteur "aimanté" (comme disait Sabrina Champenois), exemplairement Doillon et Jacquot...
→ l'auteur qui se filme, ainsi Cavalier, adepte d'un cinéma du Je, à la première personne (Laurent Roth dans les Cahiers parle de "voix aveugle"), avec, comme film-étendard, JLG/JLG de Godard...
→ l'auteur "retrouvé" (souvent à l'occasion d'une rétro), parce que jusque-là un peu oublié, auteur solitaire lui aussi, comme Pollet ou Blain...
→ l'auteur "tout-terrain", qui passe partout (aux Cahiers comme à Positif), exemplairement Resnais.
→ l'auteur "vieillot", qui, lui, passe à Positif mais pas trop aux Cahiers, auteur que l'on traite avec condescendance (Sautet) sinon un certain mépris (Tavernier, dont certes deux de ses derniers films sont défendus par Moullet dans la chronique qu'il tient à l'époque, mais une chronique qui, au sein de la revue, joue moins le rôle de contre-point, comme avec Biette, que celui du "poil à gratter"... autant dire que ça ne génère pas de débat).
→ et puis les "nouveaux auteurs", célébrés donc dès leurs premiers films, tels Lvovsky (pendant moins tarabiscoté de Desplechin), Poirier, Kassovitz (qui fait l'événement en 1995 — le film de banlieue est alors très prisé — au détriment de Richet, autre nouveau venu), Bonitzer, passé à la réalisation, Beauvois (le chouchou, déjà, d'un certain Burdeau)... et surtout, le plus important de tous, Guédiguian, dont la reconnaissance a nécessité plus de temps (c'est l'exception qui confirme la règle), rejoignant par sa trajectoire les grands auteurs, ceux, nouveaux ou récemment découverts, ni français ni américains, qui ont marqué les Cahiers durant les années 90: Almodóvar, Kiarostami et les nombreux cinéastes d'Extrême-Orient encensés par la revue, qu'ils soient de Taïwan (Hou Hsiao-hsien, Tsai Ming-liang... Edward Yang, même si ses derniers films ne sont pas distribués en France), de Hong Kong (Wong Kar-wai) ou du Japon (Kitano)... sans oublier le cas particulier représenté par John Woo, cinéaste chinois labellisé auteur une fois passé à Hollywood, comme on dit "passé à l'Ouest".

L'Auteur partout, qui déborde même la notion purement cinéphilique d'auteur, à l'image des 3D décédés: Debord, Duras, Deleuze... auxquels on ajoutera sans problème même s'il n'est pas Français et que son nom commence par F (F comme Farce, Fable ou encore Féroce...), j'ai nommé Ferreri.

Et en face, ce gros bloc, moins composite, qu'est le cinéma américain, regroupant sans réelle distinction des auteurs pourtant très différents, tels Scorsese (Casino), Eastwood (Sur la route de Madison), De Palma (Mission: impossible, à l'origine de l'expression "démission: possible" émise par Godard, à propos des Cahiers?), Cameron (Titanic)... et les "anti-hollywoodiens": Burton (Ed Wood), Cronenberg (Crash, eXistenZ), Carpenter (l'Antre de la folie), Ferrara (The Addiction, Nos funérailles), Jarmusch (Dead Man), Lynch (Lost Highway), Haynes (Velvet Goldmine), Craven, Kollek, etc. Un bloc d'auteurs, hollywoodiens ou non, contre lequel rien ne semble s'opposer... du moins pour l'instant. L'idée de "Super-Auteur" est déjà en germe (chez Jousse), mais pas encore expressément formulée, elle viendra plus tard, avec une autre équipe et le retour de Terrence Malick...

(à suivre)

13 commentaires:

  1. Dites Buster, voulez-vous qu'on se retrouve pour parler musique ?

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  2. Les Straub vous manquent, on dirait...

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    1. C'est vrai... par ce qu'ils représentent, ont représenté, dans le cinéma. Il faudrait que j'en parle davantage, pour l'instant les photos jouent le rôle d'un McGuffin.

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  3. A part le blog vous écrivez dans des revues ?

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  4. Jacques Lacanne2 mai 2021 à 13:59

    La fin (de l'histoire) et le comm... unisme ?

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  5. Est-ce qu'il y a un film des Straub parmi les 70 films que les Cahiers ont choisis pour fêter leurs 70 ans ?

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    1. Je ne sais pas... j'imagine que oui.

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    2. Les Straub n'ont pas été oubliés : Sicilia ! pour l'année 1999.

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    3. Tiens tiens, le film d'eux que Straub jugeait le plus "petit-bourgeois"...

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