mercredi 25 octobre 2023

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Animal on est mal, Gérard Manset, 1968.

Et aussi: L'Arc-en-ciel, sur la face B du single, moins connu mais plus beau encore.

1968 dans le (mon) rétro.

"Mon père portait un complet d'alpaga bleu Nil, une chemise à rayures vertes, une cravate rouge et des chaussures d'astrakan." (Patrick Modiano, La Place de l'Etoile)

"L'optimisme est l'opium du genre humain! L'esprit sain pue la connerie. Vive Trotski!" (Milan Kundera, La Plaisanterie, 1967, trad. fr. 1968)

Astral Weeks, Van Morrison
Baisers volés de François Truffaut ()
The Beatles (disque 1), The Beatles
Faces de John Cassavetes ()
La Nuit des morts-vivants de George A. Romero ()
[pas tant le film en lui-même que la trilogie qu'il inaugure]
— Odessey & Oracle, The Zombies
The Party de Blake Edwards ()
Les Shadoks de Jacques Rouxel [réal. René Borg] ()
The Swimmer de Frank Perry ()
— Week-end de Jean-Luc Godard, sortie 29-12-67 ()

+ quelques flashes: le Bach des Straub, la mort de HAL dans 2001 de Kubrick, la musique de Satie dans Une histoire immortelle de Welles...

[31-10-23]

Vu The Appointment, l'ofni maudit de Lindsey Vickers (réalisé il y a quarante ans et jamais sorti, du moins en salle)... et que dire, sans rien dévoiler, sinon qu'on a affaire au parfait film d'horreur anglais (Vickers venait de la Hammer), plus anglais encore que d'horreur, parce que d'esprit à la fois lewiscarrollien, pour ce qui est de "l'idéalisation de l'enfance" et des pouvoirs de l'imagination, et newtonien (pas Helmut mais Isaac), pour ce qui est de la loi de l'attraction universelle (il y a même la pomme)... bref, de quoi mettre sens dessus dessous les esprits les plus cartésiens.

[ajout du 15-11-23]


The Swimmer de Frank Perry (1968).

A bigger splash.

Puis il se rendit compte qu’en faisant un "dog-leg" [terme emprunté au golf désignant un coude dans le parcours] vers le sud-ouest, il pourrait rejoindre sa maison par l'eau. Sa vie n'était pas confinée, et le plaisir qu'il prenait à cette pensée ne pouvait s'expliquer par son désir d'évasion. Dans son esprit, il voyait, avec l’œil d’un cartographe, une suite de piscines, un courant quasi souterrain qui traversait le comté. Il avait fait une découverte, une contribution à la géographie moderne. (John Cheever, "The Swimmer", 1964)

Lui, c'est Burt Lancaster, dans la tenue qu'il arborait treize ans plus tôt pour la scène la plus célèbre — l'étreinte sur la plage avec Deborah Kerr — de From Here to Eternity de Fred Zinnemann: un maillot de bain. Et qui, muni de ce seul bout de tissu, traverse, du début à la fin, et de piscine en piscine, The Swimmer, le film de Frank Perry, tourné en 1966, d'après la nouvelle éponyme de John Cheever. Burt Lancaster, l'incarnation, via ce corps athlétique, de l'Amérique des années 50, et par-là même du cinéma hollywoodien de l'époque, mais aussi de ce qu'il pouvait y avoir d'artificiel derrière cette image triomphale et conquérante, que les années 60 vont pousser à l'extrême, avant de progressivement s'en détacher puis la rejeter, sous l'effet, entre autres, de la contre-culture. On l'a dit et répété: le cheminement, aquatique en même temps que psychique, de Lancaster, qui le voit, à mesure que le film avance et le rapproche de chez lui, se dégrader physiquement et vivre des situations de plus en plus humiliantes, marque le dépérissement de tout un pan de la société américaine, exemplairement celle des banlieues aisées situées au nord-est de New-York (autour de Bullet Park, ville fictive créée par Cheever, quelque part dans le comté de Westchester où il habitait, et qu'on retrouve dans d'autres récits de l'auteur, surnommé pour cela le "Tchekhov des suburbs" — sinon le film a été tourné à côté, dans le Connecticut, près de Westport d'où était originaire Frank Perry); ces banlieues à l'ère des piscines privées et des cocktail parties, des tondeuses à gazon dernier cri et des soirées arrosées entre voisins, dont il ne reste jamais rien sinon l'inévitable gueule de bois du lendemain. Burt Lancaster — Ned Merrill dans le film — appartient à ce milieu, du moins en a-t-il fait partie. Pour autant son histoire reste énigmatique (à l'instar de la séquence d'ouverture, lors du générique), qui en fait à la fois l'homologue de ceux qu'il va croiser durant son périple et une sorte d'archétype: l'homo americanus, tel qu'il était auparavant en ces années — kennedyennes autant que keynésiennes — de capitalisme joyeux marqué par la consommation de masse, et, à l'image de Janus, son autre face, tel qu'il est devenu: l'être déchu, l'Américain "revenu" de l'american way of life et de ses chimères, passé et futur s'annulant dans une sorte de présent complètement figé. En un sens, et comme le soulignait Lancaster lui-même: un nouvel avatar, quinze ans plus tard et en plus symbolique, du Willy Loman d'Arthur Miller, qui ferait de The Swimmer l'équivalent — en slip de bain! — de Mort d'un commis voyageur. Avec cette même idée du self-made man s'illusionnant sur les "valeurs" américaines, la réussite sociale, le bien-être de la famille, etc. jusqu'à tout perdre, ici non seulement son emploi, mais aussi sa maison, sa femme (qu'il trompait allègrement) et ses filles (qui se moquaient ouvertement de lui).
Curieusement il revient. Comme s'il lui fallait vivre une deuxième fois la déchéance. Comme si la première fois, il n'y avait pas cru et qu'il restait convaincu que Lucinda, son épouse, était toujours là et qu'elle allait bien, que ses filles étaient là aussi, en train de jouer au tennis... des "vérités" qu'il répète invariablement, comme des mantras, à ceux qui prennent de ses nouvelles, signe que s'il nage ("I'm swimming home", déclare-t-il tout le long du film), c'est en plein déni, celui de la réalité dont il n'a conservé que les jours heureux et qui, dans un premier temps, semble le protéger, avant que le réel ne le rattrape, en même temps qu'il remonte, en explorateur, la "rivière des piscines"; quand toutes ces connaissances qu'il retrouve le renvoient à ses conduites passées, qu'il s'agisse de la mère d'un ami mort dont il ne s'est pas soucié lorsque celui-ci était malade, d'une maîtresse qu'il a laissé tomber sans plus d'égards, de voisins qu'il snobait ou de ces commerçants qui lui ont fait crédit et qu'il n'a jamais remboursés... des rencontres témoignant chez lui d'un égocentrisme forcené autant que de son côté immature, l'assimilant à un grand enfant, ainsi que le lui rappelle son ancienne maîtresse. Mais aujourd'hui qu'il revient, qu'en est-il? On peut voir, dans ce "désir" de rentrer chez soi en traversant le comté à la nage, le principe fantaisiste (au sens de phantasia, qui concerne l'imagination) d'un "retour aux sources", principe rendu possible par le fait que toutes ces propriétés ont dorénavant une piscine, formant ainsi une suite de plans d'eau. Pour Ned il s'agit d'abord de relever un défi, celui qu'il se lance au début du film, défi saugrenu, sinon aberrant aux yeux des autres, suite à sa "découverte" d'un nouvel itinéraire pour rentrer à la maison (d'où la référence à l'explorateur, cf. la citation en exergue). C'est en invoquant la rivière de son enfance (entrevue lors du générique) que le personnage a cette idée de "rivière Lucinda", le home (sweet home) étant confondu avec l'image de l'épouse qui renvoie à la figure maternelle (quand il parle de Lucinda, il y associe toujours ses deux filles), la femme correspondant davantage à la maîtresse, et plus généralement aux épouses des autres qu'il aime séduire, voire la baby-sitter, femme en devenir.
En cela, le film est fidèle à l'esprit de la nouvelle, même si on n'y boit pas autant (Cheever souffrait d'alcoolisme), même si l'aspect "délirant" du personnage y serait plus marqué et la dimension mélancolique de l'ensemble peut-être moins sensible... Pas besoin, en revanche, d'édulcorer le récit question homosexualité, il n'y a rien d'explicite à ce niveau dans la nouvelle. (Etant entendu qu'on n'allait pas adjoindre des sous-entendus gays à Burt Lancaster, déjà qu'on le faisait se balader durant tout le film en maillot de bain, maillot qu'on lui faisait même retirer le temps d'une visite chez un vieux couple de nudistes.) Par contre, ce qui est beaucoup plus présent dans le film, c'est l'aspect féministe, où se dévoile davantage la masculinité du héros, via notamment le passage avec la baby-sitter (dont on apprend — certainement une première en 1966 — qu'elle a rencontré son petit ami par ordinateur!), personnage qui n'est pas dans le texte d'origine (les amours avec la baby-sitter, on les trouve ailleurs chez Cheever, cf. "The Country Husband"), et celui avec l'ex maîtresse, beaucoup plus développée que dans la nouvelle. Un aspect que l'on doit à n'en pas douter à Eleanor Perry, l'épouse de Frank et scénariste du film, bien connue pour son engagement féministe (cf. Diary of a Mad Housewife, sa dernière collaboration avec Frank, d'après le roman de Sue Kaufman — c'est elle aussi qui quelques années plus tard s'indignera à la vue de l'affiche de Fellini Roma montrant une femme-louve à quatre pattes... et trois mamelles).

Reflets dans un œil bleu.

L'ouverture, magnifique, sur laquelle s'inscrit le générique, est une invention des Perry (au même titre que, outre le personnage de la baby-sitter, celui de la mère, interdisant à Ned de remettre les pieds chez elle, ou encore du petit garçon dans la scène de la piscine "sèche"): un sous-bois aux couleurs d'automne, avec ses animaux familiers (un cerf, un lapin, un hibou...) d'où sort Burt Lancaster, filmé de dos, de sorte qu'on n'est pas censé l'identifier, pour aller plonger dans une piscine (alors que dans la nouvelle, le récit débute d'emblée chez les Westerhazy, autour de la piscine où se trouvent non seulement Ned, expliquant qu'il soit en maillot de bain, mais aussi son épouse Lucinda). Une ouverture des plus intriguante, tourneurienne pourrait-on dire (sauf qu'aucune voix off ne vient l'accompagner), dont la fonction n'est pas de nous suggérer quelque désordre psychique chez le héros mais bien de créer, par l'énigme ainsi posée — qui est cet homme? où va-t-il? — et la poésie qui s'en dégage, un vrai désir de fiction chez le spectateur. La primauté de la fiction est bien ce qui ressort en premier lieu d'une telle séquence (1). Cela étant, l'ouverture fait écho à ce qui, pour Cheever, lui a servi de base: le mythe de Narcisse. Ned Merrill est un Narcisse des temps modernes. Rappelons que Narcisse ne se reconnaît pas dans cette image qui est la sienne et dont il tombe amoureux — c'est la dimension homo-érotique du mythe, absente du film, on l'a dit, comme de la nouvelle, sauf à prendre en compte la bisexualité de Cheever et de voir dans la trajectoire du personnage un raccourci de ce que fut, sur le plan hétérosexuel, la vie conjugale de l'écrivain: une impasse (le nom "Ned Merrill" fait penser à Ned Rorem, célèbre compositeur dont Cheever fut un temps l'amant). Mais avec cette particularité, dans le film, que Ned est aussi Burt Lancaster, comme s'il y avait là le souci de surviriliser le personnage et d'évacuer ainsi tout contenu implicite. D'où l'extrême singularité de l'œuvre, sa presque trop grande originalité, expliquant son insuccès et, plus encore, qu'il soit tombé dans l'oubli, jusque sa (re)découverte, plus de quarante ans après. Concevoir le personnage comme à la fois un Narcisse contemporain, au sens où l'a défini Christopher Lasch dans La Culture du narcissisme (publié à la fin des années 70), et la transposition littérale d'une figure iconique d'Hollywood — Burt Lancaster, qui plus est en maillot de bain — dans un nouveau cadre, faussement idyllique, pour d'une certaine manière la désacraliser, relève assurément de la gageure. D'un côté, le portrait d'un homme dans le culte du moi, l'hédonisme de l'instant, le désengagement affectif... qui marque son rapport (aliéné) au monde capitaliste et à la surconsommation; de l'autre, une performance imposée à l'acteur-star, dans un registre qui n'est pas le sien, visant au contraire à le "nettoyer" de son clinquant de star (une dizaine de bains ne sera pas de trop — ironie de l'histoire, dans la nouvelle, la piscine municipale, archi-bondée, que traverse péniblement Ned à la fin, se situe dans le village de... Lancaster!). Conjoindre ainsi la figure de Narcisse, se noyant dans sa propre image, qui est celle que lui renvoient les autres, et le "geste" de Burt Lancaster, à la fois stupéfiant et grotesque, inscrit The Swimmer dans l'âge postmoderne du cinéma, qui joue beaucoup de la citation et aime flirter avec le mauvais goût. Le film de Perry n'y échappe pas. Question citations, pensons, en plus de l'image virilisée de Lancaster et du mythe de Narcisse, à L'Odyssée, à la Bible (Le Cantique des cantiques que cite Ned Merrill, l'image du chemin de croix et du lavement des pieds, conférant au personnage une dimension christique), au transcendantalisme (l'automne émersonien qui ouvre le film) évoquant aussi... Tarzan! Pensons encore à un autre mythe, celui de Faust, le mythe, plus spécifique, de l'éternelle jeunesse (avec la baby-sitter dans le rôle de Marguerite, sorte de gretchen en bikini), qui conduit/aurait conduit Ned, sinon à la damnation du moins à la déraison, et ferait du déni chez lui (le Verleugnung freudien) le pendant de la "négation faustienne", qui voit le personnage, mû par le même élan vital que Faust, nier lui aussi l'altérité, la refuser, car perçue comme une limitation à son désir (c'est le côté sadien du mythe). Pensons également au 3ème mouvement, profondément mélancolique, de la Symphonie n°3 de Brahms, dont s'inspire le thème principal de la B.O. composée par Marvin Hamlisch, qui structure le film par la répétition de ses motifs, en même temps qu'elle reprend et applique à Ned Merrill, sur un mode interrogatif, le motto de Brahms: "Frei aber Froh" (libre mais heureux?) (2)... Pensons enfin aux tableaux de David Hockney, les fameux "pool paintings", et tout particulièrement la série des "Splash", contemporaine du film, à travers toutes ces images de piscines (même s'il s'agit de la Californie chez Hockney), qui renvoient à une vision ouatée, quasi abstraite par sa géométrie, du monde, dominée par le bleu de l'eau et du ciel (un ciel d'avant les nuages), soit quelque chose d'originaire: l'âge d'or d'Hollywood, et plus loin encore, via le bleu — le bleu des origines —, l'Amérique primordiale, assimilant Burt Lancaster, quand il sort du bois et plonge dans l'eau, à une sorte d'Adam américain. Un bleu qui est aussi celui de son regard, bleu magnétique dans lequel se reflète la Nature, bleu si profond que c'est le film tout entier qui semble plonger dedans (3). Reste que cette dimension originaire, à laquelle font écho les peintures "bleu turquoise" d'Hockney, n'est que le point de départ du film: la quête, vouée à l'échec, d'un bonheur perdu... Dans The Swimmer, l'image paradisiaque du début se trouve vite corrompue, la piscine des villas préfigurant toutefois moins celle de The Party de Blake Edwards, et sa rage destructrice, que celle du futur Heat de Paul Morrissey où se retrouve, en plus avant-gardiste, et en plus trash, cette "esthétique du vide" qui caractérise la postmodernité. Comme du Pop art évaporé, à l'état gazeux...

Et puis il y a le geste, qui confère au film son mouvement et, surtout, témoigne de ce que l'œuvre a d'unique et, par moments, de génial. Il est de coutume de voir dans The Swimmer un film pionnier, annonçant le Nouvel Hollywood... mais c'est autre chose qui nous retient, quelque chose qui aurait à voir avec ce dont parlait, de manière très critique, Manny Farber dans les années 60 et concernait le jeu de l'acteur.

Un film postmoderne.

Le nouveau cinéma hollywoodien s'accompagne, aux dires de Farber, d'un "déclin de l'acteur", au sens où disparaissent "ces interactions infimes et mystérieuses entre l'acteur et le décor, qui cristallisent les moments mémorables de n'importe quel bon film... des instants d'inattention périphérique, de fascination, d'énervement... moments de grâce [qui] libèrent l'imagination à la fois de l'acteur et du public, [où] la curiosité s'aiguise... vous fait marcher, vous met en rapport avec une situation nouvelle." Alors que maintenant, poursuit Farber, "dès que l'acteur trouve sa place, l'écran se trouve congelé à la manière d'un tableau de Pollock... l'acteur doit s'insérer dans une production dont tous les éléments ont été assemblés, contrôlés, calculés, comme autant de notes dans une symphonie... une configuration qui ne peut que brider le jeu de l'acteur, pour peu que celui-ci, "en tant que performer, soit doté d'une forte personnalité et d'une énergie toujours prête à crever l'écran", menaçant de rompre l'équilibre d'ensemble, d'où le bannissement de ce type de performance, considérée dès lors comme "anachronique".
Or, s'il est un acteur "doté d'une forte personnalité et d'une énergie toujours prête à crever l'écran", c'est bien Burt Lancaster. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que dans The Swimmer, elles sont mises à contribution. A la différence qu'ici elles vont aller decrescendo, à travers l'humiliation (qui, elle, va crescendo) dont est victime Ned Merrill, d'abord lors du passage chez les Biswanger, où il est traité de pique-assiette (gate-crasher), vu que jusque-là il n'avait jamais répondu à leurs invitations, puis avec l'ex maîtresse (moment le plus fort du film), et enfin dans la scène de la piscine publique, une fois franchi — dangereusement — la route 424 (tel un "animal" sortant de son milieu pour pénétrer dans un autre, qui lui est étranger, écho à Lonely Are the Brave de David Miller), passant non pas de la nature à la civilisation, mais d'un microcosme, celui des parvenus cultivant l'entre-soi, à cet autre monde qu'il semble découvrir, celui plus ouvert, plus populaire, que représente une piscine publique, surtout un dimanche, avec ses règles d'hygiène qu'on l'oblige à respecter avant d'entrer (jusqu'à lui faire écarter les orteils pour vérifier qu'ils ont bien été nettoyés); à travers aussi la fatigue physique qui le gagne, en même temps que le jour décline et que le froid le saisit, à la fois blessé (lors du numéro de sauts d'obstacle effectué pour impressionner la baby-sitter), boitant de plus en plus bas, et comme rattrapé par l'âge. De sorte que l'acteur jouerait ici son propre déclin.
C'est le moment de rappeler que de nombreuses scènes du film ont été retournées (et des plans ajoutés) par Sydney Pollack — non crédité au générique — après que, les différends se multipliant, Sam Spiegel, le producteur, a fini par virer Frank Perry. Parmi celles-ci, la scène avec le cheval, où l'on voit donc Burt Lancaster se mesurer à un cheval de course, et celle avec l'ancienne maîtresse — où il se fait traiter... d'étalon à la con! ("bumhole stud") —, interprétée par Janice Rule, à la place de Barbara Loden, la femme d'Elia Kazan et future réalisatrice de Wanda, jugée trop "présente" (?) par Lancaster. Pour autant, c'est sur un autre registre que se situe l'idée du "déclin de l'acteur" pointée par Manny Farber. Qui, si l'on s'en tient aux films de Perry, concerne surtout ceux qui n'ont pas été écrits par son épouse, ses films des années 70 et 80, à commencer par Doc Holliday, western tardif (et "crépusculaire", comme on dit), recyclant l'épisode d'O.K. Corral — après My Darling Clementine (1946) de John Ford et les deux John Sturges: Gunfight at the O.K. Corral (1957), avec justement Burt Lancaster (et Kirk Douglas), et Hour of the Gun, tourné en 1967 mais sans stars cette fois, fausse suite où dominent les thèmes du vieillissement et du désenchantement, un certain cynisme aussi, inhérent à ce type de western et qu'on retrouvera chez Perry. Déclin auquel chercherait à s'opposer, par son jeu, Burt Lancaster dans les films de cette époque. Pas tant ceux tournés par Sydney Pollack à la suite de The Swimmer, tels The Scalphunters et Castle Keep, que ceux de Frankenheimer dans lesquels Burt Lancaster déborde d'une "énergie concentrée", ce qui faisait écrire à Manny Farber, au sujet par exemple du Train, que "la quantité de travail, d'engagement, qui entre dans une action de Lancaster est proprement ahurissante: il semble perversement décidé à détourner en douce (personne ne s'en apercevra) l'attention loin de sa fantastique tête léonine et de la souplesse surfaite de son anatomie"; ou encore, à propos de The Gypsy Moths, que "le faciès rouge et bouffi de Lancaster [est] sur le point d'exploser d'un excès de décence."
Frank Perry n'incarne pas véritablement le Nouvel Hollywood. Ses films s'apparentent plutôt à des pastiches néo-hollywoodiens tant les tics propres à chaque genre abordé y abondent. Mais c'était un formidable directeur d'acteurs qui savait tirer parti de ceux qu'il employait et qui, eux, représentaient le Nouvel Hollywood. Des acteurs et actrices dont le jeu finissait par se fondre dans le "paysage" (c'est flagrant avec Doc Holliday où l'on retrouve, via les personnages de Doc et de Wyatt Earp, cet aspect "congelé" décrit par Farber). Qu'est-ce qui diffère dans The Swimmer, qui fait que le film apparaît comme précurseur et en même temps sans réelle postérité? Disons: le choix (imposé par Spiegel) d'un acteur de la trempe de Burt Lancaster, qui marque la volonté (en plus de viriliser au maximum le personnage) d'aller dans le sens de ces nouvelles stratégies de production, mais, garanties obligent, sans rompre totalement avec le star system, laissant à l'acteur cette marge de manœuvre que lui permet son statut de star, à la manière d'un Kirk Douglas ou d'un Charlton Heston. De sorte que la performance de Lancaster s'inscrit à la fois dans un prolongement (l'image hollywoodienne, iconique, de la star) et une forme d'anticipation de tous ces rôles d'antihéros qui caractériseront le cinéma américain des années 70. La force du film se situe là. Faire de Burt Lancaster une image qui se dégrade imperturbablement jusqu'au dernier plan, le montrant, toujours à moitié nu, recroquevillé et pleurant devant une porte définitivement fermée (symbole du Vieil Hollywood?).
Si l'on peut parler de postmodernité à propos du film — alors que la trajectoire de Ned Merrill aurait plus à voir avec l'hypermodernité, du moins avec ce qui caractérise l'homme hypermoderne (4) —, si on peut donc parler de postmodernité, c'est à travers tous ces éléments que les Perry mais aussi Spiegel, Lancaster, Pollack, Hamlisch... ont greffé sur la nouvelle de Cheever, lequel d'ailleurs fait une apparition dans le film, sous la forme du convive dans le canot pneumatique, endormi au milieu d'une piscine. Citations, références, recyclage... mise en abyme, aussi, via la séquence de la piscine "sèche" que Lancaster se doit de traverser en mimant les différents mouvements de la natation (du crawl à la brasse), jusqu'aux passages les plus "kitsch" (et à ce titre, typiques du postmoderne), telle la scène du manège à chevaux, qui voit Lancaster et la jeune fille sauter les haies au ralenti, et tous ces effets de surimpression, puis l'échappée bucolique, véritable bulle dans le récit, qui convoque l'idéologie "hippie" du moment, sur un mode soft, limite doucereux dans sa représentation, comme un avant-goût de ce que sera le mouvement (la baby-sitter est aussi une baby boomer), son côté anti-conformiste mais sans l'aspect contestataire... témoignant simplement d'une époque, à travers ce que le film raconte et la forme très esthétisante — cf. le jeu avec les focales — à laquelle recourt l'auteur, une représentation tout en leurre qui emprunte à l'image publicitaire et à laquelle renvoie, du moins au début, le corps vigoureux de Burt Lancaster... de même que son sourire éclatant, très "Hollywood chewing-gum", marque créée en 1952 — la même année ou presque que le maillot de bain de l'acteur dans le film de Zinnemann — et célèbre pour son slogan "Fraîcheur de vivre", lancé vingt ans plus tard, associant le "mode de vie" des années 50 et une jeunesse, celle des sixties, qui y croit de moins en moins. (On aurait pu citer Ultra Brite, "le dentifrice qui donne du sex-appeal à votre bouche", une marque créée, elle, en 1968.) Bref, une stase dans le film où se trouve condensé ce que le film dénonce par ailleurs: le "rêve américain" appliqué à un certain milieu. Soit l'illustration de ce que Burt Lancaster propose à travers ce rôle, proprement hallucinant, de Narcisse (mâtiné d'Ulysse) des piscines, justifiant que ce soit lui et nul autre qui le tienne: l'histoire d'un homme qui vit au présent (détourné du passé et sans espoir particulier quant à l'avenir), refuse de s'effacer devant la nouvelle génération, qu'il affronte au contraire dans un esprit de compétition, sans s'apercevoir que son temps est révolu, d'autant qu'il se confond avec celui de l'enfance, et que vouloir le remonter est vain. C'est que la singularité du film ne doit pas empêcher de le regarder plus modestement, sans détour, tel qu'il s'offre au spectateur; dans la mesure où la trajectoire de Ned, c'est aussi le destin de tout personnage de fiction, sous sa forme la plus achevée, depuis sa naissance, annoncée lors du générique d'ouverture par quelques signes, soulignant une présence (des bruits de pas, des arbustes qui s'agitent, des animaux qui détalent), jusqu'au dernier stade de son existence (celle ici du "jouisseur impénitent"), sachant que, dans la grande tradition du récit américain, à connotation biblique, c'est par la souffrance que l'existence — l'ek-sistence? — finit par prendre tout son sens (5). The Swimmer? Une météorite, oui assurément.

(1) Primauté au sens où la fiction est toujours première par rapport au discours, même le plus brillant, qu'on peut tenir sur un film. Et ce d'autant plus que la fiction est riche et propose de nombreux niveaux de lecture, comme c'est le cas avec The Swimmer. L'ouverture est à ce titre exemplaire. Elle est comme un œuf, à la fois promesse de ce qui va suivre (l'éclosion du récit) et plein de tout ces "possibles" dont le film regorge au début. C'est le stade des interrogations, au mieux, des conjectures. Ce n'est que secondairement que l'interprétation se mettra en marche et que, rétrospectivement, on discutera de cette ambiance sauvage qui imprègne la séquence d'ouverture, évoquant alors, symboliquement, aussi bien un monde perdu, et la mélancolie qui va avec (rôle ici de la musique), que le monde d'aujourd'hui, de plus en plus inhumain, qui pousserait à la "décivilisation", etc., sachant que la séquence, en tant qu'élément poétique, est soumise à sa propre interprétation, dont bien sûr on ne peut accéder... et ça, faute d'être "assez pouâte", comme disait Lacan.

(2) Le thème de la répétition est vraiment ce qui gouverne le film, déjà à travers cette succession de piscines que le personnage se décide de traverser, les plans d'eau conférant au film une "horizontalité" et, musicalement, l'aspect d'une fugue, soit l'idée de fuite, voire de "fuite en avant" dans le cas de Ned. Un procédé qu'on retrouve dans beaucoup de récits mythologiques, tel celui de Narcisse avec la nymphe Echo (correspondant ici à la rivière Lucinda).

(3) Ainsi ces plans étonnants où la caméra effectue un zoom avant sur le regard bleu de Lancaster. C'est le cas notamment au début, lorsque Ned visualise "la rivière Lucinda", et à la fin, lorsque son ancienne maîtresse lui déclare dans la piscine qu'elle n'a jamais éprouvé, sexuellement parlant, de plaisir avec lui. Ces deux moments sont comme des moments de "révélation" pour le personnage: le premier (le retour à la vie d'avant, via la découverte d'une voie nouvelle pour rentrer chez soi) quand la fonction du déni joue à plein et que Ned respire physiquement la santé; le second (la chute de "l'objet cause du désir") quand les mécanismes de défense, au fil des rencontres, ont fini par se dérégler, que Ned se plaint des autres (il les traite de fous) et qu'il se dit épuisé. Et puis il y a un troisième moment, situé entre les deux, où le regard de Lancaster est également filmé en très gros plan: quand Ned sort troublé de sa rencontre avec la mère de l'ami mort et que l'image d'un cheval en liberté lui apparaît. Un plan à l'étrangeté voulue qui pourrait correspondre à un pur moment de "perplexité", qui voit chez le personnage un signifiant surgir sans qu'il puisse en saisir complètement le sens. Moment qui prolonge le premier (il survient peu de temps après) en même temps qu'il témoigne du premier accroc dans ce drôle de tapis (aquatique) que s'est inventé le héros, accroc qu'il "répare" néanmoins sur le champ par cette vision délirante du cheval (le délire, producteur de sens), introduisant la scène suivante, la course avec le cheval où se mêlent l'image du cheval dans la psyché américaine (l'état sauvage, l'Amérique des origines) et celle de l'homme moderne (le goût de la compétition). Sur la question du délire, on notera qu'elle se pose davantage dans le film que dans la nouvelle, à la ligne beaucoup plus ténue... Comme si les auteurs, en enrichissant le récit, avait transformé ce qui correspondait à un simple cauchemar chez Cheever (l'envers du "rêve américain", pris dans sa dimension névrotique) en une forme de délire. Ce que traduirait dans le film l'ellipse que constitue le départ de Ned de chez les Graham (amis bienveillants), plongeant dans leur piscine, et, lorsqu'il en sort, le fait qu'il se retrouve directement chez Mrs. Hammar, la mère qui l'accueille sèchement. Comme si l'on passait d'un certain niveau de réalité, qu'on pourrait qualifier d'extravagante, à un tout autre niveau: le délire, mais au sens premier du mot: ce qui "déraille", ce qui s'écarte du chemin, tel qu'il a été tracé, sans pour autant changer de direction. Ici, un "court-circuit". Au bout du compte, peu importe la différence, sur la question du délire, entre la nouvelle et le film dans la mesure où, que le personnage délire un peu, beaucoup ou pas, il demeure avant tout un personnage de fiction, et que, c'est bien connu, la fiction est délire de la même manière que le délire est fiction.

(4) L'hypermodernité en tant qu'exacerbation des marqueurs de la modernité, considérant par exemple l'individuation (jouissance sans limite des gagnants, délitement sans fin des perdants) ou encore la rencontre avec l'Autre, toujours plus angoissante.

(5) S'il fallait à tout prix expliquer le "retour" de Ned Merrill, on pourrait dire que sa chute se fait en deux temps: le temps de l'avoir, temps non diégétique correspondant à l'avant-film, et le temps de l'être, celui du film proprement dit. L'avant et l'après, par rapport à la perte, qui spécifient la mélancolie. Après avoir tout perdu, de son bien-être de WASP richement installé, Ned revient dans le plus parfait dénuement, comme dépouillé, vêtu de son dernier oripeau, à savoir ce qui persiste en lui, de son être, cette "aura" phallique qui le faisait encore tenir (dans l'imaginaire)... et qu'il va perdre, elle aussi, progressivement, via toutes ses figures castratrices auxquelles il se confronte (de la mère de l'ami mort à l'ancienne maîtresse, en passant par la baby-sitter et les Biswanger). De sorte que ce qui s'exprime à la fin, quand Ned se retrouve seul, pleurant comme un enfant à la porte de sa maison, aujourd'hui à l'abandon, qu'il se révèle privé cette fois de tout attribut, ce pourrait être le remords, voire la "honte", au sens lacanien du terme (si le film, de par sa structure, est mélancolique, le personnage, lui, ne l'est pas nécessairement), qui ferait finalement de The Swimmer un étonnant précis d'hontologie: le sujet mortifié, à l'instant de sa chute, se voyant réduit à rien, pire: à moins que rien, au déchet. Déchétisation à laquelle ferait écho la séquence où Ned traverse la route, offrant l'image du pauvre hère, suscitant nulle compassion (la canette de bière que lui jette un automobiliste), un vrai "va-nu-pieds" pour le coup: l'individu tombé au plus bas — l'être-déchet.

11 commentaires:

  1. https://www.youtube.com/watch?v=V8Go0m1wY8I

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    1. Ah oui très beau... Renaldo Domino, je connaissais pas

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  2. Bonjour, et le White Heat/White Light du Velvet?

    https://www.youtube.com/playlist?list=PLaVHibd49QFIsKywss9Jh0rati5skWEYD

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    1. Non pas trop... en tout cas très loin des quatre que je cite, surtout des trois monuments que sont Astral Weeks, The Village Green et Odessey & Oracle

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    2. Et The Millennium, dont le Begin contient le superbe I just want to be your friend: https://www.youtube.com/playlist?list=PLhX9W7PsZk5-NPXo-czDWADPn7XWluHUl

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    3. Oui... d'ailleurs ça me fait penser que The Millennium, j'en avais parlé il y a trois ans, au tout début du blog, à l'époque du confinement...

      du coup je vais rajouter le lien à ma note

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    4. Bon, on continue avec Sagittarius, dont le Present Tense peut être écouté ici: https://www.youtube.com/playlist?list=PLjZnpDlBzipI2M8Mnj3Ib-EZtbbx4KqTc

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    5. Hé hé... on reste avec la sunshine pop (et Curt Boettcher)

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    6. Oui, la sunshine pop, celle des Beach Boys & co. Rien de mieux, à part peut-être les Beatles (encore meilleurs que les Kinks...).

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    7. Musicalement parlant on peut considérer les Beach Boys et les Beatles comme supérieurs aux Kinks, mais si on s'en tient aux textes, les chroniques écrites par Ray Davies sont sans égales... Et en 1968, The Village Green est au-dessus du Friends de Brian Wilson, sympathique par son côté lo-fi mais trop lisse à mon goût (hormis l'hawaiien Diamond Head que j'adore). Quant au double album des Beatles, il est prodigieux et en même temps très inégal (l'album 2 je ne l'écoute quasiment jamais, et sur le 1 il y a cette horrible verrue qu'est Ob-la-di Ob-la-da)

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    8. Bien vu. Et comme j'ai tendance à privilégier la musique (instruments, arrangements, changements de rythme, etc.), je préfère les groupes cités plus haut. Mais les Kinks me ravissent sur beaucoup de titres.

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