vendredi 16 avril 2021

Le premier désir


Douleur et Gloire de Pedro Almodóvar (2019).

Les saveurs d’Almodóvar.

On a souvent évoqué Fellini (8 ½, pour son thème - un réalisateur en proie à la dépression - où se mêlent souvenirs et fantasmes) et Bergman (Les Fraises sauvages, pour sa construction, basée sur de nombreux flash-backs) à propos de Douleur et Gloire, le dernier film d’Almodóvar. Trois cinéastes qui ont en commun, avec beaucoup d’autres, d’avoir traversé – Fellini et Bergman quasiment à la même époque – une période dépressive, suite à l’incapacité, sinon la peur, de ne pouvoir maintenir l’inspiration qui les avaient guidés jusque-là. Douleur et Gloire suit le trajet d’un cinéaste pour sortir de ce long tunnel qu’est la dépression, avec son cortège de douleurs et autres symptômes associés - largement documentés dans le film, comme toujours chez Almodóvar où la physiologie est très présente -, qui fait du personnage almodovarien un personnage-corps. En ce sens, le film prolonge Julieta, le précédent, avec lequel il forme une sorte de diptyque, en même temps qu’il ouvrirait un nouveau cycle dans l’œuvre d’Almodóvar, qui touche toujours au désir, mais inscrit cette fois dans le cadre austère du vieillissement et du deuil (idéalement traduit par la musique, intimiste et organique, d’Alberto Iglesias). Comment ressusciter le désir quand on s’est détaché de tout, à commencer par le cinéma, cette passion dévorante de raconter des histoires, et qu’on s’est enfermé dans une bulle sensorielle, loin des autres, à l’écoute de son corps, un corps particulièrement bavard dans le cas de Salvador (Antonio Banderas), le double d’Almodóvar (1), que seule l’immersion dans une piscine, à l’image du premier plan du film, permet de faire taire momentanément. Et ainsi d’entrevoir le petit bout de lumière recherchée.

(1) Le nom complet du personnage est Salvador Mallo qui résonne, phonétiquement, comme une construction plus ou moins anagrammatique de "Salva Almodóvar", qu’on traduira par "Sauvez Almodóvar", Salva étant aussi le diminutif de Salvador dans le film.

MLB

L'ouverture de Douleur et Gloire – Salvador comme en suspension dans l’eau, au fond de la piscine – a quelque chose d’amniotique. C’est l’image de la "régression intra-utérine", celle, théorisée par Eisenstein, du MLB, d’après l’expression allemande MutterLeiB (versenkung), elle-même empruntée à Sándor Ferenczi et traduite en français par "plongée dans le sein maternel". Chez Ferenczi, on sait à quoi cela renvoie: le stade de toute-puissance que vit l’enfant dans le ventre de sa mère, par rapport à un monde extérieur qui existe à peine, état qui "réalise l’idéal d’un être soumis à son seul plaisir", ce que l’enfant cherchera à reproduire après la naissance sur un mode magique. Pour Eisenstein, cette expérience prénatale serait ancrée en nous, gravée pour toujours dans ce qui constitue notre histoire. Et le cinéaste de la découvrir – via le thème du MLB – de façon rétroactive dans ses œuvres ainsi que celles d’autres artistes (Dostoïevski, Degas). Non pas que chez Almodóvar on retrouve dans la première scène du film le mouvement en spirale des "Baigneuses" de Degas (ainsi que l’a décrit Eisenstein), mais que, de façon plus générale, ses films, et plus encore celui-là, épousent un mouvement d'embrassement qui couvre toute l'étendue du récit, ne laissant quasiment rien hors champ, ce qui cadre avec l’idée d’exploration, de remontée aux sources, pour mieux enrichir l’histoire et par-là les questions disons existentielles que le réalisateur se pose, le but n’étant pas d’y répondre mais de les rendre plus éclairantes. On notera d’ailleurs que ce n’est pas la position du fœtus que Salvador reproduit dans la piscine mais, avec ses bras en croix, l’image de la dualité, conférant au plan, par la symétrie gauche-droite qu’il crée, une dimension d’équilibre et d’harmonie. Elle rappelle une autre figure du MLB évoquée par Eisenstein, celle du "vol plané", un état de flottement – que ce soit dans l’espace ou dans l’eau –, avec ce que cela suppose, là aussi, de quiétude et de félicité. Si pour Salvador, la position se veut d’abord antalgique (le soulager de son mal de dos, à l’instar d’Almodóvar qui souffrait des mêmes douleurs), elle inaugure surtout ce que sera le cheminement du personnage (et à travers lui de l’artiste): la quête d’un bonheur perdu, qui voit le film lui-même "flotter" tout du long dans l’entre-deux, entre réel et fiction, corps et psyché, forme et contenu.

La rivière

C’est par l’analepse (retour en arrière), procédé habituel chez Almodóvar, que le récit va donc avancer et le personnage se transformer. La scène qui vient juste après celle de la piscine, déclenchée par la sensation de soulagement qu’éprouve Salvador, est un souvenir d’enfance: lui-même, au bord de la rivière aux côtés de sa mère (Penélope Cruz) et d’autres femmes du village qui lavent le linge en chantant, tout en plaisantant sur leur sexualité, pendant que l’enfant regarde au fond de l’eau les "poissons-savonniers". Le moment de bien-être ressenti dans la piscine ravive un autre moment heureux vécu, lui, dans l’enfance. C’est l’élément aquatique qui assure la transition, entre réminiscence et remémoration. Mais déjà, à travers cette scène, solaire et joyeuse, l’auteur s’éloigne des références trop symboliques (l’eau, la mère, le féminin) pour en privilégier l’élan vitaliste, évoquant le néoréalisme italien, avec Penélope Cruz en "Sophia Loren", et toutes ces voix de femmes qui ont bercé l’enfance d’Almodóvar, contrepoint adouci, puisque perçu à travers le regard de l’enfant, à la rudesse de l’époque qui était celle de l’Espagne franquiste. Aujourd’hui, il ne reste de ces images que des petits flashs lumineux, aux effets bénéfiques certains mais passagers, qui ne peuvent calmer durablement Salvador de toutes ses souffrances, liées à ses problèmes de dos, l’opération qu’il a subie, mais aussi au décès récent de la mère, l’état dépressif qui s’est ensuivi, sans oublier le côté hypocondriaque. Cela fait beaucoup... d’où cette nuée de symptômes et de phénomènes psychosomatiques dont Almodóvar nous dresse l’inventaire à partir d’images en 3D, le réel du corps vs. son image virtuelle, la jouissance face à laquelle la science, qui se plaît à exhiber et morceler le corps, à l’analyser de toutes parts, se montre impuissante. (Ce que Daniel Pennac constatait dans Journal d’un corps: "Plus on l’analyse, ce corps moderne, plus on l’exhibe, moins il existe.") Pour Salvador, il faut aller plus loin, dans les profondeurs de sa mémoire et de son passé, pour consolider le récit – sans qu’il perde de sa souplesse, à l’inverse de sa colonne vertébrale –, la ligne à suivre, bien que non tracée d’avance, et se rapprocher de cette lumière censée le guérir, lumière à ce stade encore bien lointaine.

Les années 80

Car si le travail de remémoration est nécessaire, il faut aussi des rencontres, qui ressuscitent le passé et rendent le travail plus efficace. Deux rencontres vont présider au renouveau progressif de Salvador: 1) La rencontre avec Alberto, l’acteur avec lequel il était fâché depuis plus de trente ans (trente-deux ans exactement, soit 1987, l’année de la Loi du désir dans la filmographie d’Almodóvar), convaincu d’avoir été trahi par la façon dont celui-ci avait interprété son rôle dans Sabor, le grand succès de Salvador, film qu’ils doivent présenter ensemble à l’occasion de sa restauration. Sabor renvoie directement à la Loi du désir et plus précisément à ce qu’en disait Pedro Almodóvar à Frédéric Strauss dans son livre d’entretiens, et qui touche au non-rapport sexuel: "J’aimerais me rappeler de la Loi du désir avec plus de précision car c’est un film-clé dans ma carrière et dans ma vie. Il parle de quelque chose de très dur et en même temps de très humain qui est ma vision du désir. Je veux dire la nécessité absolue de se sentir désiré et le fait que, dans cette ronde du désir, il est très rare que deux désirs se rencontrent et se correspondent, ce qui est une des grandes tragédies de l’être humain." 2) La rencontre avec Federico, l’amant toxicomane qui fut son grand amour, il y a longtemps aussi, avant que celui-ci le quitte et parte à Buenos-Aires y fonder une famille. Ces retrouvailles renvoient à un passé commun, le début des années 80, époque underground de la Movida madrilène, dont Almodóvar fut une figure emblématique (Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartierle Labyrinthe des passions), marquée par la libération des mœurs, l’exubérance en tout genre – mondes transgressifs où seule la jouissance fait loi – et sur le plan esthétique, ce goût très kitsch pour les couleurs bigarrées et saturées, contrastant avec ce qu’avait été l’enfance d’Almodóvar: l’univers moraliste, étouffant, dans lequel il a vécu; l’éducation religieuse, véritable carcan, qu’il a reçue, notamment chez les Pères Salésiens (2).

(2) Son rapport à la religion et à l’Église – qui dans Douleur et Gloire fait dire à Salvador: "lorsque je souffre, que les douleurs sont trop nombreuses, je prie Dieu, et quand ça va mieux, qu’il n’y a qu’une douleur, je suis athée" –, Almodóvar y a consacré son film la Mauvaise Education qui n’était pas à proprement parler autobiographique, à la différence des scènes évoquées ici qui nous montrent Salvador intégrer la chorale de l’école, en devenir le soliste par la qualité de sa voix qui séduit le prêtre, et se retrouver ainsi "l’Elu", dispensé des matières dispensables, comme l’histoire-géographie, pour se consacrer au chant, manière simple trouvée par le cinéaste pour suggérer l’ambiguïté des relations qu’entretenait le prêtre avec les enfants. Image surtout de l’Église comme entrave au savoir, qui a fait de Salvador un "parfait ignorant", ce qu’il a compensé par lui-même, à travers les livres et plus tard ses nombreux voyages. Pedro Almodóvar considère Douleur et Gloire comme le dernier volet d’une trilogie débutée avec la Loi du désir, son film le plus gay, et poursuivie avec la Mauvaise Education, son film le plus noir.

Sabor

Pour lier les deux figures d’Alberto et de Federico que tout oppose, celle de l’acteur-ami qu’on a fini par honnir et celle de l’amant dont on a gardé le plus brûlant des souvenirs (cf. le baiser fougueux qu’ils échangeront par la suite), Almodóvar recourt à un artifice: la drogue. Ce qui est aussi le point commun des deux personnages, faisant jouer la drogue sur plusieurs niveaux: l’écho à la Movida, au temps où la drogue, omniprésente, coulait à flots; son pouvoir "anesthésiant" qui voit Salvador s’adonner à l’héroïne, initié par Alberto; l’addiction qu’elle entraîne, ce dont a souffert l’ex-amant et dont témoigne le monologue (L’addiction) écrit par Salvador et qu’interprétera Alberto (une fois les deux hommes réconciliés), sous les yeux rougis de Federico venu assister au spectacle. Dans Douleur et Gloire, la drogue fait fonction de lien entre le passé et le présent, qui permet à Salvador, en "chassant le dragon", de s’abandonner à la douceur du souvenir. (3)

(3) Fidèle à son habitude, Almodóvar fait dialoguer le souvenir avec des chansons d’époque, véritables "madeleines", telles "Come sinfonia", chantée par Mina, et surtout "La noche de mi amor" qu’interprète Chavela Vargas, la grande chanteuse de rancheras, amie d’Almodóvar (il a utilisé beaucoup de ses chansons dans ses films) et dont la vie associa également passion et addiction.

Et ainsi établir, sans ordre chronologique précis, des passerelles entre les différentes époques, des époques pas toujours heureuses mais dont Salvador retient ce qu’elles avaient de plus délectables. Saveur (sabor) d’autrefois – en comparaison de la vie devenue "fade" d’aujourd’hui – qui est celle de la passion amoureuse: les trois années passées avec Federico, à voyager pour fuir Madrid et tenter de le sortir de l’enfer de la drogue, en vain, "l’amour capable de soulever des montagnes, échouant à sauver l’être aimé". Mais saveur aussi de l’enfance, ainsi des séances de cinéma en plein air, où se mêlaient à la brise de l’été, l’odeur de pisse (les enfants allaient uriner à côté du grand écran blanc) et celle du jasmin. Saveur, enfin, de la cinéphilie, qu’Almodóvar convoque par le biais de la citation, comme dans tous ses films: ici – outre Niagara avec Marilyn Monroe – la Fièvre dans le sang d’Elia Kazan (déjà évoqué dans Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça?), au titre original beaucoup plus explicite: Splendor in the Grass, l’expression étant tirée d’un poème du poète anglais William Wordsworth, le bien nommé (la "valeur des mots"), dont Natalie Wood cite un passage à la fin du film: "Though nothing can bring in the hour / Of splendor in the grass, of glory in the flower / We will grieve not, rather find / Strength in what remains behind" (4).

(4) "Bien que rien ne puisse ramener l’heure de la splendeur dans l’herbe, de la gloire dans la fleur, ne pleurons pas, cherchons plutôt la force dans ce qui subsiste." (William Wordsworth, Ode: Intimations of Immortality from Recollections of Early Childhood)

La splendeur dans l'herbe

Pour Almodóvar, la "splendeur dans l’herbe", c’est le temps de l’innocence, à l’image du film de Kazan, quand le monde s’ouvre à nous, que l’on croit que tout est possible en dépit des obstacles, un temps avec lequel il faut ensuite apprendre à vivre, à partir de ce qu’il en reste. Il se dégage de ce travail de remémoration, élaboré sur plusieurs plans, une impression de plénitude que seul l’artiste arrivé à un certain âge est capable d’atteindre. Soit une troisième phase dans l’œuvre d’Almodóvar (après la phase dionysiaque des années 80, jusqu’à la Loi du désir, film charnière, et celle, plus apollinienne, de la maturité, où l’on trouve ses plus beaux films, avec toujours leur lot de névroses mais aux accents plus "sirkiens"), phase de la sérénité, qui englobe en même temps qu’elle les recycle les deux phases précédentes, quand le projet autobiographique prend de plus en plus les allures d’un autoportrait (Antonio Banderas, acteur privilégié d’Almodóvar, arbore ici le même look que le réalisateur, jusque dans sa tenue vestimentaire, l’appartement de celui-ci ayant même servi de modèle pour les décors du film). Un autoportrait bien particulier dans Douleur et Gloire, puisque c’est celui de l’artiste vieillissant, avec toutes ces pertes qui se succèdent, l’enfance qui fait retour, les paroles de la mère, celles dont on se souvient, mais aussi la langue maternelle, celle des origines. Et face à ce réel du corps qui s’abîme, la force du désir: arriver à sublimer les deuils, pour ne pas sombrer dans la mélancolie. Chez Almodóvar, cela ne peut passer que par le cinéma. Écrire des films et, plus encore, pouvoir les tourner, en être capable physiquement.

La mère

Ce qui fait de Douleur et Gloire un beau film de confession, permettant à Pedro Almodóvar de nous parler de lui comme il ne l’avait jamais fait auparavant, dans un style moins clinquant, plus épuré. Le cinéaste se penche, via la question du vieillissement et de la dépression – et dans le cadre qui lui est propre, celui du cinéma (qui favorise la mise en abyme) –, sur ce qui a peut-être été les deux moments les plus traumatiques de sa vie: la naissance du désir et la mort de la mère. Roland Barthes, dans son Journal de deuil, débuté le lendemain de la mort de sa mère, écrivait: "Les désirs que j’ai eus avant sa mort (pendant sa maladie) ne peuvent plus maintenant s’accomplir, car cela signifierait que c’est sa mort qui me permet de les accomplir – que sa mort pourrait être en un sens libératrice à l’égard de mes désirs. Mais sa mort m’a changé, je ne désire plus ce que je désirais. Il faut attendre – à supposer que cela se produise – qu’un désir nouveau se forme, un désir d’après sa mort." Qu’en est-il de Salvador? Il est probable que la mort de la mère l’ait changé lui aussi, qu’il ne désire plus ce qu’il désirait avant, expliquant que les retrouvailles avec Federico restent sans lendemain, Salvador préférant, à travers l’ardeur d’un baiser, réactiver l’instant d’excitation qui précède l’abandon au plaisir (à la manière de l’héroïne au moment de sa préparation, juste avant de la consommer), plutôt que de subir les effets de l’après-coup. Et le désir? Il ne reviendra pas sous la même forme mais peu importe, ce qui compte c’est que le processus soit enclenché, et suffisamment avancé, imposant à Salvador de se séparer à nouveau de Federico et d’arrêter la drogue, revivre ainsi deux fois le "manque", pour que le travail engagé se concrétise sous la forme d’un "retour à la mère", conformément à la scène d’ouverture.
Une mère en partie fantasmée, idéalisée, mais pas si différente de ce qu’elle est véritablement – la mère traditionnelle, "espagnole", qui prie Saint-Antoine –, telle qu’elle réapparaît dans la dernière partie du film à un âge avancé (Julieta Serrano, figure marquante des premiers Almodóvar), un personnage forcément plus sombre, puisqu’au seuil de la mort (elle rappelle à son fils comment elle devra être habillée pour ses funérailles, et pieds nus, parce que "là où elle va elle veut entrer légère"), au ton réprobateur au moment d’évoquer ce qu’a été la vie de Salvador, mais qui n’est pas contradictoire avec le personnage du début, les reproches témoignant du caractère affirmé que la mère a toujours manifesté, par rapport au père absent, même si elle a dû se résigner à ce que Salvador ne fasse pas le séminaire. En cela, le personnage n’a rien de la mère tyrannique, castratrice, qu’interprétait Julieta Serrano dans Matador; il correspond davantage à la propre mère d’Almodóvar, ainsi qu’on la découvrait au début de Kika. Ce que dit la mère à Salvador, les griefs qu’elle lui adresse – "Tu n’as pas été un bon fils" – renvoient à la singularité de celui-ci, cette différence qui le distinguait déjà des autres enfants, ce qui interrogeait la mère – "De qui il tient, celui-là?" – quand il manifestait son refus de suivre la voie qui s’ouvrait à lui. Si elle dit également sa déception – une fois restée seule après la mort du père – qu’il ne l’ait pas fait venir à Madrid, estimant qu’elle aurait été capable de s’adapter à la vie madrilène, c’est aussi pour signifier que, malgré la tristesse, elle s’était accommodée au fait que Salvador soit différent, que sa vie ne soit pas conforme à ce qu’elle avait espéré (ce dont il s’excuse, lui demandant de le pardonner). Cette capacité à s’accommoder, elle en avait d’ailleurs fait la preuve en acceptant de vivre dans une cueva (caverne) – à Paterna dont le nom renvoie au père, lequel avait choisi d’y venir pour répondre au désir de la mère (quitter le village), sauf que leurs moyens ne leur permettaient pas de vivre ailleurs que dans une "caverne" –, acceptant surtout d’y vivre parce que l’endroit, par son côté "île aux trésors", avait ravi l'enfant lorsqu’il l’avait découvert.

Le "premier désir"

C’est là, dans la cueva, que Salvador, alors âgé de neuf ans, ressentit son premier émoi sexuel à la vue du corps nu d’Eduardo, le jeune maçon qui restaurait la caverne et à qui, en échange, il apprenait à lire et écrire (comme le faisait Almodóvar, au même âge, avec les enfants du village), choc si violent qu’il le fit s’évanouir, ce qui fut mis à l’époque sur le compte d’une simple insolation. Cette scène, c’est le cœur du film, la scène-clé, où surgit le fading, la défaillance de Salvador, devant cet objet de fascination, le corps masculin, qui deviendra par la suite objet de désir. Au début de la scène, quand Edouardo commence à se laver, Salvador est parti s’allonger dans sa chambre, il somnole et c’est le bruit entendu de l’eau, ruisselant sur le corps d’Eduardo, qui le maintient en éveil, lui rappelant la rivière de la petite enfance, au temps où il était dans les jupes de sa mère; puis Eduardo l’appelle pour qu’il lui apporte une serviette. C’est dans cet état de semi-conscience, passant de l’obscurité de la chambre à la lumière éblouissante qui inonde le patio, qu’Edouardo lui apparaît. Vision foudroyante, qui sort Salvador de sa torpeur, et dont la blancheur, éclairant le corps nu, mouillé, d’Eduardo, se trouve renforcée par la blancheur des murs de la cueva, peints à la chaux, écho à cet autre mur blanchi à la chaux qu’était l’écran de cinéma du village, écho lui-même aux grands draps blancs que sa mère et les voisines étendaient sur les joncs, au bord de la rivière, après les avoir lavés. Si pour Salvador les années vécues dans la cueva correspondent à un passage, au sens initiatique du mot, des ombres à la lumière, l’enfant désinvestissant progressivement la grotte (archétype de la matrice) comme lieu secret, plein de richesses (la caverne d’Ali-Baba), comme monde également des images et de l’illusion (la caverne de Platon), une sorte de pré-cinéma, pour occuper de plus en plus le centre éclairé que représente le patio, avec son ouverture sur l’extérieur, le monde de la connaissance (c’est là que Salvador devenu plus grand y passe son temps, à lire et à apprendre), la scène proprement dite témoigne surtout d’une effraction du réel, au sens où Salvador, à un âge – la période de latence – où le plaisir consiste essentiellement à jouer avec des représentations mentales, se trouve tout d’un coup confronté au désir dans sa manifestation la plus crue – la rencontre déterminante avec une jouissance qui lui a littéralement "traversé" le corps –, ce à quoi il n’était évidemment pas préparé.
La remémoration d’une telle scène ne survient pas directement, plusieurs étapes sont nécessaires. Il faut d’abord la réapparition du portrait de Salvador – le représentant dans le patio, assis en train de lire – qu’avait commencé à faire Edouardo après son travail, avant qu’il décide de se laver et s’offre ainsi au regard de l’enfant. Le dessin terminé, c’est-à-dire transformé en aquarelle – l’eau encore et toujours comme fil conducteur –, Eduardo l’avait envoyé à Salvador, accompagné d’une lettre écrite au dos, mais qui, égaré, mit cinquante ans pour lui parvenir, à l’occasion d’une exposition de peintures où l’aquarelle était présentée. Et c’est seulement après, lorsque Salvador passe un scanner – comme si la mémoire devait elle-même être analysée – que la scène ressurgit. Autant d’étapes qui laissent à penser que cette scène avait été refoulée, et que c’est elle, finalement, que devait revivre Salvador pour qu’il ait à nouveau envie d’écrire. Pour Salvador, c’est l’image de la "gloire" enfin retrouvée, pas celle de l’artiste qui le rend immortel, quels que soient ses tourments, mais celle, plus secrète – la gloire cachée –, dont il lui fallait retrouver l’éclat pour oublier la "douleur" et renaître. C’est en ce sens qu’il faut entendre le titre Douleur et Gloire. Non pas comme le titre d’une quelconque telenovela, opposant d’un côté la douleur (le présent), et de l’autre la gloire (le passé), mais au contraire comme ce qui relie les deux termes. Ainsi en est-il de la jouissance et de la solitude, qui traversent toute l’œuvre d’Almodóvar, la jouissance foncièrement solitaire, fondée sur le non-rapport sexuel. Si la jouissance est Une, qu’elle soit phallique (à l’image des premiers films très trash du réalisateur) ou du registre de la parole (à travers le blablabla des personnages dans beaucoup de ses films), c’est par le biais de la sublimation (là où la jouissance Une trouve son assise) que, dans Douleur et Gloire, elle finit par se manifester, en tant que réponse "salvatrice" aux angoisses de Salvador, l’empêchant de s’enfermer dans cette autre jouissance solitaire qu’est la drogue, mais mortifère celle-là, comme le rappelait le monologue sur l’addiction.

L'œuf à repriser

La "renaissance", motif récurrent chez Almodóvar, stade par lequel passent la plupart de ses personnages, c’est ce que symbolise aussi l’œuf du film, à travers le thème du "raccommodage". L’œuf en bois qui servait à la mère pour réparer les trous des chaussettes de Salvador, ce qui fait dire à l’enfant, à propos des stars de cinéma dont il collectionne les vignettes: "Maman, tu crois que Liz Taylor reprise ses chaussettes à Robert Taylor?", après lui avoir demandé s’ils étaient frère et sœur. Almodóvar fait ici référence au fait que, dans les années 50, beaucoup de gens pensaient en effet qu’il y avait un lien de parenté entre Liz Taylor et Robert Taylor, probablement parce qu’ils incarnaient chacun un idéal de beauté. Mais l’allusion est peut-être plus malicieuse et en lien direct avec le film. (5)

(5) Liz Taylor et Robert Taylor ont joué ensemble dans Guet-apens de Victor Saville, film de 1949 (Liz Taylor n’avait que seize ans) surtout célèbre pour son anecdote de tournage: une scène de baiser entre les deux acteurs, où Robert Taylor avait mis tellement d’enthousiasme qu’on dût arrêter la scène. Une scène qui résonne avec le baiser pleine bouche que s’échangent Salvador et Federico, mais aussi l’affiche du film Sabor: une bouche entrouverte d’où sort une langue dont l’aspect évoque une fraise, manière de confronter l’érotisme débridé des années 80 et les souvenirs d’enfance, la saveur du baiser amoureux et le goût de la fraise.

Quoi qu’il en soit, c’est sous la forme d’un don que l’œuf en bois revient à la fin, celui que fait la mère avant de mourir à Salvador, qui ainsi en hérite. Soit l’image de l’éternel recommencement, qui caractérise le cinéma d’Almodóvar, un cinéma de la jouissance, donc de la répétition, répétant à l’envi les mêmes thèmes, les mêmes motifs, mais sous des formes chaque fois renouvelées (et donc toujours plus coûteuses en termes d’énergie, ce qui a peut-être conduit Pedro Almodóvar à cette crise d’inspiration dont il nous parle ici). Image dont on retiendra, de façon plus spécifique, via "l’œuf à repriser", la fonction de ravaudage: raccommoder les "trous" – à partir des bords – qu’ont représentés certains traumas dans la vie de Salvador, dont le plus douloureux: la mort de la mère. Un deuil à surmonter par le biais de la création qui, dans le cas de Salvador (et d’Almodóvar pour qui le personnage aura joué le rôle de "sauveur"), restaure le lien maternel qui s’était distendu avec le temps, atténue le sentiment de culpabilité de n’avoir pu tenir sa promesse: ramener la mère chez elle, dans son village, avant qu’elle ne meure...

 — Ce désir de la mère, de retourner dans son village d’origine avant de mourir, revient régulièrement dans les films d’Almodóvar. Il exprime la peur, quand une femme se retrouve seule, sans homme, d’être perdue, désorientée, "comme une vache sans sa clarine", ainsi qu’il est dit dans la Fleur de mon secret, une expression courante de la Mancha dont recourait volontiers la mère d’Almodóvar.

... jusqu’à recréer l’intimité primordiale à travers l’image de la caverne, pour retrouver le désir, celui au moins du cinéma, qui permette de parler à nouveau de désir, et même du tout premier, "El primer deseo", le film de renaissance que Salvador, ainsi qu’on le découvre à la fin, est en train de tourner.

6 commentaires:

  1. Bon alors Buster, vous en pensez quoi de la Super Ligue ?

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    1. Ben oui, on aimerait savoir...

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    2. Pourquoi? Almodovar s'est exprimé sur la question? Moi je n'ai pas grand-chose à dire... l'UEFA ne vaut pas beaucoup mieux que les patrons des clubs dissidents, Ligue des champions ou Super Ligue, à l'arrivée c'est pareil, des compétitions avec des clubs surendettés pour ramasser le plus de fric possible, cf les droits tv complètement démentiels... le cynisme des uns, le blabla démagogique des autres... c'est toujours la même rengaine

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    3. Vous ne regardez pas les matchs du PSG en Ligue des champions ?

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    4. Le PSG je m'en fous, le seul club que j'aurais aimé voir jouer en ce moment c'est l'Atalanta Bergame, une sorte d'Ajax à la sauce italienne, mais je ne regarde plus la LdC depuis longtemps, depuis que l'UEFA a attribué la diffusion télé à canal+ puis bein sports et qu'il faut donc payer pour regarder les matchs.

      (c'est passionnant comme discussion)

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    5. Sylvain Kastendeuch24 avril 2021 à 11:15

      Le fiasco de la Super Ligue n’est pas la victoire de la Ligue des champions. Le revers subi par les douze [clubs] dissidents n’est pas non plus le succès de l’UEFA (Union des associations européennes de football, en anglais Union of European Football Associations) ; celle-là même qui, face aux menaces et au paroxysme du foot business, faute d’argument, d’autorité et de vision a pris les footballeurs en otage.

      L’échec de cette ligue quasi fermée est d’abord le désastre de l’UEFA. C’est la mort d’un système de surenchère, déconnecté de l’âme du foot, qu’elle a permis et qu’elle a encouragé.

      Une seule victoire est à retenir : le pouvoir de la base. Pour les promoteurs d’un football sans mérite et sans valeurs, cette victoire est une gifle. Pour l’UEFA, elle est un avertissement. Votre institution a chancelé. C’est la base qui vous a rattrapés. C’est la base qui vous a sauvés.

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