Histoire de ma mort d'Albert Serra (2013).
Le cinéma d'Albert Serra, c'est tout un poème. Qui a commencé il y a une quinzaine d'années avec ce drôle d'ofni (objet filmique non identifié) que fut Honor de cavalleria, film qui avait déjà quelque chose d’unique, préfigurant ce que sera par la suite le cinéma de Serra et, en ce qui concerne ce premier film — en fait le deuxième (avant il y avait eu Crespia, the Film Not the Village que je n'ai jamais vu) —, un vrai pouvoir d’envoûtement, qui tranchait avec la plupart des films dits contemplatifs et par là même un brin ennuyeux. Y flottait, ainsi que je l'écrivais sur l'ancien blog — une de mes premières notes — "une impression étrange, une sorte d’instabilité permanente entre abandon et retenue, entre la douce folie d’un don Quichotte parlant au ciel, ferraillant avec le vent, et la placidité obtuse d’un Sancho, terrien mutique, fauchant, lui, les herbes au fil de son épée" (novembre 2007). C’était beau et en même temps évanescent, comme une note de musique qu'il faudrait tenir, le plus longtemps possible, jusqu’à l’extinction.
Puis, sur le Chant des oiseaux, mon texte du 4 février 2009:
C'est un film littéralement extra-vagant, qui s’avance là où on ne va jamais, mais en même temps sans trop savoir où aller. Paradoxe comme l’est ce mélange de sublime et de grotesque, de grâce (la splendeur quasi hypnotique des plans) et de pesanteur (les corps trop lourds et encombrants des Rois mages). Les critiques ont trouvé un terme pour défendre les films réputés difficiles et austères, ils parlent de films "exigeants". Le Chant des oiseaux, comme le précédent, est un film exigeant, mais moins pour le spectateur, rompu depuis longtemps à ce genre d’exercice, que pour le cinéaste lui-même, s’imposant des règles de tournage (acteurs non-professionnels, paysages insolites, longs plans-séquences étirés au maximum et comme enregistrés à l’état brut...) qui font de ses films, sans véritables scénarios ni dialogues, une incroyable expérience. Et comme dans toute expérience, une incertitude totale quant au résultat. On passe par tous les états: sidération (c’est beau), amusement (c’est absurde), exaspération (c’est long), avant de recommencer, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’un état finisse par l’emporter sur les autres. Le plus souvent, c’est la beauté d’un plan qui l’emporte, tels ces paysages de glace ou de sable, saisis dans toute leur matérialité (ah ce noir et blanc granuleux, s’effilochant par instants jusqu’à devenir entièrement gris, enfin du numérique qui ne verse pas dans l’hyperréalisme), une beauté qui peut confiner à la pure poésie (les Rois mages dans l'eau, filmés en contre-plongée). Parfois, c’est l’absurdité d’une situation qui l’emporte, telles ces discussions à n’en plus finir pour savoir si on doit passer par là, ou si, allongés les uns contre les autres parmi les branches (alors que le paysage semble désertique à perte de vue!), untel peut se pousser un peu. Il arrive même que beauté et absurde se confondent, comme dans la séquence où les trois personnages s'éloignent lentement avant de disparaître derrière une dune, puis, au bout d'un certain temps, réapparaître suivant une direction opposée. Mais il arrive aussi que l’exaspération prenne le dessus. Ainsi la séquence avec Marie, Joseph, l’agneau et l’enfant Jésus, la partie faible du film, où la magie n’opère plus vraiment (normal, me direz-vous, puisque les Rois mages y sont absents). Le film jouant beaucoup sur la spontanéité des acteurs, on notera que ça fonctionne avec les acteurs qui n'appartiennent pas au milieu du cinéma (du maçon à l'ancien prof de tennis) et nettement moins avec ceux qui en font partie (Joseph est joué par un critique de cinéma, Marie par une productrice), comme si une certaine innocence, par rapport aux enjeux du film, était nécessaire pour que l’alchimie se produise. Coïncidence? En tous les cas, c’est bien la présence de ces trois Rois mages qui permet au Chant des oiseaux d’échapper aux dangers du film contemplatif comme aux écueils du cinéma "art et essai" ou de certains films expérimentaux. Et finalement, c’est tout le défi du film que d'arriver ainsi à maintenir le cap sans s'égarer dans les impasses d'un cinéma trop cérébral ou trop sensoriel, n’y réussissant pas toujours (déjà Honor de cavalleria déviait de sa ligne sur la fin), l’étoile qui le guide disparaissant parfois, elle aussi, derrière un nuage (que serait alors, dans l'esthétique du film, une trop grande volonté d'abstraction, un trop grand souci de radicalité), mais pas suffisamment, heureusement, pour nuire à sa réussite...
Ce souci de radicalité, c'est ce qui va accompagner la suite de l'œuvre d'Albert Serra, avec le diptyque que constituent Histoire de ma mort et la Mort de Louis XIV (auquel on peut rattacher Roi Soleil mais que je n'ai pas vu lui non plus). Ensemble inaugurant l'orientation plus trash du cinéma de Serra, ainsi qu'il le définit lui-même, trash au sens non pas de sale et/ou malsain, mais plutôt artistique, qui touche à l'art contemporain et plus particulièrement au désir de l'artiste de mener l'expérience plus loin encore qu'à son "terme" (le fini de l'œuvre), d'aller au-delà, au risque de se perdre (le risque accepté du ratage, de l'échec...), sorte d'expérience des limites, qui intègre ce qu'on pourrait appeler les déchets de l'art, là où d'habitude on cherche à les éliminer... Ici la mort-déchet avec, dans le cas du Louis XIV, le choix de Jean-Pierre Léaud pour incarner le Roi agonisant dans son lit, Léaud qui au cinéma s'était souvent retrouvé au lit, notamment chez Godard, Truffaut ou encore Eustache... lieu privilégié pour bavarder, badiner, bouquiner, faire l'amour, ou simplement dormir. Il ne restait plus qu'à y mourir... (le film est sorti le jour des morts).
Sur Histoire de ma mort, la critique de Romain Blondeau (Les Inrockuptibles, 23 octobre 2013):
"(...) Dans la continuité de ses deux précédents films, Albert Serra persévère dans l’arte povera et s’approprie ici une figure mythologique dont il entreprend de raconter le versant apocryphe, en l’occurrence le célèbre libertin Casanova. On le découvre vieillissant et fatigué, livré dans son château XVIIIe siècle à ses préoccupations ordinaires: boire, manger, lire, converser sur les droits de l’homme, baiser et déféquer tout en hurlant de plaisir.
Histoire de ma mort aurait pu s’arrêter là, au seuil de la chambre de Casanova, à ce chapelet de scènes jubilatoires ou inconfortables qui assument une sorte d’idéal punk de la gratuité, de beau geste sans conséquence. Mais Albert Serra a de plus grandes ambitions et entraîne son héros licencieux dans un road-movie contemplatif qui le mène jusqu’en Transylvanie, où il se confronte à un autre héros littéraire, Dracula en personne. Du libertin au vampire, de l’hédoniste érudit au monstre occulte, des Lumières au siècle du romantisme, c’est le glissement entre deux mondes, deux époques et deux régimes esthétiques que met en scène Histoire de ma mort dans un dépouillement absolu. Composé de blocs séquentiels à l’effet d’envoûtement inouï, il dessine ainsi un lent mouvement de dérive, un retour à l’état primitif qui voit Casanova succomber aux forces des ténèbres sous l’influence du comte des Carpates.
Sur cette piste du film de possession, lointainement inspirée de l’imaginaire horrifique, Albert Serra déploie une atmosphère de terreur lo-fi et apporte quelques nuances noires à son cinéma, ici presque entièrement délié de la verve bouffonne que manifestaient ses précédents longs métrages. Il radicalise son geste, exclut toute séduction, au risque d’une certaine raideur, et atteint en même temps une maestria formelle saisissante, qui l’inscrit dans la famille des grands filmeurs hantés, de Béla Tarr à Alexandre Sokourov. Ce sont des longues scènes de sacrifices d’animaux saisies sous la lueur du feu, des natures mortes évoquant la peinture flamande, des jeux d’ombres et ce noir profond qui aspirent la mise en scène d’Albert Serra, un cinéaste vaudou dont les visions macabres imposent durablement leur charme vénéneux."
Sur la Mort de Louis XIV, la critique de Luc Chessel (Libération, 1er novembre 2016):
"Celui qui voudrait dire un mot de la Mort de Louis XIV d’Albert Serra se trouverait placé dans une position que le film précisément ne cesse de décrire. Cette Mort ne nous invite en nul autre lieu qu’à son chevet. C’est une position elle-même dédoublée, divisée: celle du médecin qui scrute sur le corps du roi les signes d’une agonie indéchiffrable, et celle du valet qui cherche à en soulager les plaintes. Le film veille le roi et le spectateur veille le film, dans l’attente grave de la mort annoncée. Tout un jeu de regards se construit là, et rien d’autre que ce jeu, saturant l’espace clos de la chambre et celui de la salle — autour du lit central où un corps nous regarde, impressionnant.
Rarement un film se sera à ce point décrit lui-même, nous désignant et nous assignant une place qui trouve en lui (en son cœur) à la fois son origine et sa fin, sa source et sa destination: rarement un film aura été aussi royal dans son dispositif et aussi mortuaire dans ses intonations. C'est que nous invitant à son chevet, il veut nous inviter au chevet du cinéma lui-même. Un ami en sortant du film nous disait: "Peut-être le cinéma est-il maintenant assez vieux pour filmer ça, quelque chose de la vieillesse et de la mort à l'état pur." Grand film mourant pour agonie interminable. Peut-être que oui.
Cette impression a beaucoup à voir avec le corps que le film place en son centre: Jean-Pierre Léaud, l'acteur-limite, sur la chair duquel se projette à présent tout un pan d'une histoire du cinéma, et par extension toute cette histoire elle-même. Chaque marque sur sa chair semble venir d'une des strates d'un temps sacré, où la vie et le cinéma se confondent — depuis l'enfance, les Quatre Cents Coups — dans une analogie absolue avec l'existence de Louis XIV, enfant-roi, vieillard sublime, sa longue vie fusionnée à l'Etat et à l'histoire. Le "Sire" et la cire s'y fondent en une seule fascinante statue.
Théâtre de la lucidité. On pourrait ne dire que cela du film, clamer la splendeur déchue des majuscules, et les métaphores fileraient: film décadent sur une décadence (au choix, de l'époque ou de l'art), la maladie comme métaphore, et la mort comme néant. Les médecins et valets impuissants porteraient haut le deuil, et diraient pour finir: le cinéma est mort, vive le cinéma. Mais Fagon (Patrick d'Assumçao), le médecin du roi, dit autre chose, dans le dernier plan du film, nous renvoyant notre regard par-dessus la panse ouverte du roi mort: "Messieurs, nous ferons mieux la prochaine fois."
La Mort de Louis XIV fait autre chose que de s'arrêter au sublime, que de s'en tenir à un seuil qui serait de l'invisible ou de l'indicible: il va jusqu'à l'autopsie et, au-delà, jusqu'à la froideur. C'est son matérialisme morbide. La demi-pénombre de la chambre déploie, en fait, un théâtre de la lucidité. "La nuit vivante se dissipe à la clarté de la mort": Michel Foucault condensait par cette formule une des naissances de la clinique, où le regard médical sur les corps morts éclaire les zones d'ombre de leur vie — prise pour objet et rendue visible. C'est aussi une bonne formule de la lumière dans la Mort de Louis XIV. L'extrême picturalité des plans, ce clair-obscur aggravé, ne nous montre pas des lueurs de vie cernées par les ténèbres de la mort, mais l'inverse: un centre rayonnant de mort, le visage souverain de Léaud à la tête du lit, entouré de tous ces vivants marchant dans l'obscurité.
La mort est d’abord une grande mise en scène: où le roi met en scène sa propre mort, où la mort se met en scène elle-même, exposant à l’attention de tous son indiscutable clarté. L’idée, un jour géniale et devenue pur cliché, qui veut que le cinéma filme la mort au travail ne peut se comprendre que retournée: le cinéma comme travail de la mort, ou comme point de vue de la mort (regard clair) sur la vie (sombre objet). Donc, soit le cinéma comme médecine, soit le cinéma comme maladie.
Parasite ou fantôme. La Mort de Louis XIV est le lieu d'un éloge intempestif du charlatanisme en la personne du Sieur Le Brun, médecin de Marseille aux remèdes de sorcier et aux théories cosmiques new age. Le Brun nous explique la vérité physiologique de l'amour, attribuée au savant catalan Arnau de Vilanova: une image reste bloquée entre les deux yeux parce que la température corporelle augmente, vaporise les liquides du cerveau et le dessèche, fixant l'image de l'objet aimé. C'est une description du cinéma, sa douloureuse alchimie argentique, l'amour au temps de la mort au travail. Or cette Mort saisie en numérique, à la technologie entièrement sèche, propose peut-être autre chose encore. Le "bruit" qui vibre dans ses images légèrement sous-exposées et le "souffle", à la limite du parasite ou du fantôme, qu'on entend sur la bande-son valent comme signes d'une sensibilité poussée à la limite de ce que les machines peuvent percevoir, vers l'endroit repoussé de la frontière, imperceptible, entre le clair et l'obscur, l'endroit bruissant de leur mélange, qui sème un trouble dans le jeu royal des regards où la mise en scène nous place.
C'est aussi le lieu quasi imperceptible où Jean-Pierre Léaud, acteur bien vivant, joue avec chaque millimètre de sa peau. Il joue un presque rien qui n'avait jusqu'ici peut-être pas rencontré de regard assez aigu (du côté de la technique: faisons donc ici l'éloge de l'amour numérique) ou assez morbide (du côté de la mise en scène: faisons donc ici l'éloge du charlatanisme) pour l'enregistrer et l'exposer. Peut-être le cinéma est-il assez vieux…"
Avec Liberté, Albert Serra pousse encore d'un cran son désir d'un "cinéma des limites", mais cette fois dans une sorte de pousse-à-échouer. Mon texte du 28 septembre 2019:
D.A.F. punk (1)
Il y a d'abord l'installation Personalien, qui ressemble à du Sade vu par Sollers ("la forêt enchantée"), une scène venue tout droit d'un paysage de Fragonard, qui laisse augurer d'un nouvel objet fascinant: une chaise à porteurs comme incendiée de l'intérieur, le "tableau" des Lumières, Fragonard dont Sollers a vanté les "surprises", ce Fragonard qui, à l'instar de Serra, "connaît son Cervantès comme les récits libertins ou moraux du XVIIIe", et au-delà du style, ce à quoi il renvoie: "l'invention de la liberté". Et puis il y a le film proprement dit, où Serra s'égare à dessein dans un jeu d'artifices assez vain, "la fête galante qui devient messe noire", dans ces mêmes sous-bois "empoisonnés", quelque part en Allemagne, la nuit... Au début c'est plutôt drôle, Helmut Berger en vieillard cacochyme (prolongement des personnages de Casanova et de Louis XIV), Ludwig embaumé, et le principe du regardant/regardé qui fait que les scènes dans les bosquets ressemblent à des scènes de drague homosexuelle. Les nobles se mêlent aux laquais ainsi qu'aux paysans du coin, auxquels s'ajoutent, venues d'un couvent, quelques novices, Justine et autres Juliette en mal de sexe... L'orage éclate, on s'attend à ce qu'il se passe autre chose après, mais non, les affaires suivent leurs cours, identiques, jusqu'à l'aube. "Donnez, donnez, donnez...!", supplie un personnage le cul à l'air. Et Serra donne. Tout ça reste prisonnier d'une imagerie très classique concernant Sade... Un catalogue avec comme seule progression, celle du fantasme, car "tout ceci est intérieur" (à l'image de Sade emprisonné, imaginant vices et sévices, de plus en plus "hard" à mesure que dure son emprisonnement, manière ainsi de se libérer...); une surenchère dans l'excitation, qui va d'une gentille scène d'anulingus à un truc plus complexe, pas très ragoûtant c'est le moins qu'on puisse dire, quant au circuit utilisé (disons que ça transite par tout le tube digestif), en passant par un peu de zoophilie et la scène, assez "umoristique" celle-là, comme aurait dit Tristan Tzara, où l'on voit le personnage le plus laid du groupe (il a le visage brûlé), se faire pisser dessus pendant qu'un autre lui fait saigner le moignon (bah oui, il est aussi manchot) à l'aide d'une fourchette à viande. Le reste n'est que répétition. C'est lent, pas vraiment hypnotique... Et c'est là le paradoxe: Serra finit par offrir de Sade une vision qui est celle des anti-sadiens — les "maussades" (dixit encore Sollers, par opposition à "sade": d'une saveur agréable), ceux qui ne voient chez le marquis qu'une œuvre "monotone et ennuyeuse" —, signifiant ainsi non pas son impuissance, il y a quand même de belles choses dans le film, mais une forme d'échec, au regard du programme annoncé.
(1) D.A.F. Donatien Alphonse François (de Sade).
Et maintenant le nouveau Serra, avec ses deux titres, Pacifiction (mot-valise qui combine le Pacifique et la fiction) et Tourment sur les îles (la fiction proprement dite), comme il y avait précédemment Personalien et Liberté, le côté "installation" du cinéma de Serra et la puissance fictionnelle qu'un tel cinéma arrive à produire, mais de manière inégale. Peut-être que là, l'alchimie opère à plein... (à suivre)