samedi 21 octobre 2023

Fenêtre sur cour (2)

Fenêtre sur cour d'Alfred Hitchcock (1954).

Scènes de la vie conjugale.

Exit donc le meurtre (et son coupable que tout désigne), ce n'est que le vernis du film, la couche de Chantilly que Hitchcock étale avec gourmandise sur la "tranche de gâteau" qu'est pour lui un film. (Rappelons que du meurtre on ne voit strictement rien et que s'il est suggéré avec force détails, plus sordides les uns que les autres, c'est qu'il pourrait bien sortir du seul cerveau de Stewart.) C'est d'autre chose dont parle Fenêtre sur cour. Ce dont témoigne d'ailleurs le titre, en français, et plus encore le titre original, Rear Window, à travers ses changements successifs, ainsi que le rappelle Bill Krohn, puisque la nouvelle de Cornell Woolrich (alias William Irish) — dans laquelle aucune femme, pas davantage une fiancée qu'une infirmière, n'accompagnait Jeff, seul dans son appartement — s'intitulait "Murder From a Fixed Viewpoint" avant de devenir "It Had to Be Murder" (lors de sa parution en 1942) puis "Rear Window", une fois adaptée par Hitchcock et John Michael Hayes. On y décèle le glissement sémantique qui voit le mot "murder" du titre, d'abord affirmé comme une réalité, puis seulement supposé et pour finir disparaître. "Rear Window", le titre final atteste des deux niveaux sur lesquels se déroule le film: "window", la fenêtre, la surface, qui renvoie au spectacle auquel assistent Stewart et ses deux auxiliaires; "rear", l'arrière, le fond, qui renvoie aux histoires de couples qui composent simultanément le spectacle, avec cette particularité qu'il serait vu depuis l'arrière et non l'avant, le "front window", par lequel on regarde d'ordinaire un spectacle. Une précision qui modifie la donne, quant au dispositif évoqué précédemment, si c'est donc le côté arrière de la scène qu'il faut prendre en compte, celui qui n'est pas livré généralement au public, ce côté dont le caractère intime implique, vu que ceux qu'on y aperçoit s'affranchissent volontiers du jeu social, de ne pas justement s'y attarder, d'y jeter à la rigueur un œil, à la dérobée, mais pas de les observer comme le fait Stewart, avec insistance et, sous prétexte d'y déceler une "scène de crime", de s'armer de jumelles et de téléobjectifs pour y voir de plus près.
Le voyeurisme de Stewart — puisque le "spectacle" qu'il regarde ne lui est pas destiné —, s'il ne relève pas de la psychiatrie (au sens d'une perversion), ne se réduit pas non plus à une simple déformation professionnelle, voire une occupation de circonstances, uniquement parce que le personnage se trouve, à ses dires, du fait de son immobilisation, plongé dans un "marais d'ennui". Le fantasme qui entretient une telle pulsion, fantasme qui est celui d'Hitchcock évidemment, n'en demeure pas moins suffisamment prégnant pour altérer la conduite de Stewart autant que sa vision des choses, notamment du mariage. Il n'est pas interdit de penser que c'est parce qu'il y a chez lui un penchant voyeuriste (comme il y aurait un trait paranoïaque, les deux ne sont pas incompatibles) qu'il est devenu photographe (et pas dans le domaine de l'art mais du sensationnel, ce pourquoi d'ailleurs il est aujourd'hui cloué sur son fauteuil). Et que ce penchant, suite à son accident, s'est accentué au point de devenir pathologique. D'où les mises en garde de l'infirmière (de Grace Kelly aussi, mais pour d'autres raisons, qu'il s'occupe davantage d'elle), lui rappelant d'entrée ce qu'on faisait jadis aux voyeurs — leur brûler les yeux avec un tisonnier rougi à blanc —, menace dont il se souviendra à la fin, pour se protéger de Thorwald, son double/agresseur (1), signe de son sentiment de culpabilité, puisque reproduisant symboliquement, via les flashes rouges, le châtiment réservé aux voyeurs, comme s'il se punissait lui-même, indirectement, de ce qu'il avait provoqué. Sachant que c'est aussi l'histoire de Michel Strogoff qui se trouve évoquée à travers la scène, posant la question de l'obligation de regard qui est propre au spectacle, avec cette réserve que, le spectacle ici se passant "derrière" le rideau, on peut se demander s'il répond encore à la définition d'un spectacle.
Tous ces éléments font que la notion de "quatrième côté" est à reconsidérer. Si le spectacle est vu de l'arrière, c'est que le dispositif est plus complexe. Ce sont nous, les spectateurs du film, qui sommes face à la scène, mais ce que nous voyons est inversé. C'est à la fois le décor, en termes de construction (un décor prodigieux conçu par Hal Pereira et J. McMillan Johnson), et l'envers du décor, pour ce qu'il représente, de sorte que si, optiquement parlant, nous sommes nécessairement du même côté que Stewart, ce que nous voyons suppose une torsion (dans l'imaginaire) du décor, décor qu'on pourrait qualifier de "cubiste", qui inclut à la fois le "quatrième mur" (avec la scène vue de face) et ce qu'on appelle, toujours au théâtre, le mur du "lointain" (la partie arrière la plus éloignée de la scène), expliquant que Stewart ait besoin de grossir les plans pour voir ce qui s'y passe: des saynètes qu'il n'est pas censé regarder. Ce qui fait du dispositif une machine hybride, qui emprunte aux différentes formes de représentations dont s'est nourri le cinéma, de la plus ancienne (le théâtre qui donne au film son "cadre") à la plus récente (la télévision, avec son propre cadre, "domestique", éminemment privé, qu'évoquent tous ces écrans et les mini-récits qui s'y jouent et que suit Stewart, à la manière des séries télévisées de l'époque, pratiquant une forme de zapping avant l'heure, jusqu'à ce qu'il s'intéresse à une en particulier, et pour cause).

(1) L'idée que Raymond Burr pourrait être une sorte de double pour James Stewart, immobilisé dans son fauteuil, prend un tour ironique quand on sait que Burr, quelques années plus tard, incarnera le personnage de L'homme de fer.

Qui regarde qui et quoi?

Ainsi James Stewart regarde-t-il la télé comme s'il était au théâtre (2). Pendant ce temps, il ne regarde pas Grace Kelly (ce qui est "anormal", lui dit l'infirmière), au contraire d'Hitchcock qui, lui, n'a d'yeux que pour elle (et le décor), jusqu'à perdre vingt kilos — il est au régime: cf. au début la sculpture de la femme artiste qui habite en bas de l'immeuble, intitulée "Hunger", et à la fin l'arrivée du fiancé de la danseuse qui habite au-dessus, rentré de l'armée et qui se précipite sur le réfrigérateur —, et plus encore, jusqu'à fétichiser l'actrice, par l'attention qu'il lui porte, à elle et sa garde-robe, tel un grand couturier amoureux de son modèle. Et c'est parce que Stewart ne regarde pas Grace Kelly, "de haut en bas... Lisa, Carol, Fremont" (ainsi qu'elle se présente en allumant les lumières, écho à la pulsion voyeuriste de Stewart observant de haut en bas les appartements d'en face), que celle-ci décide d'aller justement en face, là où le regard de Stewart s'est maladivement fixé: l'appartement des Thorwald. Autrement dit, de "passer à la télé"... suscitant le regard excité, en même temps qu'admiratif, de Stewart (pour ce qu'elle fait et non ce qu'elle est).
En passant d'un appartement à l'autre (de la comédie policière au petit film d'action, et à suspense), sous le regard conjoint de Stewart, dans le rôle du gars misogyne, débitant les pires "clichés" sur la femme (c'est pour ça qu'il est photographe: il y a sur son bureau, encadrée, l'image "négative" de la femme qu'il a photographiée pour la couverture d'un magazine) et d'Hitchcock (que les femmes au contraire fascinent, surtout les blondes inaccessibles), Grace Kelly fait l'épreuve de la concurrence féroce qui existait à l'époque aux Etats-Unis entre le cinéma (celui des stars) et la télévision (1954 marque officiellement la fin du studio system). Concurrence dont Hitchcock avait de son côté fait les frais avec son précédent film (Dial M for Murder, déjà avec Grace Kelly), via la 3D qu'on lui avait imposée, bridant son génie créateur, mais dont il s'accommodera par la suite (son génie était aussi commercial), pour quelque temps, en tournant à la fois pour les grands studios (qui vivent là les dernières années de l'âge d'or hollywoodien) et la télévision (la série "Alfred Hitchcock présente").

(2) Avec cette particularité, témoignant de l'éloignement physique du spectateur: on n'entend pas ce que disent les personnages à l'intérieur de leur appartement, tels des poissons rouges dans leur bocal, et ce malgré les fenêtres ouvertes, Hitchcock couvrant les dialogues (de toute façon réduits à une bouillie sonore les rares fois où ils s'entendent), que ce soit par une musique d'ambiance, les bruits du quartier ou, le soir tombé, les vocalises d'une mystérieuse cantatrice. Pour qu'ils deviennent audibles, il faut que les personnages sortent, abandonnant leur rôle de personnages de télé (ou de films muets), comme au moment de la mort du petit chien, la maîtresse se plaignant alors du manque d'amour et de communication entre voisins.

Résumons: Hitchcock nous donne à voir, via ces "petites lucarnes", tous les types de relations hommes-femmes qui font une vie de couple (à voir et pas à entendre — c'est en cela, rappelait Daney, "parce qu'il est un 'visuel', qu'Hitchcock reste fondamentalement un cinéaste du muet, considérant tous les sons comme également artificiels", et parmi ceux-ci les dialogues). S'y trouvent réunis les tout jeunes mariés passant leurs journées au lit (l'homme rapidement rappelé à son devoir lorsqu'il vient à marquer une pause); la sculptrice qui semble s'accommoder de l'absence d'un homme, "sublimant" à travers son art; la danseuse ("Miss Torso"), genre pin-up, un genre auquel Stewart n'est pas insensible et qui, en l'absence du fiancé (à l'armée donc), multiplie les soirées galantes; la vieille fille ("Miss Lonelyhearts") qui, elle, en est à simuler la rencontre amoureuse (et si d'aventure un homme se présente, c'est le parfait goujat); le couple au petit chien, l'homme et la femme dormant tête-bêche sur le balcon, preuve qu'on est bien là, en termes de représentation, du côté de l'intimité et de la plus stricte; le pianiste, à la vie un peu déréglée et chez qui Hitchcock vient justement régler une pendule; et, last but not least, les Thorwald, lui aimable comme une porte de prison, elle, alitée, acariâtre (acariâtre parce qu'alitée?), en tout cas renvoyant à Stewart l'image qu'il a déjà de l'épouse (la "nagging wife"), le confortant dans son désir de ne pas se marier. Car c'est dans ce sens que s'opère la fixation. Ce n'est pas le comportement étrange du mari qui alerte Stewart en premier, mais celui de la femme dont il se demande comment on peut vivre avec, l'amenant dans un second temps à se dire, sans vraiment se l'avouer, qu'à sa place il ferait tout pour s'en débarrasser... et se mettre alors à interpréter dans ce sens les allers et venues de l'homme.

Si on n'entend rien de ce qui se dit là-bas, ce n'est pas le cas chez James Stewart où les dialogues avec Grace Kelly (mais aussi Stella), sont un vrai régal, relevant de ce qu'on pourrait appeler "la comédie du non-mariage", ponctuée de répliques savoureuses, en même temps que la femme (Kelly) "picore" les lèvres de cet adorable ronchon qu'est Stewart (pour filer la métaphore culinaire, pardon Alfred), des discussions à fleurets mouchetés, qui ne perturbent pas la jeune femme pour un sou (d'ailleurs, comme toute femme riche qui se respecte, elle n'a que 50 cents dans son sac), même quand ça devient un peu plus tendu et que Stewart lui demande de la fermer, ce qui est sans conséquence, sauf à prendre au sérieux la menace de Kelly de ne plus jamais revenir, c'est-à-dire... jusqu'au lendemain soir.
Leur rencontre respective avec Thorwald, rencontre musclée les deux fois, change-t-elle quelque chose? C'est tout le sens de l'épilogue sur lequel je me suis déjà prononcé. Et si j'ai répondu si tôt à la question, c'est que la réponse non seulement est: "non, il n'y a rien de changé", mais qu'elle était sous-entendue dès le départ, via les prémonitions de Stella, quant aux "yeux brûlés" de ceux qui, devant un spectacle, cèdent à l'impératif du regard — étant entendu que c'est de l'ordre du symbolique, c'est pourquoi d'ailleurs Michel Strogoff ne perd pas finalement la vue —, ou encore, pour ce qui est des couples mal ajustés, le fait que c'est justement dans ce type de couple que l'amour dure le plus longtemps (Hitchcock et Alma formaient-ils un couple mal ajusté? Je ne sais pas.) J'ajouterai simplement une chose. Le film se déroule sur quatre jours (si on ne compte pas l'épilogue). Et il s'en passe des choses en si peu de temps. La plus importante est celle-ci: la vie des couples qu'observe James Stewart semble se passer beaucoup plus vite que la sienne avec Grace Kelly. Cette "accélération" du temps de l'autre côté de la fenêtre est manifeste chez les jeunes mariés qui, à la fin, ont tout du "vieux couple", la femme reprochant à l'homme, après seulement quelques jours, certes intenses sur le plan sexuel, mais bon..., d'avoir quitté son travail, regrettant même de l'avoir épousé. Comme si, ce à quoi nous avions assisté, était un condensé, une vie de couple résumée en trois ou quatre jours, telle qu'on pourrait la lire dans un article du Reader's Digest (le magazine est d'ailleurs évoqué dans le film par Stewart). Tout ça pour dire que l'épilogue pourrait s'inscrire dans ce même rapport au temps. La scène est dans le prolongement des événements passés. Stewart a ses deux jambes dans le plâtre. Mais les deux personnages, à travers l'espèce de douce tranquillité, limite pépère, qu'ils dégagent, elle en train de lire (peu importe ce qu'elle lit), lui en train de dormir (peu importe à quoi il rêve), semblent anticiper ce qu'ils seront plus tard, pas plus ajustés qu'au début mais toujours ensemble, confirmant les visions — lacaniennes — de Stella, comme quoi "il n'y a pas de rapport sexuel".

Un complément est attendu (en guise de fin) qui reviendra sur le livre de Pierre Bayard, plus précisément la deuxième partie, au sujet de l'autre meurtre, celui du chien, dont l'auteur — qui n'est pas/ne peut pas être Thorwald — n'a jamais été identifié. Suspense.

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