Les Sœurs Munakata de Yasujirō Ozu (1950).
Ah, les Sœurs Munakata... tourné entre deux "Setsuko Hara": Printemps tardif et Eté précoce, avec une autre "Setsuko", l'aînée des deux sœurs, jouée par Kinuyo Tanaka, dont le côté "vieux jeu" exaspère la plus jeune — elle porte le kimono et, à l'instar du père, aime Kyoto, les mousses du temple Saiho-ji et son camélia —, mariée à un type sans boulot et alcoolo, qui du coup la méprise... et à ses côtés, donc, Mariko, la cadette, jouée par Hideko Takamine (la future muse de Naruse, après avoir été la Shirley Temple du cinéma japonais), présentée comme un "garçon manqué", en fait la jeune fille moderne par excellence, qui porte le tailleur (malgré son gros derrière, comme lui rappelle Setsuko), fume et boit, même le saké (elle prolonge le personnage de la nièce dans Qu'est-ce que la dame a oublié?), et surtout n'a pas la langue dans sa poche (d'ailleurs elle la tire souvent, la langue), bref, un "numéro" comme on dit (il faut la voir, grimace à l'appui, imiter l'acteur de kabuki), dont le principal souci est de rendre sa grande sœur heureuse (autrement dit, que celle-ci puisse divorcer et se remarier avec son ancien amoureux)... Le père c'est — ô surprise — Chishū Ryū, la zénitude incarnée, pur totem confortant le lien entre les deux sœurs, entre la tradition, qui résiste au temps, et la modernité, appelée, elle, à se démoder. Il y a aussi des chats, plein de chats (en écho à l'écrivain Osaragi dont Ozu adapte ici le roman). La fin est terrible (il pleut des cordes) puis troublante (le beau temps est revenu) et finalement apaisée, en accord avec le violet des monts de Kyoto. Cette beauté éternelle des choses, et de la nature, qui embrasse tout, jusqu'au mouvement même de la vie, et des passions qui l'anime. Sublime.
"Tanakamine".
Il y a donc ce passage où Mimura, le mari, plus aigri que jamais, accusant Setsuko de vouloir refaire sa vie avec un autre, anticipe les événements en décidant lui-même de divorcer et, dans la foulée, gifle sa femme à plusieurs reprises. Mariko, scandalisée par ce qui vient de se passer, récupère d'abord un racloir puis une pioche, prête à venger sa sœur. Le plan où elle est là debout, avec sa pioche dans les mains, derrière Setsuko qui, elle, se tient à genoux et prostrée, est sidérant. Déjà parce que, les personnages ainsi positionnés, on a l'impression d'assister à une scène d'exécution, comme dans un film de sabre, ce qui évidemment est grotesque. Mais surtout parce qu'au tragique de la situation (l'état pétrifié de Setsuko) est venue se greffer une forme de burlesque, via la réaction de Mariko. Ce plan résume admirablement les deux pôles entre lesquels oscille le film: d'un côté, la vivacité, le grain de folie, la dépense... de l'autre, la quiétude, le devoir, l'effacement... En associant pour la première fois (et la seule hélas) la force comique d'Hideko Takamine et l'intensité dramatique de Kinuyo Tanaka, Ozu tentait une expérience détonante. Le résultat est génial.
[ajout du 15-11-23]
Mon TOP 15 de l'année 2023.
1. Les Sœurs Munakata de Yasujirō Ozu, 1950
2. Nazar de Mani Kaul, 1990
3. Trenque Lauquen de Laura Citarella
4. Unrueh (Désordres) de Cyril Schäublin
5. De nos jours... de Hong Sang-soo
6. La Montagne de Thomas Salvador
7. Les Feuilles mortes d'Aki Kaurismäki
8. Fermer les yeux de Victor Erice
9. Vers un avenir radieux de Nanni Moretti
10. Voyages en Italie de Sophie Letourneur
11. Marx peut attendre de Marco Bellocchio
12. Le Gang des Bois du Temple de Rabah Ameur-Zaïmeche
13. The Fabelmans de Steven Spielberg
14. L'Eté dernier de Catherine Breillat
15. Knock at the Cabin de M. Night Shyamalan
Suivent: Venez voir de Jonás Trueba — Showing Up de Kelly Reichardt — Esterno notte de Marco Bellocchio — Anatomie d'une chute de Justine Triet — Chien de la casse de Jean-Baptiste Durand...
+ The Appointment de Lindsey C. Vickers, 1981
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