lundi 10 mai 2021

Les Joueurs d'échecs


Les Joueurs d'échecs de Satyajit Ray (1977).

D'Abbas Kiarostami à Satyajit Ray, il n'y a qu'un pas, facile à franchir tant beaucoup de choses rapprochent les deux cinéastes, qui touchent non seulement à leur polyvalence artistique (de la peinture au cinéma en passant par la photographie...) mais surtout au rapport qu'ont leurs films à l'enfance (de l'enfance de l'art à l'art de l'enfance) ainsi qu'à l'Occident... Après le texte de Laurent Roth sur Kiarostami, voici un extrait du livre sur Ray — plus précisément les Joueurs d'échecs —, écrit par Youssef Ishaghpour, lequel d'ailleurs, ce n'est pas un hasard, a aussi écrit sur Kiarostami...

Le crépuscule de l'Orient.

(...) Dans le Tigre du Bengale, cette merveilleuse fantaisie sur la rencontre de l’Orient et de l’Occident, le Maharajah disait à l’architecte allemand que le "temps de l’Inde c’est l’éternité": c’était le temps de l’Orient. Dans les Joueurs d’échecs, on voit la sortie hors de l’éternité, une tombée dans l’Histoire: la chute de l’Orient. Cependant il ne s’agit réellement ni d’une entrée dans l’Histoire, ni dans le temps historique, mais dans une irréalité encore plus patente. Daryush Shayegan a appelé cela "être en vacance dans l’Histoire": une décadence captieuse qui a caractérisé l’Orient après ses siècles de grandeur et de faste.
Cette manière d’"être en vacance dans l’Histoire" est celle des joueurs d’échecs ici, et elle commande toute la construction du film: en elle consiste son contenu de vérité. En général les films historiques servent à raconter des romances en costume sans lien véritable avec "la toile de fond de l’Histoire". Parfois, pourtant on voit l’événement historique s’emparer de la vie des gens ordinaires, la bouleverser et aboutir à une destruction ou à une forme de conscience nouvelle. Rarement, on s’installe directement dans la perspective des acteurs de l’Histoire. Dans les Joueurs d’échecs il y a, de force égale, l’événement historique avec les figures qui y sont en jeu, et le jeu d’échecs des joueurs. Le film se situe lui-même dans l’éloignement, la distance: une sorte de neutre de l’Histoire, d’objectivité de discours, de document et de cinéma. A l’intérieur de ce neutre, non dépourvu, à l’occasion, d’ironie et de charge, différents registres se distinguent: celui pathétique, irréel, poétique, pour le roi; celui tendu et efficace pour le général: et comme lien entre le ton neutre du "discours" du film et le sérieux de l’Histoire, le registre spécifiquement comique des joueurs d’échecs.
On n’a pas de romance, de psychologie, d’action, de drame, de tension, ni un climax, un centre, une continuité et une clôture, mais une forme libre de la narration extensive. Dans cette multiplicité de tons et cette narration éclatée et hétérogène se rencontrent quelque chose de très moderne et les formes anciennes de la narration orientale. Ce qui exige un art consommé de la narration, transforme les acteurs en pièces de jeu, et leur demande une interprétation appuyée pour en faire des "types" entiers immédiatement reconnaissables.
Entre le jeu d’échecs — une création indienne, comme le dit un ami des joueurs qui craint pour son pays le pire — et l’événement historique, il se tisse ici un lien cryptique, un subtil et amer rapport de parodie. Tandis que se livre un combat historique — l’échec au dernier roi de l’Inde —, les joueurs s’adonnent à des batailles sur un morceau de tissu avec des pièces en ivoire. On ne voit jamais une partie, mais les conditions de possibilité du jeu, qui n’ont rien de facile. L’unique préoccupation des joueurs, au long du film, consistera à imaginer des stratagèmes pour rendre le jeu possible, avec des moments de comique superbes, comme chez l’avocat mourant, ou le jeu avec les tomates, les noisettes et les pommes, en guise des pièces qu’"on" leur aura dérobées. En fait les empêcheurs de jouer ne sont pas, comme on pourrait s’y attendre, les Anglais, mais les femmes de ces seigneurs — l’une délaissée, l’autre ayant pris un amant — qui finissent par les chasser de leur maison et les obliger à aller jouer dans un village en ruine, tandis que les Anglais occupent Lucknow. Le jeu d’échecs est pour eux, comme la musique, la poésie et la danse pour le roi: la passion de l’inutile, l’irréalité de la décadence, leur vérité. Mais qu’est-ce que le film lui-même, sinon un jeu avec des figures et la passion de l’inutile et de l’irréel: la danse, la musique et la beauté du visible?
Une telle passion de l’inutile est aussi présente dans le Salon de musique, où la musique conduit à la ruine. Mais est-ce vraiment la musique? Ou bien, comme nous le verrons, celle-ci offre-t-elle l’enjeu d’une "inutilité" plus fondamentale? Car on n’a jamais montré ainsi "la lutte de pur prestige entre le maître et le serviteur jusqu’à la mort", dans ce qu’il a d’immédiat comme dépense somptuaire. Mais le roi d’Oudh vit en dehors du combat. En poète. Il a introduit à la cour cette danse kathak, qu’on voit aussi dans le Salon de musique, où la danseuse vient de Lucknow. Mais là, la danseuse a un air un peu agressif, tendu, polémique même comme la lutte de prestige entre le "prince" et le capitaliste; elle fait une démonstration de virtuosité, la conscience de sa suprématie s’inscrivant dans son sourire figé, dans la performance de ses gestes.

La reprise de cette danse dans les Joueurs d’échecs — et du miroir derrière la danseuse, comme du grand lustre derrière la tête du roi, lorsqu’il chantait — ont une fonction d’autoréférence pour Satyajit Ray, comme des citations du Salon de musique. Mais ici la danseuse, et aussi les mouvements de la caméra, sont plus gracieux, plus doux, plus immatériels, plus aériens: aussi transparents, légers et irréels que la mousseline jaune pâle qui entoure la tête et tombe sur les robes de la danseuse. Les toilettes des femmes, les vêtements des musiciens, le décor de la salle sobrement incrusté, les vides de l’espace, le visage bouleversé du roi, son geste caressant le chat siamois sur ses genoux..., tout ici a la même irréalité que la danse. Toute matière est devenue grâce, et le monde, dépouillé de son poids et de son ombre, pure couleur et lumière.
Mais d’imperceptibles mouvements de la caméra vers le visage du Premier ministre et des mouvements reprenant son regard vers le roi sont des contrepoints à cet irréel hors le temps. L’horloge sonne, la salle se vide et le Premier ministre dit: "Votre Majesté, vous ne portez plus la couronne." Et Satyajit Ray a le génie de rompre tout cela, sans développement, pathos ou psychologie, et de le remplacer par la "culture" du peuple, sanglante, cruelle et bruyante: un combat de moutons aux noms des héros mythologiques de la Perse.

Si les Joueurs d’échecs sont à l’image du livre des livres: Les Mille et Une Nuits — un certain Orient dans son essence, ce mélange de l’Inde, de la Perse et de l’Arabie, comme Lucknow —, ce n’est pas seulement à cause des minarets et des coupoles, au loin sur le ciel de crépuscule, ou pour sa forme de narration libre, mais aussi par cette scène de danse, d’où se dégage tout l’émerveillement qui fait la substance des Mille et Une Nuits et du monde la miniature persane et de sa transformation dans la peinture moghole: l’irréalité du songe. Toute la beauté visuelle de ce film — si particulière dans l’œuvre de Satyajit Ray — vient de la tradition de cette peinture moghole et de l’école de Lucknow; peinture liée directement à la vie des nobles et des rois: la somptuosité des tissus, la préciosité des objets et cette présence forte de la couleur, en Inde, sur les murs, les vitres, les vêtements et les toilettes des femmes. Si pour les Anglais, comme avec leur langue et leurs objets, Satyajit Ray respecte un style d’image à l’occidentale, les couleurs de l’Inde retrouvent toute leur beauté, leur force et leur densité nocturne dans les maisons. Elles atteignent leur puissance et deviennent fascinantes dans les images, chargées de sensualité, de la femme délaissée, habillée, parée, maquillée, assise à la lueur de la lampe, derrière le rideau de natte qui la sépare des hommes, et attendant interminablement son seigneur de mari qui passe ses nuits à jouer aux échecs.

Mais ces seigneurs, joueurs d’échecs, qui sont-ils? La noblesse à l’orientale, telle qu’en elle-même, "en vacance dans l’Histoire"? Petit-fils de cuisinier et de jardinier, comme il se le lancent au visage lorsqu’ils s’agrippent un moment vers la fin du film, leurs ancêtres ont participé à des guerres, et reçu des terres en récompense. Maintenant les descendants vivent de leurs rentes et passent une existence oisive à parler du sang de leur père, à deviser sur le futur de leur pays, à évoquer la grandeur de ses faits et gestes passés et ses inventions anciennes, utilisées maintenant par la terre entière. Ce sont eux les véritables "héros" de l’Histoire: la cause de tout ce qui arrive par leur oisiveté. Et ils savent qu’ils doivent se voiler la face. "Défendez votre roi", leur dit le commentateur, sur les images du jeu d’échecs au générique du film, "car si le roi est perdu, tout est perdu", et pas seulement au jeu d’échecs. Mais ces "nobles" n’ont que faire de l’Histoire; ils s’y adaptent, et ici d’une manière telle qu’il faut être vraiment de cette partie du monde pour en comprendre toute la profondeur, l’ironie et l’amertume. Elle est due à Satyajit Ray, qui a transformé la nouvelle qu’il a "adoptée" — comme très souvent pour ses films. Là, les seigneurs se tuaient au sabre, ici, conformément à la vérité historique, ils troquent simplement les règles persanes du jeu d’échecs contre les règles européennes et changent uniquement les noms des pièces (la reine pour le vizir, etc.). "Sortez le Premier ministre, entrez la reine Victoria", concluent-ils: voilà toute leur participation à l’Histoire. En Inde, comme partout ailleurs en Orient, ils auront été les piliers du "British Raj" et de toutes les formes de gouvernement qui lui ont succédé.

Restent, à la fin des Joueurs d’échecs, des images de ce qui a survécu, en Orient, à l’échec. Les deux seigneurs, l’un sali par la fiente des corbeaux, l’autre le châle troué par une balle accidentelle, resteront assis sur le tapis à fumer le narguilé et à jouer sous l’ombrage des arbres, à l’abri des murs en pisé, tandis qu’un vent léger lèvera la poussière de cette terre sèche, blanche et poudreuse, brûlée par le soleil. Et l’adolescent qui les sert, haletant et fasciné, regardera la procession de l’armée des Indes. Le lointain, les quelques rares beaux paysages, traversés auparavant par les soldats, sont occupés maintenant par les représentants de cet autre lointain bien trop réel: l’Occident qui utilisent les forces mêmes de l’Inde — ses éléphants, ses chameaux, ses chevaux, ses bœufs, ses sacs de nourriture, et ses indigènes déguisés — comme dans un cirque qui défile. Quelques dizaines d’années plus tard, le lointain occidental, dans toute sa grandeur, viendra tout proche comme s’il s’agissait d’une présence réelle: sur les écrans. (Youssef Ishaghpour, Satyajit Ray. L’Orient et l’Occident, 2002) 

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