dimanche 5 novembre 2023

Donne-moi tes yeux


Donne-moi tes yeux de Sacha Guitry (1943).

La nuit blanche.

Sur Donne-moi tes yeux, tourné en mars 1943 et sorti le 24 novembre 1943. (texte, contexte, sous-texte)

1) 1871 vs 1943.

C'est au début du film, ça se passe au Palais de Tokyo (qui ne portait pas encore ce nom), Sacha Guitry, dans le rôle du sculpteur, vient de faire la rencontre de Catherine (Geneviève Guitry), son futur modèle et future maîtresse, il y croise son ami René Fauchois:
— As-tu vu la rétrospective à la salle 5? — Pas encore.
— Oh, donne-moi la joie de te la montrer, parce que vois-tu, ils ont eu une idée qui n'est pas mauvaise, ils ont choisi quelques chefs-d'œuvre... — Déjà une très bonne idée...
— Oui mais attends... des chefs-d'œuvre d'une espèce particulière, viens tu vas voir.

Et de visiter la salle en question:

— Sacha Guitry: Viens... — René Fauchois: Fantin-Latour, si beau, si clair — SG: La Maison du pendu de Cézanne, un de ses plus admirables chefs-d'œuvre, si maltraité par la critique bien entendu — RF: La Vague de Courbet, autre chef-d'œuvre encore — SG: Et vois donc ce Daumier qui vient à nous, incomparable et discuté jadis par tant d'idiots hélas — RF: Et voici l'adorable Sourire de Carpeaux — SG: Eh bien maintenant je vais te dire... admirable Sisley... pourquoi ces chefs-d'œuvre sont d'une espèce particulière — RF: La Loge de Renoir, un des plus merveilleux tableaux du monde — SG: Et ce Corot sublime... ils sont d'une espèce particulière parce que tous ces chefs-d'œuvre que tu regardes en ce moment... Millet, Le Prince impérial par Carpeaux... tous ces chefs-d'œuvre... Pissarro... ce prodigieux Claude Monet... tous ces chefs-d'œuvre ont été faits en 1871 — RF: Tous en 1871? — SG: Oui mon ami, voilà ce que faisaient des hommes de génie à l'heure où nous venions de perdre la guerre — RF: Le Balcon de Manet, autre chef-d'œuvre encore — SG: Et pour finir, un des plus merveilleux portraits qu'ait fait Degas... et cet impérissable bronze de Rodin, L'Age d'airain... eh bien dis-moi, quelle impression as-tu en regardant ces merveilles? — RF: L'impression que ce que l'on perdait d'un côté, on le regagnait de l'autre — SG: Voilà, et entre nous on a le droit de considérer, n'est-ce pas, que des œuvres pareilles ça tient lieu de victoire — [les deux hommes pénétrant dans une autre salle] RF: Eh bien mais... — SG: Utrillo — RF: Que l'on a discuté comme on a discuté Cézanne — SG: Heureusement pour lui d'ailleurs car c'est bon signe — RF: Othon Friesz, Derain, Dunoyer de Segonzac — SG: Marie Laurencin — RF: Bonnard — SG: Vlaminck — RF: Marquet — SG: Madeleine Luka — RF: Dufy — SG: Enfin Matisse — RF: Puis Maillol — SG: Et Despiau — RF: 1943, ça continue — SG: Oui oui, la France continue."

Sacha Guitry établit donc, d'entrée, un parallèle entre 1871 ("l'année terrible") et 1943 (année du basculement, sinon du revirement chez certains, qui voit les Alliés prendre l'avantage sur leurs adversaires de l'Axe), pour ce qui est d'un pays, la France, défait par l'Allemagne, mais compensant, selon Guitry, l'humiliation de la défaite par la grandeur des œuvres que les plus grands de ses artistes ont produit au cours de ces deux années-là. En fait, s'arrangeant quelque peu avec l'Histoire, vu que beaucoup des œuvres soi-disant de 1871 sont, soit postérieures (jusqu'à 1880, pour "L'Age d'airain" de Rodin), certaines, comme le Cézanne et le Renoir, ayant été exposées au Salon des impressionnistes de 1874, mais bon, une approximation somme toute acceptable puisque c'est dans les suites de la défaite; soit antérieures — ainsi "La Blanchisseuse" de Daumier, "Le Balcon" de Manet ou encore "Le Portrait de la jeune femme" de Degas —, ce qui là est plus problématique si on veut, comme le fait Guitry, rapprocher la France de 1943, occupée par l'Allemagne, de celle de 1871, envahie par la Prusse... Cela dit, l'idée demeure: à la puissance militaire des nations d'outre-Rhin, répond, répondra toujours, la Culture française! En fait, c'est peut-être à Monet que Guitry fait plus secrètement référence, Monet l'ami qu'il avait filmé (avec d'autres, comme Degas et Renoir justement) dans son premier film, Ceux de chez nous (1915, réécrit et "post-synchronisé" en 1952), déjà dans un réflexe anti-germanique autant que patriotique, contre les intellectuels allemands qui exaltaient la suprématie de leur culture, ce à quoi Guitry avait répliqué en glorifiant quelques uns de nos "Grands Hommes". Sauf que:

— 1) cette glorification, après la défaite de 1940, des grands noms de la France, Guitry l'avait déjà entreprise avec la reprise de sa pièce Pasteur et la promotion de son film De Jeanne d'Arc à Philippe Pétain — entièrement tourné en banc-titre —, une œuvre publiée en 1942 (imprimée sur papier de pur chiffon filigrané... à la francisque!) et qu'il présentera en 1944, intitulée également MCDXXIX-MCMXLII — ce qui est plus consensuel —, soit 1429-1942 en chiffres arabes, qu'on peut lire comme un anagramme, signe là aussi d'un "renversement" quant à la vision de Guitry sur l'issue de la guerre?, différente en tout cas du défaitisme dont il témoignait lorsqu'il déclarait à son maître d'hôtel: "Quand je pense que des gens croient encore que les Allemands seront vaincus", une déclaration qu'on imagine plutôt des années 40-41 que de 1943. C'est que cette année-là, après le tournage de Donne-moi tes yeux, Guitry avait écrit une opérette, Le Dernier Troubadour, pour Charles Trenet et Geneviève Guitry (remplacée par la soprano Géori Boué — qui sera la Malibran de Guitry l'année suivante — suite à une énième dispute entre les deux époux, en cause peut-être le refus de Geneviève de jouer dans la pièce N'écoutez pas mesdames!), une opérette qui, au deuxième acte, à la faveur d'un retour dans le passé, transportait les personnages à Paris en 1425, autrement dit pendant l'occupation... anglaise!, de sorte que les allusions à la période présente — les difficultés pour se nourrir et se vêtir, le marché noir, etc. — y étaient trop évidentes, expliquant que la censure allemande l'ait refusée, au motif que "la pièce serait un régal pour les Gaullistes". On peut même aller plus loin. Dans Donne-moi tes yeux, la réplique où Guitry dit à son modèle: "Je vais vous faire en glaise" ne doit-elle pas s'entendre: "Je vais vous faire anglaise", en écho au Dernier Troubadour, comme signe non plus d'occupation mais, à défaut de résistance (faut pas exagérer), au moins d'une prise de conscience chez Guitry qu'il existait une "autre France". Etant entendu que la glaise renvoie également à cette matière qu'on peut aussi bien retrancher qu'ajouter à l'œuvre sur laquelle on travaille — en l'occurrence un portrait en buste —, ce qui dans le film correspond à un double geste: à la fois retirer de cette légèreté qui convenait aux films des années 30, et apposer, par petites touches, les blocs de réel qui, en cette année 1943, marquent durablement Sacha Guitry (à commencer par l'arrestation de Tristan Bernard et sa femme "Mamita").

— 2) Monet, en 1870, se trouvait loin de la guerre qu'il avait fuie (comme Pissarro), d'abord à Londres puis en Hollande, durant l'été 1871, à Zaandam où il peignit tous ces paysages ornés de moulins, avant de rentrer à Paris quelques mois plus tard. On arguera que Guitry cite aussi Courbet et Carpeaux, mais justement, deux artistes qui ne se sont jamais remis de la guerre franco-prussienne, le premier victime de son engagement dans la Commune, née directement de la défaite, le second, victime lui de l'effondrement du régime... Quant à Daumier, peut-être le plus proche de Guitry, esthétiquement parlant, son rôle dans le film n'est pas que "décoratif", il est même diégétique, j'y reviendrai. La réalité est que, quitte à rapprocher l'attitude de Monet à celle d'artistes pendant l'Occupation, c'est davantage à Renoir (le fils) parti aux Etats-Unis, que le peintre pourrait être comparé. Sacha Guitry, lui, est plutôt à ranger du côté des artistes présents physiquement à l'exposition, peut-être pas Dunoyer de Segonzac et Vlaminck, que Guitry, malicieux, fait quitter l'expo ensemble, eux qui étaient partis avec Derain pour ce fameux voyage en Allemagne organisé par Arno Breker, mais disons les autres, ceux qui ont continué de travailler, "indifférents", sinon à l'occupant du moins à son idéologie, relevant de ce qu'on a appelé la "collaboration horizontale", à mille lieux de l'engagement d'un Fougeron, par exemple.

Toute cette partie introductive du film n'est pas très convaincante (et d'autant moins que la photo en noir et blanc est loin de faire honneur aux chefs-d'œuvre que le film se plaît à citer), elle est même gênante, tant on y décèle une volonté chez Guitry de se dédouaner à l'avance — en se référant aux grands artistes français de l'époque (1943 mais aussi 1871) — de ce dont il sera accusé par la suite, après ses "soixante jours de prison", à savoir d'intelligence avec l'ennemi, accusation sans fondement, même s'il reconnaîtra lui-même, poussé par sa passion du bon mot, ne pas en avoir manqué (d'intelligence). De cette partie franchement discutable (le sketch avec Mila Parély n'est pas non plus d'un très bon goût), se détache néanmoins la rencontre amoureuse, les premiers échanges entre le sculpteur et son modèle (Guitry et sa très jeune épouse), cette relation "impossible", au sens du Réel contre quoi, via la cécité, va se heurter le personnage, témoignant plus largement de la crise que traverse Guitry à cette époque, au niveau donc intime (la relation avec sa femme), esthétique (le mélo, après les comédies des années 30 et entre deux films historiques, Désirée Clary et la Malibran) et politique (la réalité d'aujourd'hui, c'est-à-dire l'Occupation), faisant de Donne-moi tes yeux, un film non seulement charnière dans la carrière de Sacha Guitry, mais aussi totalement à part.


2. L'amaurose.

Passé le prologue (rehaussé par ce qui semble, dans un premier temps, s'apparenter à un "jeu du chat et de la souris" entre Guitry et la jeune fille), puis les conseils avisés de grand-maman (Marguerite Moreno) sur le caractère trompeur du coup de foudre et les dangers du mariage, même si le fait d'"épouser un homme extrêmement plus âgé que soi, c'est limiter d'avance la durée du malheur éventuel auquel on s'expose", arrivé les onze coups qui marquent le premier rendez-vous, le film peut commencer. Où il s'agira, fort de ce qui a été énoncé précédemment — la très grande différence d'âge entre les deux amants — de retourner à son avantage la critique sarcastique à laquelle s'expose inévitablement un tel scénario, ce qui ne manquera pas, sous la plume de Lucien Rebatet alias François Vinneuil:

(...) M. Sacha Guitry se met cette fois sur l'écran dans une posture d'autant plus irritante qu'il est bien difficile de dissocier le personnage figuré par le comédien et l'homme réel qu'est ce comédien. Ne parlons que du personnage. Il semble à chaque instant prendre prétexte de ses topos pour nous dire: "Voyez, je suis un monsieur mûr, je ne farde pas mon âge. Et cependant, les fillettes en fleur tombent toujours follement amoureuses de moi. Et voilà qui est encore plus épatant: je deviens aveugle, et elles sont plus amoureuses que jamais." Et pour tout arranger, M. Sacha Guitry joue un sculpteur dans un ton ultra-pontifiant.
Oui, il faut vraiment s'appeler Sacha Guitry pour se permettre cela sans crainte de ramasser une gamelle décisive. Ce disant, c'est encore un éloge, et même considérable, que l'on adresse au talent d'un homme à qui l'on pardonne d'autant moins de nous ennuyer que l'on sait comment il nous amuse quand il lui plaît. (François Vinneuil, "M'as-tu vu en aveugle?", Je suis partout, 3 décembre 1943)

Je dis "retourner à son avantage", et non "faire mentir", car la critique de François Vinneuil est en soi assez juste. Le narcissisme de Guitry n'a jamais été poussé aussi loin que dans ce film. Or tout l'intérêt est là. C'est parce que, dans leur grande majorité, les critiques — que Guitry charge dès le début lors de la visite de l'exposition — pointeront ce narcissisme outré et un brin provocateur qu'il y a nécessité, afin de rendre la critique moins opérante, d'inscrire le film dans un genre où justement les excès sont de mise. Et ce genre, c'est le mélodrame... l'art de la démesure par excellence, célébrant les passions les plus folles, mais un mélodrame à la Guitry, qui nourrisse son narcissisme (admirez l'allitération), et plus encore, parce que ce type de mélo ne joue pas sur l'exacerbation de ses formes — comme c'est le cas chez Griffith, Borzage, Mizoguchi, Sirk... qui voit le mélo par instants toucher au sublime, ou bien s'égarer dans le pur délire, comme chez Gance et plus tard Matarazzo. Un mélo qu'on pourrait dire de circonstances. Il ne s'agit pas (en tout cas pas seulement) pour Guitry de montrer que l'amour résiste à toutes les épreuves (et avec d'autant plus de force qu'il est lui-même, Sacha Guitry, l'objet de cet amour), ou que son aura est telle que, même aveugle en plus d'être âgé, cela n'empêchera pas celle qu'il a séduite de rester avec lui — c'est là où Vinneuil se trompe ou du moins que sa vision du film colle trop à l'image mondaine qu'il a de Guitry —, c'est que le mélodrame était le genre idoine pour traiter, via donc le thème de la cécité, de l'obscurcissement qui en 1943 guettait Guitry, quant à sa relation, de plus en plus trouble, avec les femmes, et tout particulièrement sa dernière épouse, et son rapport, de plus en plus sombre, à l'époque... Obscurcissement (traduction littérale du mot "amaurose" dont il est question dans le film), au sens ici non pas d'aveuglement, mais d'inquiétude: la crainte chez Guitry, à l'approche de la soixantaine, de perdre de son "éclat", habitué qu'il était jusque-là à prendre toute la lumière, à tout contrôler, maître "absolu" de son œuvre, mariages compris, vu que pour Guitry choisir une épouse revenait à choisir l'actrice principale de ses futurs pièces et films.

C'est que l'art et la vie sont indissociables chez Guitry. Ainsi dans Donne-moi tes yeux, les questions soulevées à propos du mariage sont-elles le reflet direct de ce que vivent "en coulisses" Sacha et Geneviève Guitry. Cette dernière est la nouvelle épouse et, comme à chaque fois, apparaît comme la remplaçante de celle qui l'a précédée. Ce fut le cas avec Jacqueline Delubac par rapport à Yvonne Printemps, son seul grand amour? (c'est d'ailleurs pour sortir de cette image de la remplaçante, notamment au théâtre quand elle reprenait les rôles de celle-ci, que Delubac poussa Guitry à se lancer dans le cinéma et ainsi à lui créer de nouveaux rôles). C'est encore le cas avec Geneviève de Séréville (qui conserva le nom de Guitry comme nom de scène) par rapport à Jacqueline Delubac. A cette différence près que Geneviève, aux yeux de Guitry, n'arrivera jamais à faire oublier Jacqueline, et encore moins Yvonne. Trop timide dans son jeu, trop jeune aussi peut-être (au point que Guitry, plus paternaliste que jamais, aurait songé à l'adopter après leur divorce!), il faut la voir répondre toute mignonne "pas encore" à Aimé Clariond quand ce dernier lui demande si elle est la maîtresse de Guitry... le film ne serait pas en noir et blanc qu'on jurerait la voir rougir. Tout ça a beau être exquis (comme le dit Clariond), le couple que forment Guitry et sa "pas encore" maîtresse a quelque chose d'incestueux (et c'est peut-être pour cela, pour atténuer le caractère incestueux, qu'elle n'est pas encore la maîtresse, quand bien même elle le désirerait). Pour autant, même si Donne-moi tes yeux s'inscrit parfaitement dans ce que Noël Burch et Geneviève Sellier ont appelé "La drôle de guerre des sexes du cinéma français" (entre 1930 et 1956, autant dire qu'en 1943 on est en plein milieu) (1), le film ne se limite pas à cet aspect convenu du patriarcat, tel que nous le révèlent nombre de films de l'époque. La différence d'âge entre les deux personnages est si marquée qu'elle doit bien traduire autre chose, qui soit propre à Sacha Guitry. Non pas que Guitry ne fasse pas son âge (ainsi que le confie la jeune fille à sa grand-mère), mais parce qu'il incarne son propre personnage, quel que soit son âge, celui qu'il est au théâtre depuis trente ans, et qu'en face de lui la jeune fille (qu'il appelait "mon petit bonhomme"), elle, se doit d'avoir toujours le même âge. De sorte que l'écart d'âge entre Guitry et ses épouses-actrices ne pouvait aller que crescendo, de Jacqueline Delubac (pour s'en tenir au seul cinéma), dont Guitry s'amusait à dire qu'ayant le double de son âge, il était normal qu'elle soit sa moitié, à Lana Marconi, la toute dernière (sa nouvelle Elvire Popesco en plus jeune), à qui il aurait dit que si les précédentes avaient été ses épouses, elle, serait sa veuve. Entre les deux: Geneviève qui dans le film prolonge, par sa jeunesse, Jacqueline, et en même temps anticipe, par son dévouement, Lana, restée fidèle à Guitry jusqu'à sa mort. Un "double rôle" qui confère au film, avec la cécité comme moteur dramatique, toute sa dimension de mélo.

(1) (...) Ce mélodrame sur la cécité donne lieu à une réflexion originale sur le regard masculin [note: aujourd'hui on parle de male gaze]. Déjà, avant-guerre Guitry met en scène l'inégalité des rapports de sexe d'une façon si explicite, si provocatrice (cf. le Nouveau Testament, 1935) qu'il nous force à la "voir" au lieu de simplement la subir. Mais la cécité, dans Donne-moi tes yeux, au-delà d'une métaphore de castration, qui renvoie aussi, comme Noël Simsolo l'a montré, à la crise du couple Guitry-Geneviève, fonctionne comme une remise en cause de la légitimité du regard voyeuriste, qui transforme l'autre en objet.
La première moitié du film met en scène la stratégie amoureuse du sculpteur à travers diverses séances de pose où la jeune fille lui sert de modèle pour un buste: dans une première séquence, les deux protagonistes sont cadrés dans un plan américain qui met en évidence le regard voyeur du sculpteur sur le visage de la jeune fille qui s'offre à lui sans le regarder. La deuxième séance de pose modifie sensiblement les rapports de force en cadrant séparément la jeune femme de face en plan rapproché, alors que le sculpteur au travail est cadré de profil en plan moyen. La troisième séance met en scène la rupture provoquée par lui: il lui demande de se mettre de dos, ce qu'elle traduit par "comme si je m'en allais". Mais on peut aussi interpréter ce geste comme une renonciation au regard voyeuriste. Pendant qu'il lui explique laborieusement qu'il abandonne son buste, la caméra reste en gros plan sur le visage de la jeune fille, qui s'est substitué au regard jouisseur du sculpteur, comme vecteur d'identification du spectateur.
Nous avons confirmation de cette renonciation au regard voyeuriste masculin dans la fameuse séquence où le sculpteur dans le noir complet des rues de Paris soumises à la Défense passive (le caractère exceptionnel de cette allusion directe à la situation politico-militaire est suffisamment rare pour être souligné), demande pardon à la jeune fille des souffrances qu'il lui inflige, et lui exprime ses doutes sur leur avenir tout en lui avouant: "Je t'aime..." Juste avant, il avait feint de dévorer des yeux une chanteuse (Mona Goya) dans la lumière éclatante d'un cabaret: on arrive à ce paradoxe que la lumière permet de mettre en scène le mensonge, alors que seule l'obscurité complète autorise la sincérité. Après cet aveu d'amour, elle lui prend la lampe de poche pour guider leurs pas, comme si elle avait senti son incapacité à conduire leur couple.
Enfin, quand la jeune fille a compris les vraies raisons de la rupture, et qu'elle revient se jeter dans ses bras, ils sont à nouveau cadrés ensemble, mais le plus souvent les yeux baissés ou fermés, pendant qu'elle "théorise" la qualité nouvelle que la cécité du sculpteur donne à leur amour: "Je n'étais pour vous que quelqu'un de très agréable à regarder... Je n'étais pas de force avant, je n'étais rien... je ne pouvais me sentir utile; or, voilà que je vous suis nécessaire... C'est exquis pour une femme de se sentir indispensable!"
Au-delà de la tonalité typiquement pétainiste de ce discours où les femmes revendiquent de se mettre au service d'un patriarcat défaillant, la dernière réplique du film où il la prend dans ses bras en disant "Eteins la lumière pour que nous soyons pareils!", indique assez que la renonciation au regard voyeur est une renonciation au fantasme d'un pouvoir patriarcal absolu. (Noël Burch et Geneviève Sellier, 1996)

3. La main de Rodin, le dessin de Daumier.

Résumons. Nous sommes en 1943. Jacqueline est partie, Elvire était trop âgée pour lui succéder et Geneviève, qui a pris le relais, s'apprête à partir, elle aussi. 1943, le temps bien sûr de l'Occupation et pour Guitry celui des "occupations", qui le voit multiplier les projets, pour combler probablement un vide, en tout cas qui traduit chez lui une réelle inquiétude. Ce qu'illustre, à mon sens, la sculpture de Rodin (connue depuis toujours, elle ornait déjà son bureau dans Ceux de chez nous), cette main de pianiste, une main gauche sur son socle, que fait admirer Guitry, dans sa robe de chambre à rayures, à la jeune fille, elle dans son manteau à carreaux (bel effet d'optique, un "clin d'œil" parmi tous ceux, nombreux dans le film, qui renvoient à la question du regard). Les doigts y paraissent moins déliés que crispés, du fait que la main est isolée, comme si elle venait d'être amputée, annonçant le drame à venir — la cécité, vécue alors comme une castration, oui évidemment —, mais surtout parce que cette main non seulement concentre tout le génie de Rodin, à la différence du sculpteur forcément plus modeste que joue Guitry, ainsi que le souligne la jeune fille, et devant lequel on ne peut que se mettre à genoux (ce que font les deux personnages, inclinés sur le canapé)... mais aussi symbolise le génie de l'auteur (toute la séquence qui mêle la présentation par Guitry de son appartement-atelier, la drague amoureuse et la préparation au travail est un vrai régal), soit la main de l'écrivain, ici tendue et nerveuse (Guitry n'était pas gaucher, et alors?), comme pour retenir encore un peu de cette vie rayonnante qu'il sent lui échapper... et qui, dans un sursaut d'orgueil et de lucidité, nous griffonne à l'écran parmi ses plus beaux dialogues.

La force du film vient de ce télescopage permanent entre le Guitry-auteur et l'homme Guitry jusqu'à ne faire plus qu'un (ou presque). Le récit se divise en deux parties égales séparées par l'épisode du cabaret où le sculpteur se montre volontairement détestable avec la jeune fille (cf. supra le résumé de Burch et Sellier). Ce n'est qu'après qu'on en découvrira les raisons, lorsque la chanteuse (Mona Goya avec qui Guitry avait une liaison dans la vie!) se rend chez le sculpteur, Guitry se permettant même un effet à la Hitchcock, qui voit le visage de la femme devenir subitement flou. Outre le tour de chant de Mona Goya, il y a lors de la soirée au cabaret ce numéro d'imitation effectué par Maurice Teynac, dans lequel l'acteur imite successivement Louis Jouvet, Jean Tissier et Michel Simon, trois comédiens qui n'ont pas été choisis au hasard, Jouvet incarnant pour Guitry le rival sinon l'ennemi (ils ne s'aimaient guère), qui pendant la guerre préféra s'exiler, Tissier, la coqueluche de l'époque, durant laquelle il tourna pas moins d'une trentaine de films, et Michel Simon, l'ami et futur "double" du cinéaste. Soit, là encore, l'idée d'un passage, des années 30 (qu'on ne revivra plus) aux années 50 (qu'on redoute)... S'en suit, après le cabaret, la fameuse séquence du couvre-feu (instauré à Paris en 1943 mais, au contraire de la province, seulement entre minuit et six heures, pour que le soldat allemand puisse se distraire, sauf que dans le film il s'agit de "bons Français" se vantant de ce qu'ils ont acheté au marché noir). La longue marche de Guitry et la jeune fille dans l'obscurité, simplement éclairée par une lampe de poche, est d'autant plus bouleversante que pour Guitry elle a valeur de confession. Jamais peut-être que dans ce passage, il ne s'était exposé à ce point, reconnaissant ses erreurs, en même temps que son vieillissement et cette "vision" (des choses, de la vie...) qui tend à s'obscurcir, le contraignant à s'en remettre, accroché au bras de la jeune fille, à la petite lumière qui guide leurs pas.

Et puis il y a ce dialogue à la fin:
— C'est exquis pour une femme de se sentir indispensable.
— Eh bien soit... amuse-toi... laisse-moi dire les mots que je veux, dans mon esprit ça revient au même.
— Mais je vous aime...
— Eh bien amuse-toi à m'aimer... mais tu vas me jurer une chose, c'est que le jour où ça cessera de t'amuser — prends le mot amuser dans le sens que tu veux —, ce jour-là tu ne continueras pas de vivre auprès de moi... oui parce que je vais te dire... il y a peut-être d'autres femmes que cela amuserait aussi, et il ne faut pas que tu prennes leur place... et tu prendrais leur place si tu restais auprès de moi alors que cela aurait cessé de te plaire... vois-tu, tous les sacrifices sont possibles, sont acceptables, jusqu'au jour où l'un des deux s'aperçoit qu'il y a sacrifice...

Guitry reste Guitry. En témoigne également l'apologue autour du dessin de Daumier, un dessin que la bonne a peut-être substitué, ce dont Guitry, devenu aveugle, ne veut pas savoir, sous prétexte que si le dessin a disparu, la jeune fille ne le reverra jamais, alors que lui, Guitry, continuera de le "voir", gravé dans sa mémoire, qu'il soit là ou pas. Puis d'affirmer qu'il faut "se montrer digne des malheurs qui nous arrivent (traduisons: la défaite, l'Occupation... mais aussi tous ces moments d'accablement disons personnel que Guitry aurait tendance à mettre sur le même plan que la période de désarroi général qui ravage le pays) afin de mériter cette compensation divine: avoir à soi l'être qu'on aime".
Qu'en conclure? Si la jeune fille, en retour, après avoir allumé la lampe (la nuit est tombée), demande à Guitry de la prendre dans ses bras, la réponse de celui-ci n'est pas sans ambiguïté. Certes, il la prend dans ses bras (rappelant que s'il est contre les femmes, il l'est tout contre), mais la réplique, qui clôt définitivement le film: "Alors, éteins... soyons pareils", peut s'entendre, outre l'acceptation du malheur qui le frappe, moins comme une sorte de reconnaissance avant l'heure du concept de "parité", qu'une façon, disons plus réaliste, plus conforme au personnage qu'est Guitry (même vieillissant), de maintenir la femme sous sa coupe. Libre à elle de partir quand le poids du sacrifice se fera trop lourd, étant entendu qu'une autre prendra sa place... mais quand on sait que Lana Marconi, la successeur de Geneviève, est restée avec Sacha Guitry jusqu'à la fin, bien que de 32 ans sa cadette — les dernières épouses de Guitry étaient-elles des sapiosexuelles? —, respectant ainsi le "désir" du grand homme qu'elle soit sa veuve... on peut voir là le signe de l'emprise que Guitry exerçait malgré tout sur ses conjointes (le film ne s'intitulera plus comme prévu "La nuit blanche", trop vague, mais bien "Donne-moi tes yeux" qui mêle l'injonction à la supplique), l'Artiste encore et toujours désiré — "je viens m'offrir à vous, faites de moi votre maîtresse ou votre femme, peu m'importe", lui dit pour finir la jeune fille —, par-delà le handicap que représentent l'âge ou une quelconque infirmité. Et sans qu'on sache si Guitry, fidèle à son personnage, ne triche pas avec la réalité, ne travestit pas ce qu'il nous dit de lui (c'est le choix du mélo) ou, plus simplement, ne se ment pas à lui-même. Car dans le fond, sa véritable passion restera toute sa vie l'écriture, et son corollaire: la mise en scène — le plaisir chez lui à "occuper" la scène.

3 commentaires:

  1. Dites donc, vos textes sont de plus en plus longs, ça freine un peu l'envie de les lire, non ?

    RépondreSupprimer
  2. Je crois que Michel Ciment aurait bien aimé ce texte.

    RépondreSupprimer