vendredi 20 octobre 2023

Fenêtre sur cour

Fenêtre sur cour (Rear Window) d'Alfred Hitchcock (1954).

A l'art voyure.

Regarde de tous tes yeux, regarde.
Jules Verne, Michel Strogoff

repris par Georges Perec
dans La Vie mode d'emploi

Evidemment, quand on lit Hitchcock s'est trompé, le dernier livre de Pierre Bayard, on ne peut qu'avoir envie de revoir Fenêtre sur cour — pour le plaisir autant que par besoin, celui de mettre à l'épreuve les thèses avancées — comme on a eu envie par le passé, parallèlement à d'autres contre-enquêtes menées par l'auteur, de relire Le Meurtre de Roger Ackroyd, Dix Petits Nègres ou encore Le Chien des Baskerville. Donc j'ai revu Fenêtre sur cour, un film que j'avais découvert très jeune, lors de sa ressortie en 1984, me laissant un souvenir ébloui, que j'ai dû revoir par la suite deux ou trois fois... et puis là, tout dernièrement, stimulé par le bouquin de Pierre Bayard, dans lequel notre chevalier (sans peur mais non sans reproche) de la "critique policière", s'emploie de nouveau à nous démontrer sa grande théorie — appliquée cette fois au cinéma —, à savoir que "les personnages de fiction disposent d'une marge d'autonomie importante et qu'il leur arrive d'accomplir des actes à l'insu de celui qui leur a donné naissance, et donc, par exemple de commettre des meurtres sans qu'il en soit informé". Ce qui, dans le cas de Fenêtre sur cour, se traduit par l'affirmation que non seulement "la thèse développée par les deux héros [Jeff/James Stewart et Lisa/Grace Kelly], selon laquelle leur voisin aurait tué sa femme [puis l'aurait découpée en morceaux], est en réalité grevée d'un si grand nombre d'invraisemblances qu'il est difficile à un esprit rationnel de la retenir", mais en plus que ce "prétendu meurtre... en dissimulerait un autre, bien réel celui-là, que le cinéaste n'aurait pas vu et qui aurait échappé depuis soixante-dix ans aux spectateurs [à tous les spectateurs, y compris les critiques]".

Cela dit, je ne compte pas mener moi-même une contre-contre-enquête, genre "Pierre Bayard s'est trompé". Il se trouve simplement que l'auteur, en axant son propos sur la question de la culpabilité (et du thème central chez Hitchcock du "faux coupable") comme sur celle du voyeurisme (auquel il substitue le délire d'interprétation du sujet paranoïaque, ce type de délire qu'on retrouve dans les théories complotistes), rouvre de vieux dossiers qu'avaient quelque peu abandonnés les lectures plus récentes de Fenêtre sur cour, lesquelles s'attachaient moins au contenu qu'aux formes du film. Ainsi des analyses de Michel Chion sur le "quatrième côté" que représente la façade où se trouve l'appartement (unique?) de Stewart (1), de même que sur les sons (la rumeur de la cour), ce que soulignait également Serge Daney: "La cour sur laquelle donne la fenêtre est avant tout un bain sonore, saturé, urbain, plein de rumeurs et de promiscuités, d'air chaud et de réverbérations inavouables. Et dans ce magma sonore, il y a une petite chanson qui fraie son chemin — et dont, finalement, tout dépend —. Ecoutez Fenêtre sur cour." Et que si la culpabilité du personnage espionné n'a jamais été mise en doute, c'est dans un premier temps au nom du pacte de croyance qui existe entre un auteur et son spectateur, même si avec Hitchcock la méfiance est de mise (se rappeler le Grand Alibi), mais aussi parce que l'art de la manipulation, qui caractérise le cinéma d'Hitchcock et concerne donc le spectateur, est ici poussé à son maximum, en termes non pas d'ingéniosité (ce que sera la Mort aux trousses) mais de ce qu'on pourrait considérer comme l'aveu même par Hitchcock de son désintérêt total pour les questions de vraisemblance, l'essentiel étant que ce qui est montré dans le film soit fidèle à la vision, plus ou moins fantasmatique, qu'en a le cinéaste, et ce d'autant plus qu'il s'agit également de plaire au public, que celui-ci aime les histoires abracadabrantesques et qu'à ce titre, il se moque lui aussi des invraisemblances. Bayard a dès lors beau jeu de les pointer vu que, dans Fenêtre sur cour, Hitchcock semble les accumuler à volonté, par plaisir autant que par négligence scénaristique, l'important se trouvant ailleurs, on l'a vu, dans le travail sur les formes et ici, tout particulièrement, le montage (cf. Bill Krohn, Hitchcock au travail).

(1) Je privilégie le nom de l'acteur à celui du personnage, en écho à la déclaration qu'avait faite Hitchcock à la presse pour le lancement du film: "L'action de Fenêtre sur cour se déroule dans l'appartement de James Stewart, à Greenwich Village, mais pour qu'il puisse observer ses voisins, nous avons dû construire un décor abritant les trente et un appartements qu'il découvre de sa fenêtre..." (Donald Spoto). Il y a deux "personnages" principaux dans le film: James Stewart et le décor.

D'où la question devenue accessoire de la culpabilité, sauf à la déplacer sur le héros, dans la pure tradition du récit hitchcockien, qui ferait du "meurtrier" (2), comme dans l'Inconnu du Nord-Express, le double (ainsi matérialisé) du désir inconscient chez Stewart de faire disparaître non pas sa fiancée, mais tout ce à quoi elle renvoie (Park Avenue, la haute société, les goûts de luxe, la beauté, l'idée de perfection, etc.), ressenti comme des injonctions au mariage, expliquant qu'il ne veuille pas l'épouser, lui qui n'est qu'un photographe-reporter sans le sou aimant parcourir le monde (même s'il ne s'agit probablement que d'un prétexte et que les raisons sont plus profondes). Se dire alors, pour revenir à la culpabilité, que lorsqu'à la fin le "coupable", renversant le dispositif mis en place, s'introduit dans l'appartement de Stewart, c'est moins le meurtrier que le probable trafiquant de bijoux qui, ainsi démasqué, viendrait demander des explications (en l'occurrence, sur le fait que Grace Kelly ne l'a pas dénoncé à la police). Et que là, on adhère pleinement et d'autant plus facilement à l'hypothèse avancée par Bayard que les ficelles d'Hitchcock pour nous faire gober son histoire de meurtre sont devenues encore plus grosses, aussi grosses que les cordes dont use ledit meurtrier pour maintenir sa malle fermée, mais surtout que, à aucun moment, celui-ci ne parle de meurtre, se contentant d'un vague "que voulez-vous de moi?" adressé à Stewart (plus compatible en effet avec l'idée d'un trafic de bijoux — dont la bague est le témoin et pour lequel il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'on veuille faire chanter son auteur — qu'avec celle d'un meurtre). Idem quant à la confession finale, particulièrement complète (sur ce qu'il en est des morceaux du cadavre, en partie jetés dans l'East River, la tête restée dans l'appartement se trouvant, elle, dans un carton à chapeau, précision absente du sous-titre français, après que le "meurtrier" l'a déterrée du parterre de fleurs où il l'avait cachée, la faute au petit chien, devenu trop curieux, qu'il a donc été contraint de tuer... où là évidemment, du point de vue de la logique, c'est absolument n'importe quoi — pourquoi enterrer la tête au milieu d'une cour?, pourquoi tuer le chien si c'est pour ensuite déplacer la tête? —, tout ça n'ayant d'autre but que de satisfaire le goût bien connu d'Hitchcock pour les histoires macabres, telle l'affaire Patrick Mahon dont le film s'inspire)... une confession de la part du "meurtrier" qui surtout a été obtenue en moins de trente secondes chrono (comme le souligne Bayard), mieux: qu'on n'a pas entendue puisque simplement rapportée par le policier qui vient de l'arrêter.
La conclusion s'impose d'elle-même: c'est James Stewart qui via son double, dans un effet de catharsis typiquement hitchcockien là aussi, en vient à "dévoiler" le fond noir de ses pensées (le policier rapportant les aveux, les déclare depuis la fenêtre par laquelle a été projeté Stewart, qui se trouve ainsi au-dessous, comme si ces "aveux" sortaient directement de sa tête), des pensées pour le moins régressives, quant au petit garçon resté en lui, soucieux de préserver sa passion de l'aventure qu'on imagine dater de sa jeunesse, ce qu'a renforcé son immobilisation forcée, expliquant cette envie furieuse chez lui de se débarrasser de tout ce qui a trait au mariage, tel que lui rappelait l'immeuble d'en face, à travers toutes ces lucarnes qu'il observait pour tromper l'ennui, et les couples qu'il y voyait — dont cette image de l'épouse toujours en train de pester —, lucarnes fascinantes parce que justement terrifiantes... Sachant encore que si le comportement courageux (en même temps que stratégique) de Grace Kelly dans cette affaire l'a réconcilié avec l'idée d'une vie à deux, le dernier plan du film demeure ambigu, entre l'homme qui dorénavant a les deux jambes dans le plâtre et dort comme un bienheureux, et la femme à ses côtés, habillée sobrement, feignant de lire un livre d'aventure pour mieux replonger dans son magazine de mode préféré. Signe que la femme, conformément à son désir, va peut-être obtenir ce qu'elle souhaitait: se faire passer la bague au doigt... mais sans non plus que l'homme ait renoncé à sa vie préalable, puisque semblant surtout jouir du sursis que lui procure son nouvel accident. Ce qui ressort du plan, c'est que nous avons là un couple mal assorti, ainsi qu'en parlait Stella l'infirmière-philosophe au début du film à propos de son propre couple, ce qui n'a pas empêché l'homme et la femme, bien que toujours mal assortis, d'avoir aimé chaque minute de leur vie commune.

(2) On n'a jamais commenté pourquoi le personnage joué par Raymond Burr portait un nom scandinave, Lars Thorwald, sinon que ça colle bien à son physique: un homme aux épaules larges et à la mâchoire carrée, comme dit Luc Chomarat de l'homme scandinave dans... Le Dernier Thriller norvégien (2019), ce qui bien sûr n'a rien à voir. 

Si la culpabilité du meurtrier, au demeurant représentant de commerce, n'a jamais été remise en cause, c'est aussi qu'elle est posée comme postulat à partir du moment où, découvrant la corde qui sert à Thorwald pour fermer la malle, Grace Kelly y souscrit totalement ("reprenons depuis le début... dis-moi tout ce que tu as vu", lance-t-elle à Stewart), pour des raisons certes de conviction (Bayard y voit un exemple de "folie à deux", soit un effet contaminant du délire d'interprétation de Stewart, qui gagne également l'infirmière, pourtant un modèle de bon sens), mais aussi d'"intérêt conjugal" (première étape chez Kelly pour mettre Stewart dans sa poche, avant la seconde, la plus déterminante, quand il s'agira de passer à l'action). Egalement parce que le seul qui s'y oppose, ne croyant pas plus aux hallucinations migraineuses de Stewart qu'aux intuitions féminines de Grace Kelly ("une épouse ne partirait pas en voyage sans son alliance"), c'est le détective, dont le nom, Doyle, connote l'aspect par trop rationaliste du personnage (même si le père de Sherlock Holmes était féru de spiritisme) contre lequel bute l'imagination (débordante) de nos deux héros. Mais le plus important est le retournement de l'argument massue, avancé par Grace Kelly (avant sa conversion) puis le détective et enfin Bayard lui-même, comme quoi un tel crime ne pourrait se dérouler ainsi, au vu de tout le monde, même si la chaleur qui règne pendant toute la durée du film (du moins jusqu'à l'épilogue) justifie que les fenêtres soient ouvertes, argument qui tombe de lui-même à partir du moment où l'on considère que le "monde" en question (les douze appartements meublés sur la trentaine qui compose le décor) se trouve du même côté que l'appartement du crime, rendant impossible d'y accéder visuellement — seuls le couple de jeunes mariés et le musicien, occupant latéralement la scène y auraient accès, sauf que leur vision ne serait que partielle (puisqu'oblique) et qu'ils sont bien trop absorbés par leurs activités, soit à faire l'amour (le couple), soit à composer une chanson (le musicien) pour s'intéresser à ce qui se passe dehors. Le seul dont la position dirige le regard vers l'appartement en question est James Stewart, d'autant que, lui, n'a rien à faire, sinon épier ses voisins, avec cette réserve qu'il occupe le "quatrième côté" et qu'à ce titre, il n'appartient pas au même espace...  A condition aussi qu'on définisse l'espace du film comme une scène de théâtre (du théâtre filmé en l'occurrence), ainsi qu'il apparaît à l'ouverture, avec ces stores qui se lèvent, ce qui ferait de la cour l'équivalent de la rampe, validant le caractère méta du film, sans pour autant expliquer comment Hitchcock le conçoit. Et quelle place exacte occupe Stewart dans le dispositif: celui du spectateur ou du metteur en scène? Dans le premier cas, quand le "meurtrier" fait irruption de l'autre côté, venu comme pour déloger le héros de sa place de spectateur, c'est le "quatrième mur" qui se trouve brisé, ainsi que l'a brillamment décrit Renaud Bezombes en 1979 dans la revue Cinématographe:

Fenêtre sur cour consacre la représentation des écrans cinématographiques dans le film. Un reporter immobilisé dans sa garçonnière est le spectateur idéal qui suit au moyen de ses téléobjectifs le déroulement d’un film: sur la paroi d’en face, les fenêtres s’allument et s’éteignent comme de multiples écrans parmi lesquels le voyeur fait son choix. La profondeur de la cour, telle une fosse d’orchestre, marque la distance nécessaire au spectacle. Le crime que Jeff (James Stewart) découvre est représenté à partir de ces images, comme au cinéma. Floué par sa perception spatiale, simple approche visuelle, il ne peut comprendre la soudaine intrusion de l’assassin chez lui. Celui-ci surgit en effet par le côté jamais représenté du spectacle, celui de la "loge", dont Jeff est pratiquement expulsé. En bouclant l’espace par son quatrième côté, Hitchcock lui redonne sa réalité tactile, matérielle. A la question "Que voulez-vous de moi?" du meurtrier avançant sur lui, le photographe très logiquement répond par une série de flashes pour le stopper, réaliser à la lettre un arrêt sur l’image, comme pour contenir l’agression du réel et préserver son imaginaire: le film doit continuer! 

Dans le second cas, Stewart serait une projection d'Hitchcock, en même temps que Thorwald serait, lui, une projection de Stewart, créant ainsi un double écran fantasmatique, de sorte que lorsque Thorwald défenestre Stewart, ce sont les représentations inavouables et autres phobies d'Hitchcock qui sont comme expulsées. Ce qui suppose là aussi une transgression des lois qui régissent le dispositif scénique, afin que le quatrième côté devienne autre chose qu'un mur (aveugle) pour Thorwald, expliquant qu'il pouvait jusque-là agir sans s'occuper du regard des autres. C'est parce que Grace Kelly a transgressé la première les règles en passant de l'autre côté pour pénétrer dans l'appartement de Thorwald et récupérer la bague, que celui-ci se rend compte qu'il est espionné, qu'il y a des yeux sur le mur d'en face, mur qu'il pourra dès lors "franchir" en transgressant à son tour les règles du dispositif.

Cela dit, on peut voir les choses autrement...

(à suivre)

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