Au travers des oliviers d'Abbas Kiarostami (1995).
Kiarostami: Et le cinéma continue...
"Abbas Kiarostami, le dompteur de regard", un texte de Laurent Roth, digne successeur, en bon lacanien, de Daney et Bonitzer:
"Comment peut-on être Persan?"
Montesquieu
Comme si nous étions leurrés par son trop récent succès, nous avons en France une vision assez partielle de l'œuvre d'Abbas Kiarostami, révélé en 1990 avec Où est la maison de mon ami? (1987), confirmé avec Close-up (1990), Et la vie continue (1992), consacré enfin avec Au travers des oliviers sorti cet hiver, son premier succès commercial [le texte a été écrit avant le Goût de la cerise, Palme d'or au festival de Cannes en 1997 et pour le coup véritable consécration pour Kiarostami, que suivra Le vent nous emportera en 1999, ndlr]... C'est dire que nous ne connaissons presque rien de Kiarostami avant Kiarostami. Il y a le peintre Kiarostami. Il y a le photographe et le graphiste. Il y a le réalisateur de publicités, de génériques, puis de films à fonction pédagogique — pas moins de dix-sept —, tous réalisés dans le cadre de l'Institut pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes ("Kanun"). Il y a un continent Kiarostami.
Une première constatation s'impose: là où d'ordinaire la création d'un artiste est plutôt brimée — entendons le cadre de l'œuvre de commande en contexte institutionnel, ici renforcé par un régime politique autoritaire, que ce soit celui du shah d'Iran ou de la République islamique —, nous assistons au contraire au prodigieux épanouissement d'une œuvre qui exploite avec une surprenante liberté toutes les hypothèses et toutes les combinaisons possibles pour le cinéma. Voilà qui ne laisse pas de nous étonner, nous qui ne connaissons que le "versant satanique" d'une censure agissant, en dehors même des frontières de l'Iran, au nom de la raison d'Etat et de la police des mœurs.
Aussi l'heure est-elle venue de contester la vision par trop dualiste de l'inscription du cinéma de Kiarostami dans son propre pays, et dans le champ du cinéma en général. Ainsi, Jean Douchet parlait-il récemment de "Kiarostami, un auteur iranien interdit de fiction dans son pays, donc contraint à filmer en obligeant le documentaire à devenir fictionnel." Que ce soit avant ou après la Révolution islamique, il semble bien que le choix du documentaire ou de la fiction ne se soit jamais posé dans ces termes pour Kiarostami. Il y va, chez lui, de l'urgence d'une question qui trouve à s'incarner dans des films où ce sont d'abord les droits de l'imagination qui priment: documentaire ou fiction, qu'importe!
Si l'on prend quelques courts métrages significatifs de la première décennie où Kiarostami est actif, le Pain et la Rue (1970) et la Récréation (1971) d'une part, Deux solutions pour un problème (1975) et Avec ou sans ordre (1981) d'autre part, on constate que les deux premiers, fictions poétiques à valeur de parabole, et les deux derniers, documentaires prescriptifs à valeur pédagogique, prennent racine dans une même préoccupation. En effet, dans tous les cas, c'est un enfant (violenté?) qui parle, qui raconte toujours la même histoire, et d'abord avec les armes de la fiction: comment l'enfant qui est en l'homme est systématiquement brisé par les lois du monde adulte, comment il devra rassembler toutes ses ressources morales pour laisser parler son désir et accéder à sa propre humanité.
Les documentaires pédagogiques d'Abbas Kiarostami reprennent cette idée, en mettant en scène la situation même de l'alternative: pour une petite offense, se battre ou se réconcilier; sortir de l'école avec ou sans ordre; ou encore, le soir, faire ses devoirs ou regarder les dessins animés (Devoirs du soir). Ce qu'expose le travail documentaire de Kiarostami, ce n'est rien moins que la nudité de la morale: "Vois, j'ai donné en face de toi aujourd'hui la vie et le bien, la mort et le mal. Choisis la vie." Radicalité originelle... Il est certain que cet appel à tirer la morale de nous-mêmes, à nous qui vivons sous le régime de "l'éthique indolore des nouveaux temps démocratiques" (Lipovetski), nous fait question, mieux, nous fait violence.
Or, cette violence n'est pas à confondre avec celle qui régit un Etat: il s'agit de la violence du choix personnel, dans une société qui se vit à travers un modèle de soumission, culminant avec l'obéissance à la "volonté divine". Le propre de l'alternative est qu'elle laisse la liberté et la liberté est, à moins d'un scénario pervers, un choix pour la vie. Tout le cinéma de Kiarostami est traversé par cette idée puissante qu'aucun décret, fût-ce celui de la mort et de la destruction, ne saurait avoir raison de la vie, qui continue. Ainsi Puya, le héros de Et la vie continue, film tourné sur les ruines du tremblement de terre qui frappa la région de Gilan en 1991, raconte-t-il à cette paysanne qui dit avoir perdu sa fillette par "la volonté de Dieu": "Vous connaissez l'histoire d'Abraham qui voulait sacrifier son fils? D'abord il voulait tuer son fils avec un sabre. Dieu lui a commandé de le faire. Mais dès qu'il a brandi le sabre, Dieu lui a envoyé un agneau à la place de son fils. Alors comment voulez-vous que Dieu tue votre petite fille qui vient de commencer sa vie?"
Par la bouche d'un enfant, se trouve réamorcée la source de la morale: le choix et la liberté de Puya c'est de se souvenir que, contrairement à ce que lui disent les adultes, il n'est pas écrit que Dieu veut la mort des enfants. C'est pourquoi il est si important que les enfants sachent lire. Pour indiquer aux adultes qu'il n'est pas écrit qu'ils doivent vivre enfermés dans la répétition: l'humanité chez Kiarostami vit enfermée dans sa pulsion de mort, au-delà du principe de plaisir qu'elle refoule, et c'est bien sous la forme de la répétition que se manifeste la mort de film en film. Mais on en connaît aussi la valeur initiatique. C'est en faisant répéter ses comédiens amateurs, comme Hosein dans Au travers des oliviers, qui répète dix fois la prise, que le cinéaste en dégage le sens moral: la répétition, il faut l'affronter, s'en affranchir, pour être un sujet libre.
On voit tout de suite ce qui sépare Kiarostami de Rossellini, auquel on l'a hâtivement associé. L'immersion des personnages dans leur environnement ne produit pas d'effet de révélation chez Kiarostami, au sens où Rossellini la provoquait: effraction de la conscience par le passage du drame. Le désir se débat ici hors du champ de l'histoire. S'il y a mort, ce n'est pas du passage de la guerre dans une ville ouverte; s'il y a ruine, ce n'est pas de la défaite d'une puissance ennemie. La conscience du personnage (sauf chez le personnage du cinéaste de Et la vie continue interprété par Farhad Kheradmand, le plus rossellinien des personnages de Kiarostami) n'a pas le loisir de réfléchir le monde qui l'entoure: il est trop absorbé dans la poursuite de son but, trop déterminé par les lois, dures, qui s'opposent à la réalisation de son désir. Ainsi l'enfant, figure de l'aléatoire, affirmation libre de tous les possibles du jeu, sera-t-il soumis au schéma de la répétition, dont il devra trouver la faille.
Cet ordre du monde comme univers fermé de la répétition ferait plutôt penser à Bresson: l'héroïsme mineur consiste, comme pour Fontaine dans Un condamné à mort s'est échappé, ou Michel dans Pickpocket, à trouver un autre ordre la chaîne des causes. Ceci s'appelle "grâce" chez Bresson, et dans un langage laïc, cela s'appellerait "coopération" chez Kiarostami. En mécanique, on parlerait même d'un "couple". Faire agir deux forces: deux forces parallèles et de sens contraire qui, comme celles de l'auto et du passant dans le finale de Et la vie continue, finissent par produire un mouvement vers l'objet ardemment désiré — ce village fantôme de Koker — et dont la possession n'est pas de l'ordre du visible. Kiarostami ne donne rien d'autre à voir que le travail mécanique de la mystique.
Ce pacte fou, Kiarostami en parle souvent sous le nom d'amitié. Mais cette amitié persane, c'est la conjonction des forces pour entrer dans le fantasme de celui qui est le plus désirant. Chevalerie sans graal: Qassem dans le Passager, Sabzian dans Close-up, illustrent cette manière de faire rentrer le réel dans la fiction du plus fort. Et c'est là où s'ouvre une autre piste, que j'appellerais volontiers la piste "Hitchcock": tout film de Kiarostami fonctionne un peu comme un piège dont un innocent doit se sortir, forcément seul, parce qu'il en est à la fois la victime et l'auteur. Cet innocent-là se double secrètement d'un pervers, et le cinéma devient ici une épreuve de cruauté. A cet égard, le cadre, la mise en scène, l'intervention du cinéma lui-même dans le cours de l'intrigue affirment de plus en plus le contrat spéculaire que le personnage passe avec le monde et son propre désir, dispositif qui trouve son parachèvement académique dans Au travers des oliviers.
Très tôt en effet, Kiarostami s'est intéressé à faire courir ses personnages derrière un mobile somme toute parfaitement anecdotique: mobile au sens propre dans Solution, où un automobiliste fait rouler une roue de secours vers son véhicule resté en panne au pied de la montagne, au sens figuré dans le Costume de mariage, où trois enfants se disputent la possession d'un costume fraîchement coupé, avant sa livraison à son propriétaire. Il y a bien un art du MacGuffin là-dedans: l'enjeu matériel des histoires est en effet vital aux yeux des personnages, mais dérisoire aux yeux du narrateur et de son public. Kiarostami pousse la possession du MacGuffin au point d'en faire un objet de transfert: cet objet est celui par lequel le personnage va passer du statut de spectateur à celui d'acteur, et monter sur la scène. On trouvait déjà cette très belle transformation dans les 39 Marches d'Hitchcock: Hannay, en essayant par tous les moyens d'obtenir la formule mathématique d'un matériel "secret défense", finira par monter en tribune, puis sur la scène d'un music-hall. De même, Mahmad, dans le Costume de mariage, en s'assurant la possession d'un complet-veston, va pouvoir, à l'aide de ce talisman, passer dans l'invisible en montant sur la scène du music-hall où un prestidigitateur lit dans ses pensées.
Tout se passe comme si ce après quoi courait le personnage était amené à le réfléchir: l'éclairer, l'exposer, le représenter. Ainsi le mobile est réfléchissant: il faudrait en parler comme d'un leurre — ce par quoi je me laisse fasciner. La liste serait longue de ces objets qui, chez Kiarostami, font tache au milieu du plan: objets, bien souvent mobiles, qui entraînent le héros, dès les premiers courts métrages du cinéaste persan. Il y a bien aussi un "art du toton" dans cette façon qu'ont les personnages, à l'instar du petit enfant décrit par Freud, d'éloigner et d'approcher l'objet de leur désir; mais chez Kiarostami, il semble bien que ce soit le fort (là-bas) qui l'emporte sur le da (ici). Aussi est-ce bien de leurre qu'il s'agit: celui-ci ne se laisse pas saisir, il est toujours plus avant, immer fort, comme une tache aveugle au milieu du plan, un vide qui aspire le regard. Et c'est peut-être cela sortir de l'enfance: passer du toton (fort/da) au polo ou au foot (immer fort).
Qu'on prenne la boîte de conserve du Pain et la Rue, la roue libre de Solution, le sachet en plastique des Premiers, la bouteille de gaz de Et la vie continue, la bombe aérosol de Close-up, et enfin, montage scopique ultime, le rétroviseur cadré dans la fenêtre de la voiture qu'on retrouve dans Au travers des oliviers: il y va à chaque fois d'un rapport au spectateur qui dépasse le simple jeu, et qui engage sa pulsion de regarder. Charles Tesson notait récemment comment en filmant un rétroviseur, "point de netteté qui dure", Kiarostami signalait tout son rapport à l'altérité. Et c'est là où ce cinéma rencontre l'une des intuitions les plus puissantes de la théorie lacanienne du regard: en regardant un film de Kiarostami, nous essayons de nous constituer dans un tableau où ce qui fait tache indique le regard, en faisant écran devant lui, en le masquant. "L'homme en effet, sait jouer du masque comme étant ce au-delà du quoi il y a le regard. L'écran est ici le lieu de la médiation".
Le héros kiarostamien doit donc passer au-delà du leurre, derrière ce qui fait écran dans le plan, et ceci engage à la fois une esthétique et une érotique. Du côté de l'esthétique, en reprenant à Lacan son concept de "tableau", on peut dire que ce leurre fascinant qui immobilise le plan renvoie à la réalité qui est autour comme à quelque chose de marginal: mon œil n'est plus happé par les tentations du hors-champ, je me repais de "ce qui me point" dans l'image. Je me suffis, par exemple, de la zébrure du chemin dans Où est la maison de mon ami?, dans la mesure où le petit point de forme humaine qui s'y déplace comble à la fois ma toute-puissance — je le tiens en respect — et inquiète mon impuissance — il va disparaître au prochain raccord. Le leurre-écran chez Kiarostami, même s'il lui ressemble par bien des points, ne sera donc pas le punctum qui ravissait Barthes dans la photographie (même si ce dernier parle à son propos de cette "zébrure inattendue qui vient traverser le champ"), parce qu'il est unifiant comme une métaphore, symbolisant peut-être le regard lui-même, au contraire du punctum, objet partiel, détaché, accessoire, suscitant une jouissance en fraude.
Néanmoins, l'esthétique de Kiarostami, en faisant appel au plan-tableau organisé autour d'un leurre-écran, s'apparente certainement à la photographie et à la peinture comme art composé et cadré. Si l'on pense bien évidemment à Tarkovski dans les grands plans généraux qui ponctuent ou clôturent chacun des films de la trilogie (Où est la maison de mon ami?, Et la vie continue, Au travers des oliviers), faut-il aussitôt ajouter que Kiarostami, qui fut d'abord peintre, prend le tableau au pied de la lettre... ou du chevalet. Kiarostami plante sa toile dans le décor et s'en abstrait: pour lui le paysage est, comme la peinture de la Renaissance, un cadre, un miroir de l'ordre de la grâce divine se réfléchissant dans la nature qui l'entoure. Cette paix ne supporte aucune intrusion. Tout s'y organise sans plus tenir compte du temps différentiel que serait celui du hors-champ.
Voilà ce qui l'oppose à Tarkovski: le plan-séquence selon Kiarostami dément la vision bazinienne du cadre comme cache, parce qu'il n'y a pas chez lui de "champ aveugle" qui viendrait hanter le champ visible. Contrairement à ce qui se passe d'ordinaire au cinéma, un personnage qui sort du champ, chez Kiarostami, ne continue pas à vivre. Et s'il faut que la vie continue, c'est en réaffirmant sans cesse le droit au cadre, à être dedans, même quand il n'y a rien à voir, comme avec ces paysages vus dans l'axe d'une fenêtre de voiture au début de Et la vie continue. Chez Tarkovski au contraire, avec ces allées et venues, ces mouvements de caméra, ce ballet triangulaire et inquiet qui vient toujours mimer la fin de l'histoire, le hors-champ se rappelle sans cesse à nous comme invoquant, vocatoire, vocationnel... Il s'agit, ici, d'une tout autre histoire.
Si l'on peut dire que le plan-tableau, chez Kiarostami, débouche aussi sur une érotique, c'est bien parce que cet appel de l'au-delà du champ ne se produit pas à l'extérieur du cadre, mais dans cette tache aveugle qui est au centre, et qui est le regard. C'est ici que dans son dernier film, Kiarostami rassemble la collection de tous ses leurres-écrans en un même foyer, dans le visage de la femme aimée, Tahereh. A Jacques Gerstenkorn qui s'interrogeait sur la nécessité de fermer tout accès au visage de Tahereh dans Au travers des oliviers, "d'autant plus surprenante qu'on pense, dans la première séquence, qu'on l'a choisie pour son visage lumineux et son sourire rayonnant" (Génériques n°2), Kiarostami répond sans détour: "Oui, il fallait être ferme sur cette impossibilité de donner accès à Tahereh, de manière à susciter une protestation dans l'esprit du spectateur autant que dans celui de son amoureux." (Libération) Le visage détourné de Tahereh joue donc le rôle de leurre suprême, comme posé sur le regard.
Reprenons la phrase de Lacan: "L'homme en effet, sait jouer du masque comme étant ce au-delà de quoi il y a le regard. L'écran est ici le lieu de la médiation." Le visage-écran de Tahereh dans Au travers des oliviers symbolise pour la première fois dans l'œuvre de Kiarostami la fonction du leurre en tant qu'il est sexuel, mais lui donne une sorte de statut prophylactique. Le refus de regard et le voile mettent à distance le mauvais œil.
La fornication du regard qui est à l'œuvre dans la pulsion scopique se trouve comme arrêtée: domptée. Aussi, le premier regard échangé entre les amants aura-t-il lieu aux limites de la perception du spectateur, dans ce désormais fameux plan général final où "faire l'amour" se dit par deux points noirs qui entrent en contact une seconde, perdus dans l'immensité de la nature, à la jonction de l'imaginaire et du symbolique. Ce plan, qui est d'un érotisme somme toute minimal, prend néanmoins en compte la virulence de notre pulsion de regarder: "C'est à ce registre de l'œil comme désespéré par le regard qu'il nous faut aller pour saisir le ressort apaisant, civilisateur et charmeur, de la fonction du tableau." (Lacan)
Ce n'est sans doute pas un hasard si cette esthétique du plan-tableau surgit, et avec quel génie, dans le pays au monde qui assure le plus méthodiquement le refoulement de la pulsion sexuelle, comme pulsion de regarder. L'Iran islamique (quatre-vingts longs métrages produits en 1993...) a en cela de fortes chances d'être une terre cinématographique d'élection, en ce que sa censure aveugle sait en même temps parfaitement bien ce qu'il en est du pouvoir de l'image: tout cinéaste iranien se doit déjouer — et par quelles ruses! — l'imposition du leurre sur le sexe, mais pas le leurre lui-même. Ceci n'est donc pas un "interdit de fiction" comme le disait Jean Douchet, mais un interdit de pulsion, qui comporte, certes, son programme mortifère, mais aussi un appel débridé à l'imagination: le cinéma iranien sera celui de la prolifération de tous les simulacres, sa quête, une perpétuelle course à l'idéalisation;
On pourra s'étonner, à l'instar des Parisiens de Montesquieu, qu'on puisse être Persan. Abbas Kiarostami n'a, après tout, rien fait pour contester cette censure qu'il accepte, et parfois qu'il défend: "Il y a plusieurs dimensions dans la vérité. Tous les mensonges ont aussi une part de vérité", dit-il laconiquement. Aussi, tout comme dans Les Lettres Persanes avec Rica et Uzbek, créations d'un esprit occidental et policé, sommes-nous appelés avec l'œuvre et les personnages de Kiarostami à vivre une nouvelle épreuve des masques et du travestissement: ce que nous ne pouvons plus dire et plus croire dans nos films français, nous le trouvons chez Kiarostami, dont nous empruntons le truchement pour parler — encore — et aimer — encore — le cinéma.
Ce n'est pas le moindre effet du leurre Kiarostami: très incompris en Iran, le succès de ce cinéaste en Occident et au Japon, au sein de sociétés postcapitalistes vivant un fort déficit identitaire, vient redonner toute sa vigueur à des enjeux éthiques et esthétiques qui, s'ils étaient formulés par un cinéaste occidental avec la même autorité, feraient certainement scandale: ne serait-ce que pour la place de la femme, dont le moins qu'on puisse dire est que son absence ou son idéalisation dans les films de Kiarostami heurte de plein fouet la version libérale qui a cours dans nos sociétés [en attendant Ten, réalisé en 2002, ndlr]. Cette contradiction est un bon signe. Signe que le cinéma est une manière de se rêver différent de ce que dictent les manières du temps et de l'époque. Quand, à cette transgression d'un modèle imaginaire, s'ajoutent le raffinement du sens esthétique et la puissance du sens symbolique, on peut véritablement dire qu'on est en face d'une très grande œuvre. Kiarostami est un génie: profitons-en, il est parmi nous. (Cahiers du cinéma n°493, juillet-août 1995).
Post-scriptum: la note de Biette sur Kiarostami: "Iran modeste".
"Ça pourrait être à Malakoff!" (Patrice Rollet)
Inventeur d'un carcan cinématographique qu'il est seul à savoir faire marcher, Kiarostami ne s'est rendu virtuose que pour amener le spectateur à éprouver ce qu'il perçoit dans la réalité. Il poursuit ainsi un travail que Godard a lui-même repris à Rossellini - pour jouer en travaillant - avant de se retirer au désert du Cin(ém)aï.
Kiarostami a l'audace, qu'a rarement un jeune cinéaste, d'œuvrer dans l'amont du temps général. Néo-réaliste, parce que c'est de son âge en son pays, par sa patience obscurément sadique devant les jeunes garçons, avec ses lunettes fumées de maître d'école pasolinien économe de ses paroles, il nous ramène encore plus loin: du côté d'un grand cher vieil oncle puritain disparu. Ces jeunes garçons des films de Kiarostami ont des grandes sœurs. Dans les films de Griffith.
Le regard persan, Iran modeste... toujours les bons mots Buster
RépondreSupprimerIran modeste c'est de Biette.
SupprimerSinon vous avez échappé au "regard de Koker"...
On dirait que les années 90 vous manquent, Buster...
RépondreSupprimerElles ne me manquent pas mais elles comptent parmi mes plus belles années, celles où j'ai vu le plus grand nombre de films, où j'ai vraiment découvert le cinéma.
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