Mandibules de Quentin Dupieux (2021).
Le signe du Taureau.
D'où elle sort cette mouche? Du coffre d'une vieille Mercedes déglinguée, immatriculée en Suisse, équivalant pour Dupieux à quelque chose d'encore plus vieux que l'Audi du Daim, une sorte de survivance préhistorique, quelque part dans le canton de Vaud, côté Jura... Et qui dit Jura dit "jurassique", le temps des dinosaures, qui fait de la mouche géante de Dupieux une vraie mouche préhistorique, semblable aux mouches de cette époque qui possédaient encore des mandibules. Pas la mouche carnassière avec sa supertrompe, mais la bonne vieille mouche domestique, taille XXL, sortie non plus d'un coffre de voiture, mais du fond des âges... Bref, une mouche "spielbergienne", qui convoquerait à la fois Jaws, par son titre, la mouche mangeuse de..., même si les mâchoires-mandibules on ne les voit pas, et donc Jurassic Park pour le côté dinosauresque... Sauf que tout ça est mitonné à la sauce dupieussienne, qui fait que les aventures de Manu et Jean-Gab, les deux décérébrés (joués par Grégoire Ludig et David Marsais, le duo comique de Very Bad Blagues) n'ont rien de spielbergien. C'est qu'en fait, eux, mais pas seulement eux (ils ne sont que la part la plus grotesque de tout ce qui gravite — humainement — autour de la mouche, seul être qu'on peut qualifier d'intelligent dans le film), sont raccord avec l'aspect crétino-crétacé de l'histoire.
Mandibules serait dès lors comme du Spielberg en négatif, de la SF à l'envers: la rencontre de deux hommes intellectuellement limités et d'une bestiole au QI autrement plus élevé. Deux "Cro-Magnon" (je confonds les périodes à dessein) qui ont "capturé" une mouche gigantesque (qui pourrait aussi être le résultat d'un accident de laboratoire, comme dans Tarantula! de Jack Arnold) — comment? avec disons le "vinaigre" de leur bêtise —, une mouche nommée Dominique qui se comporte comme un animal de compagnie, mais que nos deux "bas du front" ont dressé à des fins malhonnêtes: en faire un drone — sans piles —, objet "volant" non identifié", pour gagner/voler de l'argent sans avoir à se déplacer, l'important dans le programme étant moins le gain par lui-même que le fait qu'il n'y ait plus à se bouger pour obtenir ce qu'on désire, juste (télé)commander ce drôle d'engin, comparable à un singe avec des ailes (quand bien même celui-ci ne ramènerait que des bananes). En ce sens, Mandibules peut se voir aussi comme une critique, via Dominique la domestique, de notre rapport à la domotique. Y voir surtout un éloge de la paresse, mieux: de l'oisiveté — les oisifs de Mr. Oizo. Pas au sens oblomovien du mot (la paresse absolue — ne rien faire du tout) mais comme réponse au "dogme du travail", la quête d'une certaine jouissance à ne pas travailler et vivre de rien, ce qui, en fait, suppose une réelle activité (monter des plans foireux qu'il faut réajuster en permanence) pour atteindre cet "état de bonheur".
Reste qu'on ne voit toujours pas les mandibules. On les devine chez Dominique mais rien n'est sûr. Peut-être que finalement elle les aspire ses aliments (qu'il s'agisse de Ronron pour chats ou de...) comme le ferait une mouche "normale". C'est que la mandibule ne sert pas qu'à mastiquer, elle sert aussi à produire des sons, autrement dit à parler et même à crier, comme Agnès, la pseudo-dingue interprétée par Adèle Exarchopoulos qui hurle quand elle parle depuis son accident de ski (les détracteurs du film, les "positivistes", qui se sont ennuyés à mourir, diront que ça sert également à bâiller... quitte à se décrocher la mâchoire). Et c'est un fait: on parle beaucoup dans Mandibules. Mais un langage pauvre, limité à une petite centaine de mots, des mots qu'on mastique, qu'on aboie (Agnès donc) comme si on parlait à un chien, des mots surtout qu'on malmène (les deux z'héros), dans des phrases inachevées et souvent approximatives, au niveau syntaxe et vocabulaire, phrases scandées par le "check du Taureau", écho au check des Chivers dans Steak, et plus loin, le fameux "Shakespeare-Longfellow" de Laurel et Hardy... Un langage non pas réduit à l'essentiel, à sa plus simple expression (on n'est pas chez Bresson), mais bel et bien abâtardi... Et pourtant, qu'on aurait tort de prendre pour une simple satire du parler djeune.
C'est plus en deçà qu'il faut aller chez Dupieux pour saisir ce qu'il en est de son esthétique du pauvre, de ce cinéma de la "marge" et de l'infra, que la "bêtise" des personnages permet d'exprimer au mieux. Quelque part, entre la lalangue (pour parler lacanien) et la novlangue, en passant par le virelangue... Avec la dimension poétique qui s'en dégage, celle qui naît d'un tel brassage. Le langage dans le film n'est pas hors-sens ni saturé de sens, il produit un sens autre, qui relève moins de l'intellect que du sensible, quelque chose d'assez physique: tous ces mots qui percutent le corps (ainsi lorsqu'on écoute parler Adèle E.). Des percussions qui sont comme autant de ponctuations poétiques, au même titre que le phrasé monocorde des deux personnages principaux. Osons la comparaison: le parler de Manu et Jean-Gab c'est un peu la version "modernisée" du grognement homo sapien: une sorte de pré-langage, entre le non-langage de la mouche et le langage courant que parlent les autres personnages, ceux de la villa notamment. Quant au "check", il est comme une rime. C'est aussi un code, un signe de reconnaissance, d'appartenance à un groupe, ici un groupe de deux... Ou bien le "H" dans la langue des signes.
Moins conceptuel que les premiers films de Dupieux, moins "déréalisant" que Wrong ou Réalité, moins désopilant que le Daim, Mandibules marque une étape dans la filmographie du cinéaste, au sens où il semble pousser à l'extrême l'idée de bêtise comme représentation d'un état primaire, qui ferait alors du check l'équivalent d'un tag à l'âge de pierre, rappelant l'art rupestre, mieux, magdalénien: une tête de taureau gravé sur la paroi d'une grotte... On n'est plus dans le vintage. L'aspect "betamax" de l'image dupieussienne a été nettoyé (la photo est moins terne que dans les précédents films), pour mieux faire ressortir la dimension fondamentale de l'idiotie. Et l'angoisse? Dupieux en avait fait le sujet de son film Réalité, sans qu'elle se donne à voir véritablement. Là, au cœur même du film, suspendant un court instant l'idiotie qui le traverse, une jeune femme, face à l'horreur de la Chose, reste pétrifiée. C'est le Réel dans toute sa violence qui subitement lui apparaît. L'avènement est si violent qu'il la paralyse — le regard fixé par les yeux de la chose —, incapable pendant quelques secondes de sortir le moindre son, avant que le cri enfin jaillisse, cri à effet thérapeutique (plus que l'injection qui suivra) à défaut d'être libérateur... Qu'est-ce qui s'est exprimé durant ces quelques secondes d'effroi (l'effroi au sens ancien d'inquiétude, surgie brutalement et d'emblée maximale) sinon l'angoisse foncière, ici démultipliée, angoisse dont se trouve par contre protégé (du moins en partie et chez les plus idiots) le héros dupieussien. Ainsi nos deux lascars (de Lascaux) qui eux aussi avaient été confrontés à la terreur du Réel, lorsqu'ils avaient ouvert — telle une boîte de conserve qui n'avait rien de Pandore — le coffre de la Mercedes, et que la vision de la mouche n'avait déclenché en eux qu'un simple effet de surprise, l'idiotie fonctionnant comme carapace...
Il y a dans Mandibules une dimension orale dont témoigne la mouche qu'on passe son temps à nourrir, à la manière d'un gros bébé, la rendant vorace, en même temps que s'instaure tout un jeu avec le langage. Manger, parler, la jouissance se situe à ce niveau. Elle fait appel aux maxillaires, on l'a vu, sans quoi rien ne fonctionnerait. Mais où sont-elles ces foutues mâchoires, ces mandibules qui donnent son titre au film? C'est qu'elles sont le lien entre l'effet carapace de l'idiotie et la jouissance orale. Sans trop dévoiler, je dirai qu'en dehors du coffre de la voiture, il y avait un autre coffre, plus petit, un coffret, la petite valise que Manu était chargé initialement de livrer, sans chercher à savoir ce qu'il y avait à l'intérieur (une sorte de Macguffin), valise qui réapparaît à la fin. Et que dans cette valise se trouve ce qui "éclaire" le sens du titre, objet ingrat bien que brillant (comme un diamant), qui restera caché au regard de Manu mais provoquera chez lui, tel l'agalma (dans sa forme la plus archaïque), le désir hédonique d'une vie édénique, seul avec son ami Jean-Gab. Parce que le bonheur, dans le fond, c'est tout bête...
Résumé des épisodes précédents: là.
Il est "hachement bien" votre texte, mais vous ne parlez plus de musique ?
RépondreSupprimerC'est vrai que j'ai un peu abandonné alors que j'étais censé au départ parler surtout de musique... mais ça va revenir... dès que j'ai fini mon petit texte sur Path to War de Frankenheimer (peut-être ce que j'ai vu de mieux depuis le début de l'année)
SupprimerIl y a aussi l'histoire des Cahiers à finir
SupprimerOui mais ça c'est moins sûr...
SupprimerEt Satyajit Ray ?
RépondreSupprimerEn plus... autant dire que j'ai du pain sur la planche, mais là aussi, comme toujours, je n'irai pas jusqu'au bout, d'autant que j'ai d'autres projets encore (sur Vecchiali notamment, l'été sera vecchialien...) et que, pour finir, je ne compte pas prolonger indéfiniment ce nouveau blog, comme ce fut le cas malheureusement avec le précédent.
Supprimer"l'été sera vecchialien..." mais encore ?
RépondreSupprimerNon rien, je parlais pour moi c'est tout.
SupprimerZ'avez vu Petite maman, Buster ?
RépondreSupprimerOui et j'ai bien aimé... au contraire des deux autres films vus ce week-end (le Belvaux et le Jacquot), ce qui est surprenant car Sciamma jusqu'à présent ce n'était pas mon truc (pas vu Naissance des pieuvres)... là, l'alchimie opère, on pense à Breillat et les deux fillettes sont merveilleuses.
SupprimerJ'ai rien compris à la critique du film dans les Cahiers. Je suis sûre que vous allez pouvoir me l(expliquer Buster d'autant qu'on y parle de fort/da comme vous le faites à propos du Brac.
SupprimerAh ! et j'aimerais bien aussi -je suis exigeante- que vous m'expliquiez pourquoi vous n'avez pas aimé le film de Jacquot. Vous n'avez pas été sensible à l'interprétation de Charlotte Gainsbourg ?
Désolé Paulette, je n'ai pas lu la critique du Sciamma... Mais pourquoi toujours les Cahiers? On peut parler des films sans parler des Cahiers, le cinéma ne se résume pas aux Cahiers.
SupprimerPour le Jacquot le problème n'est pas l'interprétation de Charlotte Gainsbourg, mais la mise en scène de Jacquot... Si le film conserve un certain intérêt, c'est au niveau du texte, à comparer avec celui de Baxter, Vera Baxter, le film que Duras a réalisé à partir de sa pièce (l'angle n'est plus le même et c'est infiniment plus fort que ce qu'en fait Jacquot aujourd'hui)...
Et First Cow, vous l'avez vu ?
RépondreSupprimerPas encore... je compte le voir ces jours-ci
RépondreSupprimerCharlotte G. c'est Charlotte Gainsbourg ou Charlotte Garson ?
SupprimerC'est Charlotte Gaccio.
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