samedi 18 novembre 2023

Rothko: l'adieu au monde

Mark Rothko, "Untitled (Red and Burgundy over Blue)", 1969.

A l'occasion de l'exposition Rothko à la Fondation Louis Vuitton, je remets en ligne la note que j'avais publiée il y a une quinzaine d'années sur Balloonatic, augmentée d'un souvenir de Robert Motherwell... en attendant de revenir sur toute l'œuvre de Rothko, du moins celle située entre 1949 et 1970, cette période qui, chromatiquement parlant, va du jaune, orange, rouge sur orange, blanc, rose, lavande sur rose... puis vert, bleu, ocre, brun, noir... et tous ces rouges (la révélation de "L'Atelier rouge" de Matisse et de la Villa des Mystères à Pompéi), "de l'orange phosphorescent au pourpre le plus profond", relevés de noir et de mauve (les Seagram Murals)... puis bruns sur du foncé, rouge, noir sur rouge (1963-1964, années peut-être les plus sombres dans l'œuvre de Rothko)... ou encore violet et prune (ça c'est la Chapelle Rothko)... jusqu'au brun rouge sur violet, noir sur lie-de-vin... et l'arrivée du gris (la rencontre avec l'œuvre de Giacometti? comme le suggère l'expo actuelle), signe non pas d'une fin prochaine, mais d'une possible nouvelle étape (hélas interrompue), sachant que la dernière toile connue de Rothko est inachevée (le fond rouge d'un futur tableau?) et donc ininterprétable... Soit donc le gris avec le noir, le gris à la place du rouge? (Derek Jarman qui a écrit, et sur Matisse, et sur Rothko, rappelait que l'atelier "rouge" de Matisse était gris), comme une voie plus directe encore pour accéder à ce qui est "à l'œuvre dans une œuvre", le gris ni de Giacometti ni de la mélancolie, peut-être celui de Nietzsche, le gris de l'immanence, ou, plus simplement, le gris du neutre, quelque chose de l'indifférencié, de l'originel, que le noir à côté, pure non-couleur, vient rehausser en le blanchissant... Rothko a toujours dit qu'il n'était pas un coloriste, que ce qui l'intéressait ce n'était pas les couleurs mais la lumière. Le gris, alors, comme un subtil champ de particules.

L'adieu au monde de Mark Rothko.

Un article de Guillaume Goubert, paru dans La Croix, sur l'exposition Rothko de 2008 à la Tate Modern de Londres:

Le sous-titre de l'exposition (...) mérite attention: "The Late Series", les dernières séries. Les salles du musée londonien n'accueillent pas les toiles qui ont fait la célébrité du peintre américain — tableaux verticaux où de grands à-plats veloutés aux couleurs chaudes resplendissent de clarté. Ici, il s'agit des dernières années avant le suicide de l'artiste, le 25 février 1970, pendant lesquelles Rothko n'a cessé d'approfondir sa démarche dans le sens du dépouillement, du dénuement. Pour entrer dans ces salles, il faut accepter que le cœur se serre.
D'emblée, ou presque, l'exposition offre un rendez-vous exceptionnel. Un vaste espace où sont présentés ensemble — pour la première fois — 16 panneaux que Mark Rothko peignit à la fin des années 1950 pour une salle à manger du Seagram Building de New York. L'histoire de cette commande est une sorte de mythe dans l'histoire de l'art du XXe siècle. Rothko l'avait acceptée avec joie: "L'idée de la salle à manger m'a toujours attiré car elle m'évoque immédiatement le réfectoire du couvent de Saint-Marc avec les fresques de Fra Angelico", raconte-t-il dans un texte récemment retrouvé dans ses archives. Il y mentionne l'inspiration reçue d'un autre lieu de Florence: la grande cage d'escalier conçue par Michel-Ange pour la Bibliothèque laurentienne.
Rothko élabora longuement ce projet dans son atelier. Il travailla dans un format horizontal qui lui était très inhabituel, inventant un tracé rectangulaire qui est aujourd'hui le signe distinctif des "Seagram Murals", et produisit un nombre de panneaux bien supérieur à ce qui était commandé. "Puis, écrit-il, j'ai vu leur destination finale. Il était clair que ces deux éléments n'étaient pas faits l'un pour l'autre." Le peintre avait découvert que ses œuvres orneraient non une salle à manger pour le personnel travaillant dans l'immeuble mais un restaurant chic. A la fin de l'été 1959, il décida de renoncer à la commande et remboursa l'avance reçue. Comme un adieu à la mondanité.
On pourrait rester des heures dans la grande salle de la Tate Modern à observer les variations d'un panneau à l'autre. Au premier coup d'œil, l'homogénéité semble dominer, dans une tonalité d'ocre foncé. Puis l'on est captivé par la richesse chromatique de ces toiles, qui vont de l'orange phosphorescent au pourpre le plus profond, relevés de noir, de blanc laiteux, de mauve. En les regardant, on pense à cette phrase de l'historien d'art Dominique Ponnau qui définissait Rothko comme "le peintre du voile du Temple tendu au seuil du Saint des Saints, voile qui ne cache rien mais est lui-même une icône incroyablement condensée de toutes les lumières possibles, du feu, du soleil divin".
Les années suivantes, pour Rothko, furent celles de recherches de plus en plus radicales qui se traduisirent notamment par des toiles noir sur noir. On le voit dans les travaux préparatoires d'une autre commande, celle de John et Dominique de Menil pour une chapelle qui fut inaugurée en 1971 à Houston (Texas). La toute dernière salle de l'exposition est poignante, d'une terrible gravité. Les tableaux qui superposent simplement une bande grise et une bande noire laissent le sentiment que l'artiste, né en 1903 en Lettonie, est désormais arrivé au bout de lui-même. Pourquoi Rothko s'est-il suicidé un jour d'hiver dans son atelier de New York? Un de ses amis, John Hurt Fischer, a répondu: "J'ai entendu diverses explications: il était en mauvaise santé, il n'avait rien produit depuis six mois, il se sentait rejeté par un monde de l'art dont les goûts éphémères s'étaient tournés vers des peintres plus jeunes et inférieurs. Peut-être y a-t-il un peu de tout cela; je l'ignore. Mais mon intuition est que sa colère si ancienne fut l'une de ces causes. Car c'était la colère justifiée d'un homme qui se savait prédestiné à peindre des temples, et voyait que ses toiles n'étaient considérées que comme de vulgaires biens marchands." Ou comme un décor de dîners snobs.

Complément sur l'histoire du Seagram Building:

(...) Cette histoire est à la fois belle et tragique. En 1958 — la Tate Modern a choisi d'exposer des œuvres composées à partir de cette année-là —, Rothko rencontre Phyllis Lambert, une passionnée d'architecture, architecte elle-même, et surtout fille de Samuel Bronfman, l'un des propriétaires des alcools Seagram, qui firent les belles nuits de Manhattan durant la période de la Prohibition, de 1920 à 1933. C'est elle qui obtient du conseil d'administration de Seagram que le building que l'entreprise projetait d'ériger à New York, sur Park Avenue, soit confié à l'architecte allemand Ludwig Mies van der Rohe. Avec son confrère américain Philip Johnson, ils lancent les travaux entre 1954 et 1958. L'immeuble abrite les bureaux de la compagnie, mais aussi un restaurant de la chaîne de luxe Four Seasons. C'est là que Rothko doit installer ses peintures, selon un contrat signé le 25 juin 1958. Dès juillet, occupant un ancien gymnase qui lui sert de nouvel atelier, il se met au travail. Rothko réalise trente tableaux. Mais il commence à douter. Une lettre redécouverte dans ses archives en témoigne. Les tableaux presque terminés, il décide d'aller dîner dans le restaurant qui vient d'ouvrir. A la place de la cantine pour employés qu'il avait imaginée, il se retrouve à l'une des tables les plus luxueuses de Manhattan. La réaction du peintre, selon la critique Dore Ashton, qui fut l'une de ses proches, est peu amène: "Quiconque peut manger cette sorte de nourriture pour cette sorte de tarif ne regardera jamais une de mes peintures", aurait-il confié à un assistant. Un autre témoin de sa rogne est John Fischer, qui travaillait pour Harper's Magazine. Les deux hommes s'étaient rencontrés au bar d'un paquebot qui ramenait Rothko d'un voyage en Europe à l'été 1959. Ils n'avaient sans doute pas bu que de l'eau quand Rothko décrivit le restaurant du Seagram comme "un lieu où les salauds les plus riches de New York viennent pour bouffer et se montrer...", avant d'ajouter: "J'espère ruiner l'appétit de chacun des fils de pute qui mangera dans cette pièce!" La digestion des malheureux fut sauvée par sa décision ultime: il rendit son chèque à la famille Bronfman et garda ses tableaux.
Pas longtemps. Neuf d'entre eux furent donnés à la Tate Gallery de Londres. Les autres panneaux sont à la National Gallery de Washington et au Kawamura Memorial Museum de Sakura, au Japon. L'exposition de la Tate Modern les réunit pour la première fois. Mais, selon le journal spécialisé The Art Newspaper, cela aurait pu être fait beaucoup plus tôt. Des notes récemment exhumées des archives montrent que l'artiste avait proposé au directeur de l'époque, Norman Reid, non pas neuf, mais les trente tableaux! Sans les refuser formellement, les administrateurs lui firent comprendre qu'ils ne pouvaient garantir qu'une telle quantité d'œuvres serait accrochée en permanence, dans les conditions idéales, mais contraignantes, voulues par le peintre. Lequel opta donc pour un don plus petit, mais plus raisonnable, connu aujourd'hui dans le parcours des collections permanentes de la Tate Modern comme la "Rothko Room". C'est une des salles les plus visitées, mais la presse britannique a violemment attaqué les pauvres administrateurs de l'époque, en soulignant que la valeur du don refusé avoisinerait aujourd'hui 1 milliard de dollars. Ce qui ne veut pas dire grand-chose, dans la mesure où les confrères d'outre-Manche seraient les premiers à hurler s'il prenait à la Tate l'envie de mettre un Rothko sur le marché. Les affinités historiques avec l'artiste n'ont pas épargné aux responsables du musée un second malheur: toujours pugnaces, les critiques d'Art Newspaper, reprises par le Times, puis par le Telegraph, ont ainsi révélé que deux des tableaux de l'actuelle exposition étaient accrochés... à l'envers. Les deux toiles, de la série "Black on Maroon", sont présentées avec des bandes à la verticale, là où l'artiste les voulait à l'horizontale, comme en témoigne sa signature au dos. Ironie suprême, ces deux œuvres font partie des neuf que conserve la Tate depuis maintenant trente-neuf ans.
Rothko s'est suicidé à New York, le 25 février 1970. Le même jour, ses fameux neuf tableaux arrivaient à Londres. (Harry Bellet, "Rothko, histoire du don indésirable", Le Monde, 5 décembre 2008)
Mark Rothko, "Black on Gray", 1969-70, Tate Modern, London.

Produire quelque chose qui soit "supportable".

Extrait d'un texte de Robert Motherwell sur Rothko:

21 avril 1969
Mark Rothko a téléphoné et demandé s’il pouvait passer prendre un verre; j’ai accepté, bien sûr. Quand il est arrivé, il semblait, bien qu’agité, plus calme que d’habitude au cours de ces deux der­nières années. A un moment de notre conversation, comme je l’interrogeais sur ce qu’il faisait actuellement, il me dit que la direction de l’UNESCO à Paris était en contact avec lui pour la réalisa­tion d’une salle qui comporterait aussi une sculpture de Giacometti. Quand je lui demandai la taille de la salle, il me répondit qu’elle n’était pas très grande, peut-être 8,50 x 6m, ou quelque chose comme ça. Puis il dit que de toute façon, s’il acceptait la commande, ce serait peu probable qu’il fasse une seule peinture pour couvrir la totalité du mur. Il remar­qua, avec ironie, que quand on est engagé dans une peinture de cette dimension, il n’y a rien d’autre à faire que de "composer", qu’on se trouve im­pliqué dans tous les problèmes de "composition" et — comme c’est bien connu — il déteste l’idée de "composition". Puis il ajouta, oubliant alors qu’il me les avait montrées dans son atelier, qu’il avait commencé une nouvelle série de peintu­res, "un monde différent de moi-même", partiellement inspirée par l’idée d’avoir ses peintures dans une salle avec une œuvre de Giacometti, artiste qu’à l’évi­dence il respecte. (Mais je me souviens qu’il y a environ quinze ans, quand il y eut cet enthousiasme pour les figures fines et décharnées de Giacometti en Amé­rique, Rothko soulignait l’inconscience d’un collectionneur qui aurait de telles sculptures tragiques dans son salon.) Il est devenu évident pour moi que s’il acceptait la commande, il couvrirait probablement les murs avec trois ou quatre tableaux plutôt qu’avec un seul grand. Quand je regardai les nouvelles peintures dont il parlait, qui sont, en théorie, d’environ 1m ou 1,20 m de large sur 1,50 ou 1,80m de haut, je fus frappé par le fait que c’était des combinaisons de gris et de bruns plutôt que les extraordinaires couleurs très personnelles qu’il utilise d’habitude, au fond pas très éloignées des couleurs que Giacometti lui-même utilise dans ses portraits peints. Je savais exactement ce qu’il entendait quand il disait qu’il détestait la "compo­sition" mais je comprenais aussi que la signification finale était qu’il utilisait un type différent de composition, ou de méthode, de celui d’un peintre de la Renaissance, mais qui reste néanmoins une composition. Il soulignait son idée que chaque artiste doit trouver sa propre façon de produire quelque chose qu’il trouve "supportable", c’est-à-dire un vecteur adéquat pour la vision. Il manifestait cette opinion à la façon, disons, d’un petit enfant déclarant ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas manger, ce qu’il aime faire ou ne pas faire à un moment donné...

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