dimanche 8 octobre 2023

La Danseuse


Marie qui défait les nœuds (détail), J. G. Melchior Schmidtner, circa 1700.

Modiano défait (lui aussi) les nœuds.

La Danseuse, le dernier Modiano, très court (moins de cent pages), est une épure, mieux: un condensé, on peut même parler de condensation, non pas au sens physique du mot, puisque c'est l'inverse qui se trouve ici évoqué: le passage d'un état solide (les exercices de la danse, exécutés au sol sans relâche) à un état "volatil" (une fois le corps "épuisé", le sentiment de flotter dans les airs), ce qu'on appelle la sublimation; mais plutôt au sens chimique, qui combine deux entités: moins le rêve et la réalité chez Modiano que le passé et le présent, qui ferait du passé un "présent éternel" (1), mais aussi le passé irrémédiablement perdu et le présent qui n'existe pas, ce dont témoignent les deux numéros de téléphone laissés par Verzini au narrateur: un numéro de fixe avec un indicatif par lettres, obsolète depuis soixante ans, et un numéro de mobile à onze chiffres, ce qui est impossible; condensation au sens également géologique, sous forme de sédiments, mais déposés de façon discontinue, séparés par des intervalles de temps; et puis bien sûr au sens freudien, de ce qui, dans le "travail" du rêve, permet de rassembler, en termes d'intensités, deux éléments distincts, transposé ici, élargi même, au mécanisme du souvenir, le rassemblement d'intensités diverses, qui mêle les réminiscences, la remémoration et, davantage que le rêve proprement dit, une forme de rêverie, l'état du "dormeur éveillé" (l'homo bachelardus), une zone moyenne ou grise ou "neutre" (comme l'était pour Modiano tel ou tel quartier de Paris dans sa jeunesse), qui voit l'être "endormi" plongé dans une sorte de pénombre (cette "lumière voilée" évoquée dans le roman) "où se meuvent des formes inachevées, des formes qui se déplacent sans lois, des formes qui se déforment sans fin" (là, c'est Bachelard qui parle).

La Danseuse navigue ainsi entre deux extrêmes. A un bout: le travail, toujours ingrat, fait de "discipline", que ce soit le travail de la danse (au studio Wacker, sous la direction de Boris Kniassef, quand il s'agit de "casser le coude" pour atteindre la fluidité d'un mouvement) ou le travail de la littérature (du moins chez celui qui, à cette époque, aspirant à devenir écrivain, se contente d'écrire des chansons ou de remanier les textes des autres); cette discipline qui "donne vraiment un sens à la vie, vous empêche de partir à la dérive" et ainsi "vous permet de survivre" (page 19). Et à l'autre bout: "l'incandescence" (et ses déclinaisons: "béatitude, ravissement, extase" — page 66), incarnée par ces femmes mystérieuses, versées dans l'ésotérisme et le mysticisme, qui peuplent les romans de Modiano. Je pense à Des inconnues et surtout à Souvenirs dormants, qui leur était consacré et dont il reste ici Madame Hubersen (sans son manteau de fourrure, bien qu'elle ait toujours froid et que l'alcool qu'elle boit soit toujours aussi fort), dont l'écrivain a retrouvé le prénom (Paula ou plutôt Pola), férue d'exotisme (avec ces masques et autres statuettes encombrant son appartement) et surtout passionnée de danse (comme l'est le "Turc du bassin de la Villette ou du canal de l'Ourcq" qui chaque année donne une fête pour les danseuses et danseurs étoiles); ainsi que Madeleine Péraud, qui initie la danseuse au mysticisme par les livres qu'elle lui fait lire, personnage rencontré initialement dans Des inconnues, mais avec un autre prénom (Geneviève), qui organisait chez elle des réunions pour le moins étranges, sinon secrètes, axées sur l'éveil et "le travail sur soi", où il était déjà question de discipline, et dont le charisme impressionnait vivement la narratrice (la "troisième" inconnue du livre, une dactylo), puis dans Accident nocturne où elle réapparaissait mais de façon plus anecdotique. Reste le cas de la danseuse, dont on ne connaît pas le nom, mais qui est une version renouvelée du personnage de Geneviève Dalame dans Souvenirs dormants, une secrétaire aux studios Polydor que le narrateur, alors parolier, avait rencontrée dans une librairie de sciences occultes — il y avait acheté un livre: L'Eternel retour du même — et qu'il retrouvait régulièrement dans un café... elle-même l'amie du "docteur Péraud" (au prénom incertain puisque devenu Madeleine), présentée comme une disciple de Gurdjieff (l'éveilleur), et pour qui Geneviève Dalame ressemblait à une "somnambule", évoquant au narrateur le titre du ballet de Balanchine. Si la danseuse d'aujourd'hui se révèle une version de Geneviève Dalame (qui donc n'était pas danseuse), c'est que dans le roman le narrateur recroisait celle-ci six ans plus tard, accompagné d'un petit garçon, son fils, prénommé Pierre.
Bref, des femmes mystérieuses qui, sous couvert de mysticisme, permettent à Modiano de suggérer, via l'incandescence, sans que ce soit formulé, mais de façon qui peut-être n'a jamais été aussi sensible que dans La Danseuse, cette excitation intérieure, proche de l'extase thérésienne ou du ravissement durassien, que la danseuse connaît, certes lorsqu'elle va retrouver son partenaire-amant Georges Starass dans l'appartement de Pola Hubersen (le désir n'est en effet jamais nommé chez Modiano), mais surtout, au plus fort de la performance artistique, quand, au terme de tout ce travail douloureux sur le corps (un autre "travail sur soi"), elle a l'impression de s'envoler, ce que traduit l'image retrouvée par le narrateur dans le cahier de la jeune femme: la réplique d'un vieux tableau de la fin du XVIIe représentant "la Vierge dénouant un ruban emmêlé", avec donc ces deux parties: les nœuds du ruban, assimilables au corps et à sa gestuelle dont il faut éliminer l'aspect mécanique et, une fois passé entre les mains de Marie, le ruban dénoué, équivalent au corps ainsi rendu "lisse". Oui, bien sûr. Mais dans le cadre qui nous occupe, le nœud représente aussi ce qui lie le corps, la jouissance et la vie: la "jouissance du corps vivant" pour parler lacanien, ce qui chez Modiano, à travers l'exemple de la danse, se traduit par: la jouissance du corps (la béatitude) obtenue par la discipline (nécessairement dure et douloureuse) pour donner un sens à la vie. Avec cette question: une fois dénoué, que reste-t-il de ce ruban?

A bien des égards, La Danseuse prolonge, ou plutôt ravive Souvenirs dormants. Pour ce qui est de l'époque, qui est celle des années 60, le "temps des rencontres" pour Modiano, de celles qu'il a faites dans le passé, souvent par hasard, au coin d'une rue ou dans un café, mais qui n'ont pas duré (tombant dans l'oubli et dont il n'est plus sûr aujourd'hui, après si longtemps, qu'elles en sortiront, à la différence de ces étoiles mortes dont la lumière nous parvient un millier d'années après), ce temps qui correspond chez Modiano à cette "drôle" de période où les hivers étaient plus rigoureux qu'aujourd'hui, qui surtout est celle de ses vingt ans, plus précisément de ce trop long moment qui va de ses dix-huit ans à ses vingt et un ans, la période tant attendue de l'émancipation mais dont on ne peut encore profiter, faute de majorité. C'est pour cette raison que l'écrivain avait autrefois falsifié sa date de naissance sur sa carte d'identité, transformant l'année 1945 en 1943, ce qui fait que dans ses romans, lorsqu'il est censé avoir une vingtaine d'années, il peut tout aussi bien avoir dix huit ans que vingt-deux, expliquant que la période concernée, comme ici, se situe entre 1963 et 1967, sans que le roman suive pour autant un fil chronologique, qui relierait les événements rapportés à la manière de l'ancien PILI du métro (plan indicateur lumineux d'itinéraire) et sa ligne de lumières — vertes, rouges, bleues — signalant les stations et les correspondances, une ligne que rêve de pouvoir tracer Modiano à chaque fois qu'il s'attelle à un roman, mais sans illusion aucune, sachant bien qu'il se limitera à l'assemblage de quelques pièces du puzzle que représente ledit roman, à l'instar de ce qui occupe le petit Pierre (et le narrateur) à un moment du récit, cet enfant qui n'est autre que le double du narrateur, et donc de Modiano puisque venu comme lui de Biarritz où l'écrivain a vécu quelque temps avec son frère quand il était tout jeune (la première scène du livre, le goûter de Pierre avec Ronnie son meilleur ami, est un écho lointain à la petite enfance de Modiano et de son frère Rudy, disparu à l'âge de dix ans).
Car ce que nous raconte Modiano se passe comme toujours dans une sorte de bulle temporelle, signe là aussi de condensation, à la fois autour de 1963-1964, puisque la Grande Séverine, la salle de spectacles sur trois étages — fondée par Maurice Girodias, le directeur de The Olympia Press, qui édita Miller et Nabokov, et pour qui Modiano, enfin le narrateur, corrige un manuscrit (vaguement érotique) en anglais — a fermé ses portes à la fin de l'année 1964... et entre disons 1965 et 1967, puisque l'essentiel du roman se situe dans le nord-ouest de Paris — un Paris devenu complètement "étranger" avec ses touristes et leurs valises à roulettes —, délimitant un triangle entre le studio Wacker dans le 9e arrondissement, l'appartement de la danseuse, Porte de Champerret, et la chambre où dort le narrateur, rue Chauveau-Lagarde (chambre mansardée dans laquelle, du haut de son double mètre, l'écrivain ne pouvait se tenir debout! On pense à Remise de peine qui se passait dans le même quartier), ce qui renvoie à une époque où Modiano avait définitivement coupé les ponts, en franchissant justement le pont (autrement dit la Seine) entre la rive gauche de Paris, associée à sa vie contrainte d'adolescent (il habitait alors toujours chez sa mère), et la rive droite, quand devenu adulte (à un ou deux ans près) il pouvait enfin respirer, et ce d'autant mieux qu'il rejoignait les hauteurs de la ville, ces hauteurs qu'il avait arpentées enfant — le motif de la fugue chez Modiano — mais sans y habiter). C'est pourquoi ce mouvement de va-et-vient entre d'un côté "la discipline" et de l'autre "l'incandescence", doit s'entendre également de façon autobiographique, entre 1) la figure du père chez Modiano à laquelle font écho les injonctions de Kniassef à la danseuse, relativement à la discipline et à "l'ordre qu'il faut mettre dans tout ça", qui sont les expressions mêmes d'Albert Modiano à son fils quand celui-ci par exemple refusait de résilier son sursis (en tant qu'étudiant) et par-là de faire son service (cf. Un pedigree); et 2) toutes ces figures féminines au passé mystérieux, qui ont toutes en commun de faire preuve à l'égard du narrateur d'une constante sollicitude comme d'une infinie tendresse, contrepoint au peu d'affection que reçut Modiano de la part de sa mère.

Alors ce ruban? Si l'image marque un avant (les nœuds du ruban) et un après (l'aspect lisse du ruban), avec entre les deux le temps mystérieux, baroque, du dénouage, que représente-t-elle pour Modiano, en dehors de ce qui apparaît trop évident: les difficultés qui accompagnent nécessairement l'écriture d'un roman, son côté encore grossier, et puis, après rabotage, le rendu final, le roman prêt à être publié. Ou encore: un possible peaufinage du style chez Modiano, peut-être inconsciemment depuis son Nobel, qui le verrait non pas faire du Modiano, mais au contraire chercher à dépouiller encore davantage son style pour n'en garder que la quintessence, le suc, exemplairement avec Encre sympathique qu'on peut lire comme "L'encre de Saint Patrick". Mais aussi plus simplement, et c'est ce que je retiendrai: un nouveau tour de passe-passe de la part de Modiano, au sens où les nœuds du récit seraient comme par magie défaits sans qu'on s'en rende compte, à l'instar de Jacques Delord et ses cordes dans Baisers volés de Truffaut. Oui c'est ça: rien d'autre qu'un énième tour de magie. D'ailleurs, il est question d'un dîner-spectacle particulier dans La Danseuse, où se retrouvent tous les types de personnages qui composent habituellement les romans de Modiano: ceux qui un temps prennent la lumière, ceux qui au contraire restent dans l'ombre, du fait d'un passé trop louche, et puis les autres, les fantômes... Ils sont tous là, assistant à des "numéros étranges joués sur un rythme rapide par de non moins étranges interprètes". L'établissement s'appelle "La Boîte à Magie". La Danseuse, ce n'est que ça, une fois encore: une boîte à magie. Et c'est merveilleux.

(1) L'expression "présent éternel", qui revient deux ou trois fois dans le roman, n'est pas nouvelle en soi. Elle ne fait que confirmer ce qui a toujours prévalu chez Modiano: l'idée d'un passé qui demeure (et fait "demeure", comme une maison, dans le présent du souvenir quand celui-ci subitement ressurgit), ce qu'atteste le recours régulier dans ses phrases à l'imparfait de l'indicatif, pour décrire une action ou une situation, même là où on s'attend plutôt au passé simple.

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