vendredi 17 novembre 2023

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Pablo Picasso, "Femme couchée lisant", 1960.

En vrac.

Le Triangle des Bermudes.

Pour les plus jeunes qui se demandent peut-être à propos de Michel Ciment: c'était quoi cette histoire de "Triangle des Bermudes" (devenu par la suite "Pré carré" ou "Bande des quatre")?, ci-dessous un extrait de son texte publié en 1997 dans Positif (un texte qui lui servait aussi à régler quelques comptes):

"Un phénomène nouveau... s'est manifesté dans la dernière décennie, que j'ai pu qualifier malicieusement il y a quelques années au Masque et la Plume du vocable de "Triangle des Bermudes", expression qui a fait florès car elle correspondait probablement au sentiment diffus de nombreux auditeurs. A la base (si j'ose dire), il y a le pôle Cahiers du cinéma - Libération initié par Serge Daney, qui entra au quotidien en 1981. Puis la création des Inrockuptibles, magazine branché mais talentueux, mensuel et ensuite hebdomadaire. Enfin, Le Monde, avec l'arrivée récente d'une nouvelle équipe rédactionnelle des pages cinéma, transformant ainsi le triangle en quadrilatère. L'intelligence, le style et souvent la connaissance du cinéma de ces rédacteurs ne sont pas en cause, mais plutôt la forme de pensée unique qu'ils expriment et qui rend par trop prévisible leurs réactions, limitant encore davantage la diversité des opinions critiques. La qualité du Monde et de Libération, dont le lectorat représente la majorité du public cultivé, l'attrait des Inrockuptibles auprès des jeunes, dû à sa spécialité première — toutes les formes de musique populaire —, et l'aura des Cahiers du cinéma, due pour l'essentiel aux années 50 où y collaborèrent les futurs réalisateurs de la Nouvelle Vague, on fait de ce cercle un groupe de pression dont la doxa fausse la perception des œuvres auprès d'un public averti. Il n'est pas rare que celui-ci accepte comme une réalité objective le simple compte rendu subjectif de deux correspondants..."

Conforté par une phrase de Gérard Lefort (Libération) datant de la même époque, comme quoi "Les Inrocks ressemblaient à une succursale de Libé", Ciment voyait dans "la libre circulation des collaborateurs des quatre publications un des symptômes de cette convergence" qu'il dénonçait, et qui "accentuait l'uniformisation des positions critiques". Plus significatif encore, il pointait le fait qu'avec le Triangle des Bermudes, on était entré dans l'âge de la notification: "A la grille idéologique qui fit fureur au temps du maoïsme et de la critique marxiste-léniniste des années 70, s'est substituée une sorte de système moral, non moins dogmatique, qui évalue les films au nom du texte de référence rivettien sur Kapo, repris et développé par Daney (qui avoua n'avoir jamais vu le film!), avec ses notions d'obscénité et de pornographie, du mépris supposé du metteur en scène pour ses personnages, ou tout simplement de la volonté du critique érigé en juge tout-puissant, qui voue l'œuvre aux enfers car elle est, par exemple, "un faux film d'auteur"..." Etc.

Bien qu'ayant toujours été du côté des Cahiers, j'aimais bien cet aspect ferrailleur chez Ciment. Il va manquer.

Ah tiens, un jeu. Prenez cette citation de François Mauriac: "Le ciment qui assurait au bloc radical-socialiste sa cohésion, c'était l'anticléricalisme." Reformulez la phrase en remplaçant "radical-socialiste" par "positiviste" et "anticléricalisme" par "anti-cahiérisme". Voilà, le tour est joué.

Twingo.

Si Polar Park de Hustache-Mathieu cite à tout-va: Twin Peaks, Fargo, Seven, Misery... (+ les citations directes: Van Gogh, Warhol, Michel-Ange, Picasso, César, Vinci), dans le genre éminemment postmoderne et souvent poussif du "thriller à la française", il s'en sort beaucoup mieux que son préquel Poupoupidou d'il y a douze ans (dont je ne me souviens plus sinon justement qu'il ne m'avait pas laissé un souvenir impérissable, juste que ça se passait à Mouthe, le coin le plus froid de France) et cela tient peut-être, outre la maturation du projet, à la forme mini-série, qui laisse le temps aux ingrédients que représentent toutes ces citations de se diluer dans le récit, lequel pour le coup gagne en intérêt à mesure qu'on avance, le temps aussi que le jeu "slowburlesque" des comédiens atteigne son pic d'efficacité. Bref, c'est pas mal.

PS: Polar Park ce n'est pas Twin Peaks, bien sûr, ce n'est pas Fargo, non plus, c'est juste un petit peu des deux, en miniature: "Twingo", quoi... un produit made in France, qui certes regarde un peu trop du côté des "grosses américaines", mais bon, sympathique quand même.

Non possumus...

1. Le plus extraordinaire concernant l'Enlèvement, c'est d'apprendre au début de Marx peut attendre que Marco Bellocchio avait comme Edgardo sept frères et sœurs et que l'un d'entre eux (je ne sais plus lequel) quand il était bébé, très malade et risquant de mourir, avait lui aussi été ondoyé — pour que son âme ne parte pas dans les limbes, précise une des sœurs.

2. Sur Bellocchio, ce que je voulais dire aussi c'est que Marx peut attendre, centré sur la figure de Camillo, le jumeau suicidé de Marco, m'a davantage séduit, par la richesse de sa forme, à la fois dense et fluide, qui brasse l'intime et le politique, le "roman familial" et l'Histoire (celle de l'Italie des années 60)... que l'Enlèvement qui, après une première partie pourtant magnifique, filmée "à hauteur d'enfant" — j'ai pensé à Comencini quand Edgardo, la main sur les yeux, récite dans son lit le Chema — non seulement se perd dans une sorte de viscontisme essoufflé (le contrechamp du film: la Révolution italienne) mais surtout cède à la lourdeur démonstrative (à l'image de la musique de plus en plus écrasante de Capogrosso), opposant à la douleur incommensurable d'une famille juive, l'intransigeance hystérique d'un pape. Non pas que l'image que Bellocchio donne du "papa rapitore" (le Pie voleur, haha) soit scandaleuse, mais que le film, en virant ainsi par moments à la grosse pochade (pas aidé non plus par les scènes de rêves, le péché mignon de Bellocchio), tend à surdéterminer le rôle (dégueulasse, c'est entendu) que l'Eglise catholique a joué dans cette affaire (avec l'enjeu politique qu'il y avait derrière — ça, Bellocchio le montre bien), au détriment du parcours spirituel d'Edgardo, certes complexe, mais qui justement aurait, à ce titre, mérité qu'on s'y intéresse un peu plus, ou mieux... et non de réduire la vocation religieuse du jeune héros à une forme d'égarement schizophrène, induit par le trauma initial, ainsi que le révèle la séquence de l'inhumation du pape où, accompagnant fidèlement le cercueil, Edgardo se met subitement à crier, à l'instar des opposants les plus virulents à la papauté venus là manifester: "Al fiume il papa porco!", avant de s'enfuir en courant. L'image est forte, pour ce qui est du spectacle, mais pauvre, par rapport à ce que fut le destin, à tout le moins exceptionnel, d'Edgardo Mortara. Un peu moins de caricature, un peu plus de profondeur, et le film aurait trouvé... grâce à mes yeux.

à suivre

8 commentaires:

  1. Piquant de voir que Ciment, qui pourfendait cette soit-disant homogénéité de goût disparaît au moment où les Cahiers et Positif, sont un peu devenus la même chose, au bout du compte. Une ligne éditoriale consensuelle, avant tout basée sur l'exhaustivité (parler du plus grand nombre possible de films, séries, DVD-BR), avec le souci de ne pas trop aller à contre-courant. Au bout du compte, ça continue à mettre en avant les "gros films" (de Cannes ou des grands auteurs déjà reconnus) comme partout ailleurs.Tout ça au nom de "l'éclectisme" et d'une homogénéité de traitement qui revient presque à dire que "tout se vaut".

    Bref, on est exhaustif par rapport à l'offre du marché, mais pas vraiment défricheur, au bout du compte.

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    1. C'est vrai que l'opposition entre les Cahiers et Positif, qu'on appelait autrefois la guéguerre... dans son texte Ciment se paye Toubiana qui considérait qu'il y avait un fossé sans dialogue possible entre la critique spécialiste (Positif) et une critique "amateur", une critique de goût et de passion (les Cahiers) qui "jugent les films sur pièces", ce qui lui valait d'être traité d'écailleur du cinéma par Ciment, car "ouvrant les films comme les huîtres pour juger sur le moment de leur saveur" (lol)... oui donc l'opposition entre les deux revues s'est aujourd'hui largement réduite, parce que les Cahiers en effet se sont de plus en plus diversifiés, beaucoup trop je l'ai écrit aussi (à Positif par contre on a l'impression que leur doctrine - aujourd'hui on dit logiciel - c'est comme les tables de la loi, elle est gravée dans le marbre). Après, il y a toujours cette différence: du côté de Positif, des dossiers plus complets (c'est l'aspect spécialiste, universitaire, dénoncé par Toubiana), autant que je peux en juger à chaque fois que je lis un numéro, ce qui n'est pas régulier, mais un cahier critique faiblard dès qu'on sort des deux ou trois films du mois (et encore), lesquels sont généralement des films de festivals ou de prestige, là où les Cahiers restent quand même plus aventuriers (pas assez à mon goût du fait justement de cette diversification qui réduit l'importance qu'ils pourraient accorder à des films plus fragiles) et que, ça aussi je l'ai déjà écrit, la trop grande diversité des rédacteurs fait que les critiques sont franchement inégales, en plus de rendre la ligne éditoriale peu lisible.

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    2. Je ne vois pas en quoi une revue qui se diversifie ça pose problème.

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    3. Eh oui... comment concilier la singularité d'une revue et le besoin, compréhensible sinon vital, concernant la presse papier aujourd'hui, de maintenir un lectorat suffisamment large. Diversifier s'inscrit dans une stratégie d'encyclopédisme (traiter de tout ce qui a trait au cinéma) autant que commerciale (intéresser le plus de lecteurs possible), ce qui pour un mensuel oblige à disposer d'un nombre suffisant de collaborateurs, aussi important sinon plus que celui qui compose le comité de rédaction... et plus il y a de rédacteurs, plus tend à se diluer ce qui fait l'identité d'une revue. L'esprit Cahiers demeure (la cinéphilie, l'indépendance critique...) même si le goût du minoritaire (comme disait Bonitzer) et celui de la théorie ont disparu... mais en termes d'identité c'est forcément plus flou.

      Mais bon, de tout ça j'ai déjà parlé...

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    4. Vous avez raison, c'est un équilibre à trouver, et Marcos Uzal s'en sort vraiment bien.

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    5. C'était le mieux placé pour trouver la bonne formule, ça aussi je l'ai écrit... après la formule actuelle est-elle la meilleure, j'allais dire non, et voilà que je découvre le dernier numéro des Cahiers qui répond exactement à l'équilibre souhaité dans la mesure où la moitié du numéro traite de sujets (le montage, poésie et cinéma) qui ne sont pas liés directement à l'actualité... c'est dans cette direction que j'aimerais voir la revue évoluer, même si là le choix de tels sujets a peut-être été dicté par le fait que ce mois-ci l'actualité cinéma était moins stimulante... à suivre donc

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  2. Stéphane Delorme18 novembre 2023 à 21:30

    Il paraît que Macheret a quitté les Cahiers. Encore ?

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