En attendant mon texte sur Donne-moi tes yeux, qui marque la rupture chez Sacha Guitry entre les films lumineux des années 30 — les Delubac-films — et ceux, plus noirs, de l'après-guerre, retour sur les deux grands "motifs" de l'art guitryien: la voix et le double.
La voix de son maître.
Extrait du texte de Claude Arnaud sur Sacha Guitry, paru dans Cinématographe:
(...) Il tira le meilleur parti du cinéma en le niant. Poussant à bout ses carences supposées ou le ramenant à l'état de caisse enregistreuse de son théâtre, il le mit dans tous ses états. Il trouvait qu'un film ressemble à un roman. D'où l'adaptation des Mémoires d'un tricheur, devenu à l'écran le Roman d'un tricheur, premier exemple de monologue intérieur filmé. Il se mit alors à parler sur les images de ses films: les Perles de la couronne, Remontons les Champs-Elysées... On pense à la télévision et à ses "directs" commentés, ou à un téléspectateur parasitant son poste.
C'est qu'au fond il se moquait de la différence entre les genres. Théâtre, cinéma, roman: son œuvre mélange les valeurs et les techniques. Son invention vient d'un irrespect, d'une vision anti-canonique qui fait de lui un moderne.
Il n'y a pas de rideau, pas d'écran, pas d'estrade qu'il ne veuille franchir. Le 28 mars 1942, il présente au Gaumont-Palace un court-métrage (la Loi du 21 juin 1907). Gertrude (Arletty) rentre de chez son père: elle ne pourra pas épouser Gaston (Fernand Gravey). Leur dernière chance: consulter un avocat. Dans la salle du Gaumont, quelqu'un se lève (Fernand Ledoux), monte sur scène, et se propose de les aider. Entre l'écran et la scène commence un étrange dialogue; le mariage se fera grâce à la loi indiquée par le spectateur... qui retourne à sa place, pendant que Gaston dit à l'écran: "Fondu enchaîné!" Déjà, en 1938, il avait interrompu la projection de Quadrille pour jouer avec Gaby Morlay le troisième acte de la pièce, avant de laisser à la pellicule le soin de conclure.
Il envisageait le plateau comme un lieu immobile et fermé, à la façon d'une scène de théâtre. Ce n'était pas le rapport de l'acteur à son cadre, aux objets ou au mouvement qui l'intéressait, mais un tout avec lequel il jouait. D'où son idée de tourner pour la première fois avec deux caméras simultanées.
Point de vue moderne donc. Mais d'un autre côté cette confusion des genres est anti-moderne, notre époque recherchant ce qui fait la spécificité d'un art. Peut-être le retour de Guitry s'explique-t-il par le déclin de cette conception, par une vision moins stricte, moins kulturel. C'est sans doute la "leçon" que l'on doit retenir de lui, le reste tenant à l'excès intransmissible de sa personnalité.
Cette faculté à brouiller les genres est la marque d'un autodidacte réussi (il n'avait jamais pu dépasser la classe de sixième). C'est d'ailleurs le statut qu'il revendique dans Remontons les Champs-Elysées. On le voit abandonner le rôle classique de professeur pour raconter l'Histoire de France à travers un Guitryrama propre à décourager tout savoir historique. Les gommes, les crayons, les cahiers "histoire" et "fiction", rien n'était à sa place.
Mais son approche ludique de la représentation est aussi dans la logique d'une existence conçue elle-même comme un rôle. Le médium, caméra, micro, stylo, ne pouvait que perdre de son importance. Il n'avait qu'à s'adapter à la logorrhée Guitry. C'est le cinéma qui s'y montra le plus souple: prologue, dialogue et épilogue, il permettait toutes les diversions.
Il serait tentant de médicaliser les origines de cette manie verbale. Tout Guitry nous y invite. Il avait fait de l'écran un divan où confesser les maux les plus inattendus, jusqu'à sa timidité surmontée: le Roman d'un tricheur. Mais ce serait se tromper que d'y voir une impuissance à aborder autre chose que lui-même. S'il n'écoutait pas, c'est qu'il observait bien. La province de la Poison, l'intelligence ancillaire de Désiré, la complexité du personnage de Gaby Morlay dans Quadrille, montrent que son goût pour le paradoxe l'aidait aussi, au-delà du procédé qui consiste à retourner contre elle-même la pensée des autres (la "doxa" aurait dit Barthes), à concevoir le mécanisme particulier d'un autre. La Vie d'un honnête homme, Désiré, prouvent qu'il s'était demandé: "Et si j'avais été pauvre?" Il fut très flatté de la réaction de sa cuisinière à la sortie de Désiré: "Ah! ça, mais Monsieur écoute donc aux portes!" [note: bon mot régulièrement évoqué et dont le succès tient au fait que c'est probablement Guitry lui-même qui en est l'auteur, l'attribuant à sa cuisinière pour lui donner plus de piquant encore.]
Sa tyrannie exprime un besoin maladif des autres. Mais c'était peut-être moins pour parler de lui-même que pour leur parler tout court. Tout court, c'est une façon de parler; car la sienne luttait avidement contre le vertige du silence. Se faire entendre est une nécessité à prendre au pied de la lettre. Bien plus que le bellâtre convoitant sa femme ou sa maîtresse, l'ennemi est le Sourd dont la figure odieuse et comique apparaît ici ou là (Désiré, le Roman d'un tricheur...). L'éblouissant monologue final de Désiré montre un domestique arrivant à se faire entendre, à parler à celle qui lui dénie tout langage. Et cette course affolée contre la montre — contre la mort — vaut bien les succès sexuels conquis sur ses précédentes patronnes.
Les monologues de Guitry manifestent toute l'importance qu'il accordait à la voix. Elle est constitutive de son œuvre cinématographique, au même titre que le montage. Elle a son hors-champ (le téléphone décroché dans Tu m'as sauvé la vie), ses emplois (l'utilisation des trois langues dans les Perles de la couronne). Par le biais abstrait de la radio, elle résume le monde intérieur du couple Braconnier et leur connaissance du dehors (la Poison). On rapporte la joie qu'il eut, en 1935, de dialoguer pour la première fois en duplex.
Comme dans le cas de Welles, il faut voir dans ce souci accordé au son et à ses instruments, l'écho des dons vocaux de Guitry. De nez ou de velours, ascendante ou traînante, sa voix couvre le registre dramatique qu'un corps souvent impassible ignore. Elle passe de l'incantation au grognement, s'apaise, s'estompe jusqu'au chuchotement — accordant alors à l'interlocuteur la manne d'un aparté. Jusqu'à ce que ces hennissements de rire, des "humm" et des "hein" le condamnent aux ténèbres. La voix de son Maître.
Déclamatoire, sa voix raconte, expose, donnant tout pour la montre, au sens des montreurs de foires ou de Mystère. Il lui suffit d'un redondant "Or donc", et le ton est donné. Alors, et alors seulement, le corps s'anime. Le répertoire de ses gestes est invariablement récité: l'index tendu en l'air sur la bouche — il s'agit de faire taire — les doigts en éventail qui composent un pied de nez, les yeux comme des billes frappant d'inanité le partenaire, ou les doigts croisés en prière pour supplier qu'on l'interrompe. "N'a-t-il pas le langage, sobre et complet, des mains et du visage et de tout le corps?" disait Colette, qui le savait pour avoir joué une de ses pièces.
L'hypnose que provoque parfois Guitry tient peut-être plus à la voix et au corps qu'au dialogue, ne serait-ce que parce qu'elle résiste à la saturation du sens, ou du paradoxe qui peut s'y produire. Si le cinéma de Guitry est celui de la formule, de la fusée blessante ("Si vous aviez moins de talent, vous n'en seriez pas moins mes amis" dit-il aux obscurs figurants de la Poison), il est surtout celui du flux verbal, de la langue en roue libre. C'est la raison de l'échec relatif du Diable boiteux, où Guitry, éperdu d'admiration, égrène sans humour les aphorismes de Talleyrand.
Car son comique d'acteur poursuivait un autre but. Il s'agissait de vider les mots de leur sens, de les étirer d'une voix qui leur enlevait toute épaisseur. Guitry adorait la tautologie, cet art d'expliquer aux autres l'évidence de leur sottise. Procédé qu'il résume, encore une fois à son avantage, dans le Diable boiteux: "Et je crois que j'ai raison".
Qu'il les gave ou les vide, il s'en prenait donc de préférence aux mots. Mais — c'est là où il montre une déconcertante capacité d'invention — il pratiqua aussi le cinéma comme un exercice laconique. Les silences prolongés de Désiré introduisent une tension que l'on retrouve dans l'inquiétant flamenco masculin du Diable boiteux. La caméra fixe impassiblement les meubles de la cuisine de la Poison lorsque son mari la poignarde. Hitchcock agira de même dans la ferme allemande de Torn Curtain.
Guitry comprit qu'il fallait faire parler les images entre elles, par leur simple contraste visuel. D'où son goût pour le montage dont le rythme fait merveille face aux intrigues entrelacées des Perles de la couronne. Souci graphique aussi, manifeste dans les fondus-enchaînés en croix, en étoiles, en trapèze ou en store. Souci formel des génériques qui constituent la grille indémodable de Guitry, et dont Godard se souviendra dans le Mépris. Souci plastique enfin, que révèlent ses procédés d'ombres chinoises projetées sur les murs.
Sa sensualité verbale, ses plaisirs de bouche n'en soulignent que mieux l'absence de sensualité tout court. Son paternalisme — qui énerve tant ceux qui ne l'aiment pas — est aussi une façon d'écarter la menace: "Mon petit bonhomme" dit-il à Jacqueline Delubac en l'embrassant sur le front (Quadrille). Ces choses-là sont réservées aux autres, au jeune premier du Nouveau Testament, à l'acteur "américain" (Georges Grey) de Quadrille que Guitry, avec une précision et une conviction médusantes, montre en train de rassasier celle qui va devenir sa femme. Précisons que ce plaidoyer masochiste pour les talents sexuels de l'amant suit de près sa dévalorisation intellectuelle. Les confidences de Michel Simon dans la Poison ("Elles, au moins, elles peuvent fermer les yeux"), la carence avouée par Guitry lui-même dans Quadrille laissent peu de doute sur la nature du mal.
Curieusement, il accusait celles qu'il maintenait ainsi à distance de vouloir s'éloigner de lui. De façon peu convaincante, ce Moi régalien montra la femme en tyran frivole. Sans doute s'était-il persuadé qu'il voulait un alter-ego. Ses types féminins appartiennent à cette race désuète, mais encore présente lorsqu'il les filma, de la coquette, de la mégère ou de l'entretenue. Dans sa vénération à la fois idolâtre et misogyne, il souffrit vraiment de l'emploi qu'il leur faisait tenir. Il en devient touchant, comme dans ce fameux acte de Quadrille où il exprime sa gêne et sa douleur devant l'aisance de celle qui l'a trompé. Mais jusqu'où croire celui qui n'a jamais incarné qu'un seul rôle convaincant d'amoureux, et sous les traits d'un domestique (Désiré)?
L'alter-ego, Guitry le trouva à la fin de sa vie dans le personnage joué par Michel Simon. Il s'abstenait d'ailleurs de tout rôle dans les films où celui-ci paraissait. Ce double vénéré fut chargé d'exprimer un fond anarchisant, un potentiel homicide. Car celui qui se faisait appeler Maître, malgré un goût enfantin pour les honneurs, aimait peu la chose sociale. Ou du moins son hostilité était-elle à la mesure de sa dépendance, comme le montre l'insistance de ses clochards à introduire un grain de sable dans le beau monde de Ils étaient neuf célibataires. Sa sympathie pour Pauline Carton s'adresse aussi au caractère dissident, presque sauvage, de l'actrice.
Les trois font la paire, la Vie d'un honnête homme tournent autour du thème du sosie, de la gémellité qui rapproche l'innocent du coupable. La frontière est mince, presque poreuse entre l'édifiant et l'ignoble. C'est l'avocat de la Poison qui apprend à Michel Simon le nec plus ultra de son crime. L'assassin des Trois font la paire s'écrie: "C'est horrible à voir" devant la photo du crime. Et l'on peut voir le Roman d'un tricheur comme la biographie imaginaire d'un voleur filmée par son double "vertueux".
La constellation familiale eut sans doute son influence — son frère Jean eut souvent maille à partir avec la justice. Mais il est aussi loisible de voir dans ce thème l'expression d'un individualisme dont le modèle était le personnage balzacien de Vautrin (le Roman d'un tricheur). L'assassin, comme le peintre, l'écrivain ou l'empereur, faisait partie des grands de son Olympe. Il se reconnaissait dans ces "monstres prenants" qui n'avait à répondre d'aucune éthique, si ce n'est devant eux-mêmes. A l'instar de l'acteur, l'assassin risque la chute, jusqu'à ce que sa prestation le sauve, tel Michel Simon devant le tribunal de la Poison. La lame et le mot: deux façons de réduire au silence l'adversaire... (Claude Arnaud, Cinématographe n°86, février 1983)
Il y eut pourtant une cassure. Pour avoir trop accueilli de vert-de-gris dans ses premières au théâtre de la Madeleine, il fut conduit en prison, il reçut même un coup de poing en pleine figure. Incompréhensible! La blessure ne guérit jamais. Guitry, dont la vision n'avait jamais été particulièrement idéaliste, parvint alors à un degré supérieur de l'amertume, à un refus radical et subversif qui s'illustre dans ses œuvres géniales de noirceur que sont la Poison et la Vie d'un honnête homme. Il y choisit pour double monstrueux le faciès tourmenté et grandiose de Michel Simon, ce "monstre prenant... qui tient à la fois de la chimère et du clown". Les femmes avaient toujours été pour Guitry des accessoires torturants, de ravissants sous-développés dotés du pouvoir infini de faire souffrir. A la fin de sa vie, il préfère montrer Germaine Reuver, la maritorne de la Poison, qui boit plusieurs litres de vin à table, et la terrible Marguerite Pierry, grande bourgeoise desséchée en robe de tulle dans la Vie d'un honnête homme... (Jacques Fieschi, avant-propos au dossier Sacha Guitry publié dans le numéro de Cinématographe)
Le double boiteux.
Extrait d'un autre texte, dans le même numéro de Cinématographe, signé Philippe Le Guay:
(...) En dépit de la pirouette finale, c'est la voix qui détient la vraie morale du Roman d'un tricheur: voilà l'histoire d'un homme qui a perdu d'un seul jour toute sa famille, qui a longtemps triché, beaucoup gagné puis tout perdu; il a aimé des femmes et elles ont disparu; sa mémoire est intacte, mais la voix n'est pas émue, tout au plus amusée, elle est celle d'une vie rêvée, et elle parle comme dans un rêve.
Et de quel rêve s'agit-il? De quel cauchemar? Celui qui hante souterrainement toute l'œuvre de Guitry, celui de la perte, du ravissement de tout, de la nudité. Chez lui, le pire dénouement, c'est le dénuement. "Je l'avais gagné avec un as de cœur et je le perds avec un neuf de carreau" dit le tricheur reconverti devant son hôtel particulier, à la table du petit café, de l'autre côté du trottoir. C'est dans ce faux aveu que Guitry triche le plus, lui qui n'a jamais rien perdu, lui dont on sait qu'il va traverser la rue, rentrer dans son hôtel, retrouver ses meubles et ses tableaux. La voix feint d'avoir tout perdu, mais quand on a tout perdu, on n'a pas cette voix-là.
Perdre tout, se perdre, perdre sa voix: pour Guitry, toutes ces propositions se confondent dans une seule et troublante identité. Dans les films d'après-guerre en effet, une fêlure s'installe, quelque chose se déchire dans le rideau cramoisi, hermétiquement fermé, de la scène. C'est peut-être "l'entracte" dont parlait Gracq [note: à propos d'Hemingway], mais un entracte un peu forcé, où la rampe ne veut pas se rallumer, qui a des allures de fin de partie. Pour la première fois peut-être, Guitry a senti que les trois coups du lever de rideau pourraient bien être ceux de sa dernière heure. Pour vraiment montrer le monde, pour s'exposer lui-même dans sa fragilité d'homme et d'artiste, Guitry comprend confusément qu'il doit se taire, non pas cesser d'écrire et de créer, il en serait bien incapable, mais simplement ne plus parler, ne plus faire retentir cette voix d'ordre et d'illusion où l'univers s'évanouit à force de paradoxes. D'où l'importance extrême des films suivants: la Poison, la Vie d'un honnête homme, Les trois font la paire. La voix de Guitry cesse alors de faire écran pour devenir miroir, dans lequel le plus génial des acteurs français, Michel Simon, devient un double cruel et pathétique.
(...) Avec Michel Simon, Guitry sait qu'il fait plus que rencontrer un immense acteur: c'est un univers entier qu'il découvre, fait d'insolence et de désordre, d'anarchie et de poésie, habité par ce démon de la liberté qui a inspiré entre autres Jean Vigo et Jean Renoir. Il suffit d'une réplique, d'un geste de Simon, pour que se révèle spontanément ce rapport désinvolte aux choses, qui évoque fortement celui de Charlot. Sur la péniche de l'Atalante, dans les rues parisiennes de la Chienne ou sur la route de Boudu, Michel Simon porte avec lui le rêve du vagabond, que ne brime aucune loi, aucun code autre que celui du désir de vivre et d'aimer.
Sans se l'avouer sans doute, Guitry sait bien qu'il ne peut pas jouer face à Simon, que leur rencontre serait trop improbable. Et c'est peut-être l'une des raisons pour laquelle il n'interprète pas le rôle d'Aubanel tenu par Debucourt dans la Poison, rôle dont il aurait pu parfaitement s'acquitter puisque ce personnage d'avocat est présenté comme un redoutable rhéteur. Mais plus profondément encore, ce n'est pas la divergence de leurs registres de talents qui sanctionne le repli de Guitry acteur. Avec Simon, Guitry découvre la part de l'Autre qu'il ignore, il met à jour son double moral et esthétique. Guitry, homme de scène adulé, causeur brillant, mondain esthète et raffiné, grand collectionneur de meubles et d'œuvres d'art, fantasme devant Simon, l'homme libre et révolté, le Juif errant sans attaches, indifférent à toutes ses valeurs. Le paradoxe rend hommage à la vérité première.
Le thème du double apparaît très nettement déjà dans le Roman d'un tricheur, avec la figure de Charbonnier: c'est l''homme qui lui sauve la vie dans le feu de la mitraille, alors que lui-même est touché à mort. Recueilli à l'hôpital, il le reconnaît inanimé sur le brancard qui l'emporte. Des années plus tard, le narrateur identifie un tricheur à la table d'un casino: une seule main sur la table, c'est un confrère. Mais la méprise est totale: il découvre en effet que cet homme n'est autre que Charbonnier, s'il ne pose qu'un bras sur le tapis vert c'est que l'autre est resté sur la table d'opération. — "J'avais envie de rentrer sous terre de honte" dit le narrateur; admirable inversion, puisque l'homme l'avait sauvé en le déterrant d'une tranchée ou il était enseveli... Le regard de Charbonnier transperce le tricheur, sa résolution est prise: il deviendra honnête. Par jeu, il acceptera de tout perdre, mimant dans un geste théâtral et dérisoire le destin tragique de son sauveur. Mais ce n'est là qu'une illusion confortable dans laquelle le narrateur trouve la jolie pirouette de son dénouement. En fait, rien n'a changé!
Cette confrontation des doubles est traitée de manière beaucoup plus douloureuse et angoissée dans le sujet du plus beau film de Guitry: la Vie d'un honnête homme. L'approfondissement de ce thème fait mentir l'opinion courante qui refuse à Guitry une maturation ou une évolution des éléments de son univers. C'est l'histoire de deux frères jumeaux que la vie a séparés. Albert est devenu comptable ou chef d'entreprise, a amassé fortune, a eu femme et enfants, et vit paisiblement dans un cossu pavillon; Alain au contraire a pris la route, fait le tour du monde, mené sa vie au gré du vent, pauvre comme Job, riche de mille souvenirs et de mille passions renouvelées. Tous deux atteignent la soixantaine environ, les deux frères ne se sont pas revus depuis des années, et le vagabond qui revient du Canada va saluer Albert et lui emprunter de quoi subsister jusqu'à la saison nouvelle. Suit un dialogue entre les frères, tous deux interprétés par Michel Simon, où leurs deux philosophies s'exposent et se heurtent: scène invraisemblable d'audace, unique en son genre, où pendant prêt de quinze minutes, Michel Simon parle à Michel Simon, en champ-contrechamp.
Audace presque insoutenable tant elle est systématique, mais que justifie toute la suite du récit: Albert réussit à se débarrasser de son gêneur de frère moyennant quelques billets. Pris de remords, il décide de le retrouver et de lui proposer un travail honnête; il rejoint — dans une minable chambre d'hôtel — Alain, qui lui déclare non sans ironie que pour rien au monde il ne veut renoncer à sa liberté, qu'il a vidé la coupe de la vie et que son benêt de frère, abruti par les conventions de sa classe, ne peut pas en dire autant. Mais soudain une attaque le frappe et le terrasse: il meurt d'une embolie. Après un moment de réflexion, Albert échange ses vêtements avec le cadavre, adopte la mèche en bataille de son jumeau, et à la faveur de leur ressemblance extrême, consomme le transfert d'identité. A lui donc la vie de bohème, à lui les routes. Mais, dernière précaution, il rédige un acte testamentaire où il lègue toute sa fortune à son frère Alain — soit à lui-même — et en profite pour déshériter toute sa famille. Inutile de dire à quel degré de sophistication Michel Simon pousse son art, puisqu'il réalise dans sa personne physique la synthèse des deux frères fractionnés tout à l'heure dans le découpage. A lui tout seul il est maintenant le champ et le contrechamp: cette condensation de l'écriture cinématographique dans le personnage illustre bien le principe esthétique fondamental du cinéma de Sacha Guitry.
Achevons le récit de ce script bouleversant, aussi diabolique que celui de l'Invraisemblable Vérité de Lang: Albert regagne son foyer sous l'identité d'Alain, il assiste au deuil indifférent des siens et aux sarcasmes de ses domestiques. On retrouve toute l'amertume de Guitry dans cette dénonciation de l'hypocrisie des sentiments et des conventions sociales. La supercherie finit par être découverte: désabusé sur tous et sur tout, Albert prend la route. Mais il est trop tard, Albert a bel et bien tout perdu, y compris sa seconde chance. Il croyait entrer dans la peau d'un autre, il n'a fait que changer de costume.
L'amertume et le goût de cendres qui se dégagent de la fin du film vient pour une faible part de la dénonciation des mœurs bourgeoises. Plus gravement, c'est la dérision du double qui est sanctionnée: Albert croit se donner une nouvelle naissance mais il l'annule du même coup en signant le testament qui le garantit de sa sécurité et le restitue dans son ancienne position. On n'échappe pas à soi-même, le double est un leurre, une illusion que l'on entretient à bon compte. "Si j'étais un autre..." rêve-t-on secrètement. Eh bien non, il n'y a pas de si, et si j'étais un autre, je redeviendrais moi-même, implacablement identique. Si la morale de Guitry n'a jamais été aussi dure, c'est qu'il se prend lui-même comme objet du discours, et non la société parisienne. C'est son essence intime que Guitry ausculte et interroge, celle du comédien qu'il se sent être par définition, avant tout état civil, avant toute autre identité. Et c'est en tant que comédien qu'il se juge, par les mille travestissements d'une conscience qui cherche à s'échapper dans les facettes du jeu théâtral, et qui n'y parvient pas. La fascination du déguisement, du postiche, qui éclate dans le Roman d'un tricheur, et qui parcourt tous ses films historiques, n'est en rien une pratique du double, mais la suffisance ravie d'être, selon le mot d'Orson Welles, "si nombreux en un seul". Pour Guitry, l'Autre est un Je. Tous les masques renvoient à l'identité monolithique de la 1ère personne, au narcissisme, au miroir... à la voix.
Car derrière tous ces visages, c'est la voix qui demeure; à la différence d'un Welles justement, c'est toujours Guitry qui parle, incapable de briser le moule, de quitter la théâtralité, de se dissoudre dans les personnages. Le Je est toujours là, rigide, despotique, arrogant. Tout renvoie à cette figure centrale dans laquelle Guitry se reconnaît, mais enfin sans complaisance, et dans l'angoisse de cette question brûlante: est-il possible d'être Autre, est-il possible d'échapper au théâtre? Et c'est sans trouver de réponse que la belle voix métallique du Maître se tait. (Philippe Le Guay, Cinématographe n°86, février 1983)
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