lundi 17 mai 2021

Il est fort Chabrol...


Les Bonnes Femmes de Claude Chabrol (1960).

Le fétiche de Madame Louise.

Il y a des films où le récit et la mise en scène s'affrontent, à la loyale, sans qu'on y prenne garde, parce que de force sensiblement égale. Les meilleurs films de Chabrol sont de ceux-là, et dans le cas des Bonnes Femmes, qui est un des meilleurs Chabrol, on n'est pas loin de l'équilibre parfait. C'est dans ce type de film — moderne mais non moderniste, qui ne jette pas le bébé (en celluloïd), nourri au bon lait de la cinéphilie, avec l'eau jaunie, croupissante, du bain traditionnel, celui dans lequel on a barboté trop longtemps — qu'on repère la pièce qui assure l'équilibre du film, cette pièce, essentielle, qui en constitue le centre. Pas le point de convergence (nécessairement fuyant) du film, mais un axe autour duquel s'organise le récit. Dans les films où le récit conserve toute sa force, il s'agit généralement d'un personnage, qu'on dira central, qui n'est pourtant pas le héros, ni un des personnages principaux... c'est un personnage secondaire, en retrait mais qui joue un rôle important.
Dans les Bonnes Femmes, le personnage central c'est Madame Louise — la vraie bonne femme du film —, la caissière du magasin d'appareils ménagers où travaillent comme vendeuses les autres "bonnes femmes" (toujours au pluriel et sur le mode exclamatif, comme on dit "ah, les bonnes femmes!", "on" correspondant aux bonshommes)... les quatre jeunes femmes que sont Jane (Bernadette Lafont), Jacqueline (Clotilde Joano), Ginette (Stéphane Audran) et Rita (Lucile Saint-Simon). Le magasin a réellement existé, c'était la "maison Belin anciennement Vainqueur", situé à Paris dans le 11e, et qui là fait office de "province" pour les jeunes femmes, petites Bovary attendant (avec toute la lassitude qu'il convient) la fin de la journée, avant de retrouver la "vraie ville" (la vraie vie?) où elles peuvent enfin se distraire: dans un cabaret, au zoo ou à la piscine, oubliant pour un temps le vide de leur existence. A première vue, le rôle de Madame Louise se limite au pittoresque du personnage (joué par Ave Ninchi, actrice italienne à la filmographie abondante), à l'image de Monsieur Belin, le patron du magasin (Pierre Bertin qui, en bon théâtreux, en fait des tonnes), sauf que le personnage de la caissière est plus sobre, qu'il occupe le "centre" du magasin (au contraire du patron, confiné dans son bureau), entouré des quatre vendeuses, et qu'il possède une carte maîtresse en matière de récit: un objet mystérieux, ce fameux "fétiche", gardé jalousement, source de moquerie autant que de curiosité de la part des jeunes femmes. Je n'en dirai pas plus sinon qu'il joue le rôle du MacGuffin, ce qu'il n'y a pas lieu non plus d'expliquer puisque c'est un MacGuffin. On se contentera de rappeler qu'en 1960 le MacGuffin n'avait pas la réputation qu'il a acquis par la suite. D'ailleurs Chabrol et Rohmer n'en parlent pas dans leur livre consacré au maître (1957). C'est que le fétiche de Madame Louise n'est pas qu'un MacGuffin. S'il est "dévoilé" aux deux tiers du film, comme s'y employait parfois Hitchcock, c'est qu'il a aussi une autre fonction qui le démarque du simple gadget, lequel n'a jamais suffi à garantir la réussite d'un film (manipuler le spectateur est un moyen pas une fin en soi). Il n'a rien non plus du "hareng rouge", intrigue secondaire, développée dans le seul but de détourner l'attention du spectateur (et ainsi le surprendre quand arrivera la fin).
Le fétiche ici est un motif. Pas un leitmotiv, qui, ressassé, conduirait le récit jusqu'à son terme, ni le "motif dans le tapis", dont la recherche serait l'enjeu même du film plus que sa découverte... non, juste un fétiche, mais au double sens du mot, à la fois freudien et magique. Qui allie, à travers le personnage énigmatique du motard (Mario David), à la masculinité trouble et grotesque (cf. la scène du restaurant où il fait le pitre), personnage en cela typiquement gégauvien, comme le ton général, très sarcastique, du film... qui allie donc la dimension sexuelle du fétiche (ici l'attirance pour les "longs cous") et son caractère surnaturel (l'ubiquité du personnage, surgissant à tout moment, comme par enchantement). Le fétiche, sous la forme d'un morceau de tissu, aux couleurs de sang séché, sur lequel se trouverait "inscrite", tel un signe prémonitoire, la dernière partie du film. Le fétiche de Madame Louise ne serait rien d'autre que cela: un code secret — peu importe la formule — qui, imperturbablement (c'est tout l'art de Chabrol), ferait passer le film de la chronique faussement naturaliste à du pur Fritz Lang, via la question du mal, à laquelle bien sûr Chabrol ne répond pas, préférant témoigner, en bon moraliste (langien) qu'il est, de l'incompréhensibilité du mal et ce, par le regard qu'il y pose, la figure du mal chez lui n'apparaissant jamais nettement, comme si Chabrol, dès que le mal commençait à prendre forme, retirait ses grosses binocles, nous le rendant ainsi indiscernable. D'où le trouble, d'où l'inquiétude — et non la peur — allant grandissant à mesure que le film avance, jusqu'à son finale à l'étrange mystique. Là-bas, sous les grands arbres.

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