mercredi 5 mai 2021

Trois Godard


Jean-Luc Godard chez lui à Rolle en 2019.

L'inconnu plus trois égale l'Un.

Film Socialisme (1). No comment

"Vu Film Socialisme de Godard. A la bonne vitesse? Je pose la question, ironiquement, parce qu'en dehors de la deuxième partie (chez la famille Martin), j’ai vraiment dû m’accrocher pour suivre le rythme. Cela m'a interrogé, au point que, une fois rentré, j’ai regardé sur Internet la version ultra-speedée (4 minutes) que je n’avais pas voulu voir, à tort car je me rends compte aujourd'hui qu'elle faisait partie du dispositif. La vitesse des images, c’est bien le vrai sujet du film. L’Europe, le cinéma, le copyright, oui d’accord... mais derrière tout ça, ce que questionne Godard, encore et toujours, ce sont les images, à travers leur multiplicité et leur devenir, de plus en plus volatil. Quant au socialisme, il est surtout là comme motif. C’est peut-être pour ça que Godard a changé le titre. Dans l’expression "Film Socialisme", le mot le plus important est "Film". Et qui dit "film" chez Godard dit forcément son contraire, soit le type de film auquel il s'oppose. Or s’il y a un film auquel s’oppose Film Socialisme, c'est bien Avatar. Et pas seulement à cause du capitalisme new age de la grosse fantasia cameronienne, mais parce que le film de Godard, c’est le contraire de l'esthétique du jeu vidéo et de son principe d’immersion. Film Socialisme marque, consacre même, la disjonction entre un film et son spectateur. Jusqu’à présent la disjonction chez Godard n’était jamais totale car reposant sur un brouillage partiel du son et des images, ce qui fait qu'il y avait toujours quelque chose à décrypter, d'où un lien obscur, fragile, mais réel avec le spectateur. Là, la ligne est claire, limpide, on est même surpris de capter aussi facilement, Godard œuvrant dans une sorte de transparence inattendue. Sauf que ça va trop vite, on a beau capter, on n'a pas le temps de saisir. Au sens enfoui, donc potentiellement accessible (même par bribes), des précédents films, Godard oppose ici une ligne perpétuellement fuyante. On ne cherche plus à lire le film à travers les images, on court en permanence derrière, avec cette impression un peu désagréable (étant entendu que les films de Godard jouent justement sur l'insatisfaction du spectateur) de voir un film de 3 heures ramassé sur une 1 heure 40. Plus d'effet de sonde, mais pas de déploiement non plus. D'où la disjonction. Les images se succèdent à la vitesse... la vitesse de quoi? Des nouveaux médias, comme Internet, bien sûr, mais aussi du cinéma hollywoodien qui multiplie les plans (Avatar c'est combien de plans/minute?), au mieux jusqu'au vertige, au pire jusqu'à la nausée. Si le socialisme aujourd'hui relève pour Godard des illusions perdues, un film aujourd'hui sur le socialisme ne serait plus — pour paraphraser un de ses textes les plus célèbres — que "des larmes et de la vitesse".
Film Socialisme n'est donc pas un film politique tel qu'on le conçoit généralement. Nul engagement ici. S’il y a un geste politique, c’est moins dans le film que dans la décision du cinéaste de ne pas se rendre à Cannes. La plus belle phrase en lien avec le film n'est pas une de ces formules dont raffole Godard et se gargarisent les critiques (c'est à celui qui pourra en citer le plus grand nombre), même si certaines accrochent ("x+3=1", fallait la trouver...), mais plutôt: "Avec le festival, j’irai jusqu’à la mort, mais je ne ferai pas un pas de plus." Phrase d'autant plus belle (elle est de l'écrivain espagnol José Bergamín) qu'elle vient clore le dispositif général du film. Car finalement, s'il y a bien trois mouvements dans le film — la première partie, touristique, sur les passagers d'un paquebot en croisière sur la Méditerranée (on pense à Un film parlé d'Oliveira), que Godard sature d'images d'origines diverses (Net, TV, cinéma...), de couleurs éclatantes, hypertravaillées, et de sons, eux, plutôt livrés à l'état brut (ah, l'horrible bruit du vent dans les micros); la deuxième, plus sixties et BD, avec ses aplats de couleurs (rouge/bleu), ses jeux chromatiques (un haut de maillot de bain multicolore sur une peau chocolat), et cette famille Martin qui tient une station-service (où vivent un âne et un lama) et porte le nom d'un réseau de résistance; enfin la troisième, plus historique, qui nous emmène de l'Egypte à Barcelone en passant par la Palestine, Odessa, la Grèce (Hell as) et Naples... —, s'il y a donc bien trois mouvements dans le film, il y en a aussi trois autres, plus généraux, qui l'excèdent: 1) la mise en ligne sur Internet d'une bande-annonce qui n'est autre que la version accélérée du film; 2) la possibilité de télécharger le film en VOD le jour même de sa présentation à Cannes et avant sa sortie en salles; 3) le désistement de l'auteur, suite à des problèmes de type grec (ha ha), pour le cérémonial cannois. Soit: 1) j'ai fait un film, je vous le livre dans sa version intégrale, mais à toute berzingue, si vous arrivez à rétablir la bonne vitesse, vous pourrez le voir à l'œil; 2) si vous n'y arrivez pas, voici la version à vitesse normale, vous pouvez la télécharger, ça vous coûtera 7 euros; 3) inutile d'aller à Cannes, ça ne sert plus à rien, puisque le film circule déjà, à l'écart du grand show médiatique, libre des règles commerciales habituelles. Et si c'était ça Film Socialisme? Le socialisme du film.

Film Socialisme (2). JLG

Film Socialisme serait donc le "dernier film" de Godard, le dernier pour le "cinéma". Dernier film et non film-testament qui, on le sait, n’existe pas vraiment, du moins pour ceux qui font des films. On peut faire un film-somme, ce fut le cas pour Godard avec son Histoire(s) du cinéma, mais pas un film-testament, au sens où on l’entend habituellement. Alors, qu’a voulu faire Godard avec Film Socialisme? Un dernier film, d’accord, mais au sens où lui conçoit ce que peut être la fin d’une œuvre.
Film Socialisme n’est pas un grand film, il ne peut l’être, mais c’est un film parfaitement logique, au regard du parcours de Godard depuis cinquante ans. Godard ne saurait finir sa filmographie comme l’a fait par exemple Rohmer avec les Amours d’Astrée et de Céladon. Au contraire, Film Socialisme, c’est un peu l’anti-Astrée. A l’épure du dernier film de Rohmer – le cinéma rendu à sa forme la plus élémentaire –, Godard oppose ici un principe de complexification incroyablement retors (son génie est là), visant moins à l’élaboration de nouvelles formes qu’à leur destruction pure et simple. Les trois mouvements du film n’ont rien de dialectique, ni même de symphonique (si on se place du point de vue de l’exécution puisque tout y est joué de manière outrageusement accélérée –prestissimo, presto, vivacissimo –, et je ne parle pas seulement de la version de quatre minutes vue sur Internet). Le premier et le troisième mouvement ne semblent là que pour mieux enserrer, voire étouffer, le deuxième (qui à l’origine devait être l’élément principal), selon un processus de saturation, des images comme du son, qui vient saper la résistance du spectateur, même le plus godardien. C’est dans cet effet de saturation que se situe peut-être l’ultime défi de Godard: faire table rase non seulement du passé (slogan socialiste par excellence), mais aussi de son propre passé, en se débarrassant de tout ce qui survivait encore dans ses derniers films, tels Eloge de l’amour et Notre musique: un peu de lyrisme, une vraie mélancolie et quelques personnages, pas encore réduits à de simples figures... De fait, il ne reste rien dans Film Socialisme. Du moins, rien de ce à quoi l’on pouvait s’attendre.
Si Film Socialisme est pour une bonne part inintelligible (pourquoi le nier?), il ne s’agit pas de le dénoncer, ni de se lamenter, ni d’aller chercher ailleurs les explications qui permettraient de comprendre le film (une œuvre doit se suffire à elle-même), mais de se demander ce qu’il reste malgré tout dans ce film qui nous éclaire sur son inintelligibilité. Je répondrai: Godard. Mieux: le nom de Godard. Il me semble voir à travers Film Socialisme un vrai travail de nomination qui rend finalement ce film plus essentiel qu’il n’y paraît. Il est un fait que Godard a durant toute son œuvre moins cherché à renouveler le langage cinématographique qu’à l’adapter au monde qui l’entoure. Et dans un monde en plein dérèglement, et cela de plus en plus, il ne pouvait aboutir qu’à cette forme "désastreuse" qu’est Film Socialisme. On est dans la logique dont je parlais au début. A ce niveau, le film est parfaitement clair, ce qui interroge c’est le sens, pas la forme. Mais en tant que "dernier film", ne peut-on voir aussi Film Socialisme comme une tentative de Godard de mettre fin à ce qui relevait dans ses précédents films (disons depuis JLG/JLG) de l’autoportrait, de sorte qu’il ne resterait du film que le nom de Godard? Si au niveau du texte, Film Socialisme se termine sur un "No comment" lourd de sens, au delà du texte, c’est sur le titre que le film se conclut, un titre au milieu duquel sont inscrites, comme nouées, les initiales du cinéaste. Peu importe que Godard ne soit pas l’auteur de cette inscription, qui constitue aussi l’affiche du film, l’essentiel est qu’il l’a approuvée et placée à la fin de son film. "JLG", entremêlé à "Film" et à "Socialisme", vient en conclusion de ce qui est annoncé comme le dernier film de Godard.
Voilà donc un film incompréhensible (pour qui le voit en temps réel, dans la continuité et sans savoir au préalable de quoi il retourne). Et c’est bien ce non-sens de l’œuvre qu’il faut interroger. Il y a du Joyce chez Godard. Sans pousser trop loin la comparaison, qui consisterait, par exemple, à assimiler Film Socialisme à Finnegans Wake (de la même façon qu’on pourrait rapprocher Histoire(s) du cinéma et Ulysse), on dira que le dernier film de Godard, en jouant exclusivement, de par sa vitesse aberrante (quid du montage?), sur ce qui est habituellement dissimulé sous les atours du collage poétique – à savoir l’acte même de création –, radicalise une œuvre pourtant déjà radicale, ce qui ne peut que la rendre encore plus énigmatique, sinon hermétique. L’énigme ici n’a rien à voir avec les maladresses d’un récit ou l’obscurité d’un scénario (de toute façon, inexistant chez Godard). Il s’agit de l’énigme au sens premier du terme ("ce qu’on laisse entendre"), celle qui laisse le spectateur dans un état de perplexité (un état qu’il accepte, refuse violemment ou cherche à surmonter par la voie de l’interprétation), lié à l’illisibilité de l’œuvre, mais aussi de sidération, du fait que cette énigme arrive malgré tout à produire du sens. Un effet de sens des plus singuliers, puisqu’énigmatique, qui vient saisir le spectateur, au détour d’un aphorisme, d’une réplique ou d’un simple plan, autant d’éclats qui surgissent sans crier gare, conférant à l’œuvre son étrange poésie. C’est par ce drôle de chemin, qui court-circuite le plaisir du spectateur (quand celui-ci partage avec l’auteur une même compréhension de son œuvre), que l’on finit par accéder à Film Socialisme. Comme un accès direct à l’œuvre, étant entendu que l’œuvre et son auteur (plus exactement son symptôme auquel l’auteur finirait par s’identifier) ne font qu’un.
Si dans le nom Joyce il y a le mot joy, écho à la jouissance joycienne, dans le nom Godard il y a "God-art", écho à la position de l’artiste aujourd’hui (je parle de l’artiste en général dont Godard représente en quelque sorte le parangon), un créateur dont on dit qu’il intervient à la place désertée par Dieu, mais écho aussi à son œuvre, dans la mesure où toute œuvre reste fondamentalement inaccessible, à l’instar de Dieu. C’est ainsi que je comprends le mot "God-art", qu’on aurait tort de prendre pour un simple jeu de mots. Si l’œuvre de Rohmer se caractérise par son aspect achevé (tout y est parfaitement clos), celle de Godard apparaît au contraire comme un work in progress permanent, un chantier toujours reconduit, jusqu’au dernier, le chantier de tous les chantiers, que serait Film Socialisme. Et ce dernier chantier, c’est celui qui ferait passer (définitivement?) de Godard au "God-art". Ce que résumerait l’inscription finale: "Film/JLG/Socialisme". Le "God-art" dans sa manifestation ultime. Non pas à la croisée de l’art (Film) et du politique (Socialisme), mais à la fois extérieur et intriqué, à l’un comme à l’autre. Une sorte de nœud borroméen, pour parler lacanien, tel RSI (Réel/Symbolique/Imaginaire), quoiqu’ici, et comme pour Joyce, c’est "hérésie" qu’il faut entendre dans l’acronyme RSI, tant il y a justement de l’hérésie dans le "God-art". Le sujet est beaucoup trop vaste pour qu’on puisse le traiter en quelques lignes (Il faudrait questionner, entre autres, le protestantisme de Godard et la place du père là-dedans.) Disons simplement que l’hérésie godardienne semble aujourd’hui avoir atteint son point d'orgue. Par le choix du non-sens sur le sens (je laisse de côté l'aspect marketing qui a présidé à la sortie de Film Socialisme et à sa présentation cannoise), plus exactement du non-sens et du sens, dernier avatar chez Godard du principe de conjonction dont parlait Deleuze, tel qu’on le retrouve chez Joyce lorsque, par exemple, celui-ci dit à propos de Bloom/Dedalus dans Ulysse: "un Juif grec est un Grec juif", une citation qui aurait pu figurer dans Film Socialisme.

Adieu au langage

Usine à gaz.

Adieu au langage. Adieu au cinéma, du moins à un certain cinéma (ce qui n’est pas nouveau, depuis 50 ans Godard n’arrête pas de dire adieu au cinéma), adieu à la pensée, du moins à une certaine pensée (qui ici se retrouve dans le caca, ça c’est plus original, chez Godard en tous les cas), adieu donc au langage, du moins à un certain langage, Godard cherchant non pas la pauvreté dans le langage, mais de la pauvreté... S! Film Socialisme avait tout du film déréglé (au sens où il se révélait impossible à suivre en temps réel), Adieu au langage a tout, lui, du film incommodant, ou plutôt non-accommodant (au sens où, optiquement parlant, sa vision s'avère par moments franchement pénible). C'est que Godard s’est toujours plu à rendre ses films inconfortables, histoire de faire comprendre au spectateur que le cinéma d'aujourd’hui (c'est-à-dire... depuis 50 ans), ce n’est plus une partie de plaisir, histoire surtout de se poser en cinéaste ultime, capable d’aller au-delà des possibilités techniques d’un film. Car le cinéma, du moins ce qu'on appelle le cinéma, c’est quoi aujourd'hui? Des images, de plus en plus nombreuses, qui défilent à toute vitesse? Qu'à cela ne tienne, Film Socialisme allait encore plus vite, quitte à larguer le spectateur en cours de route. Et la 3D? Des effets de relief, de plus en plus saisissants, qui produisent une sensation d'immersion? Qu'à cela ne tienne, Adieu au langage va encore plus loin, quitte à faire loucher le spectateur. Autant d'excès qui ne servent qu'à démontrer l'inanité de tous ces "progrès", d'abord parce que l'œil humain a ses propres limites qui, lorsqu'on les dépasse (ainsi quand les images se succèdent ou se rapprochent trop rapidement), vous empêchent de bien voir, peut-être aussi parce que pour Godard le spectateur ne sait tout simplement pas "voir" les films (d'où symboliquement les lunettes?), qu'il en est toujours, après plus d'un siècle, à s'accrocher aux histoires qu'on lui raconte... mais surtout parce que le cinéma tend de plus en plus, via l'exemple de la 3D (qualifiée ici de "malheur historique"), à la surdimension technologique, ce qui en fait une véritable usine à gaz, comparativement au cinéma d'hier, exemplairement celui d'Hollywood (tel qu'il apparaît dans le film, sur des écrans plats bien sûr), autrement dit l'usine à rêves. L'adieu d'Adieu au langage serait là dans cette "pauvreté" perdue... Or, ce qui fait la beauté du film, c'est que Godard ne se limite pas au deploratio habituel. Quelque chose revit ici, qui avait disparu dans Film Socialisme, allant jusqu'à réenchanter son cinéma, comme des fleurs dans une usine à gaz... Mais quoi exactement?

Des larmes et de la vitesse.

Commençons par le commencement. Non pas le monde-forêt des Indiens apaches (on notera au passage que Godard se trompe, il parle des Chicahuas — qui est un mot aztèque — au lieu des Chiricahuas), ni même L'Origine du monde de Courbet, mais, plus modestement, le célèbre texte "Des larmes et de la vitesse" que Godard écrivit jadis à propos du film de Sirk, le Temps d'aimer et le temps de mourir (je garde le titre français pour faire plaisir à Godard qui s'émerveillait qu'on y ait remplacé le verbe vivre par le verbe aimer: "Faut-il vivre pour aimer ou aimer pour vivre?"). C'est dans ce texte (où l'on trouve aussi les premiers calembours de Godard, du style "Lise, ôte ton pullover", calembours qui accompagneront toute son œuvre, jusqu'au petit dernier, "Ah dieux, Oh langage"...), que le beau, tel que le conçoit Godard (enfin, tel qu'il le concevait à l'époque), apparaît aussi nettement revendiqué. Le beau qui était celui du Cinémascope, moins l'écran large en tant que tel que la manière dont Sirk l'exploitait en multipliant les panoramiques. "Et ce qu'il y a d'étonnamment beau dans ces mouvements d'appareil qui s'emballent comme des moteurs, où les flous sont masqués par la vitesse même d'exécution, c'est qu'ils donnent l'impression d'être faits à la main, alors qu'ils le sont à la grue, un peu comme si le crayonnage virevoltant d'un Fragonard était le fait d'une machinerie compliquée." Qu'en est-il aujourd'hui? Si dans le film de Sirk il s'agissait d'aimer et mourir, dans Adieu au langage il s'agit de "dire non et mourir". Dire non à la 3D comme on disait "je t'aime", hier, au Cinémascope. La vitesse d'un film n'est plus proportionnelle à l'intelligence de son auteur. Ce serait plutôt l'inverse. Si Godard y recourt c'est pour mieux la dénoncer. Plus question de "supprimer les défauts de la vitesse en allant encore plus vite", les accentuer au contraire... Et en 3D, ça fait mal aux yeux!

Filmer qu'on ne voit pas.

Continuons. Dans Adieu au langage, Godard cite Monet. Sous la forme d'un aphorisme (évidemment): "ne pas peindre ce qu'on voit, puisqu'on ne voit rien, mais peindre qu'on ne voit pas". Sauf que ce n'est pas Monet qui parle mais Proust, à propos d'une des toiles du peintre (c'est dans Jean Santeuil): "Quand, le soleil perçant déjà, la rivière dort encore dans les songes du brouillard, nous ne la voyons pas plus qu'elle ne se voit elle-même. Ici c'est déjà la rivière, mais là la vue est arrêtée, on ne voit plus rien que le néant, une brume qui empêche qu'on ne voie plus loin. A cet endroit de la toile, peindre ni ce qu'on voit parce qu'on ne voit plus rien, ni ce qu'on ne voit pas puisqu'on ne doit peindre que ce qu'on voit, mais peindre qu'on ne voit pas, que la défaillance de l'œil qui ne peut pas voguer sur le brouillard lui soit infligée sur la toile comme sur la rivière, c'est bien beau." La beauté est moins dans l'aphorisme que dans l'aporie esthétique à laquelle se trouvait confronté Monet, l'aporie (sous toutes ses formes) étant justement au cœur du cinéma de Godard, et ici de façon plus manifeste encore puisqu'en rapport, comme chez Monet, avec la défaillance de l'œil. Ce qui nous conduit à la formule suivante, concernant Godard: "ne pas filmer ce qu'on voit, puisqu'on ne voit rien (surtout en 3D), mais filmer qu'on ne voit pas." Et quoi de plus simple pour montrer qu'on ne voit pas que de défocaliser l'image. Sauf que Godard n'est pas du tout impressionniste. Ce qu'il donne à (ne pas) voir, c'est peut-être "bien beau" quant à l'idée, témoignant de ce qu'il chercherait dans le langage (de la pauvreté), le résultat ne l'est pas spécialement. Et pourtant elle est là cette beauté, je le sais, expliquant ce qui chez moi relève non pas de l'aporie mais du paradoxe: j'aime le film autant que je déteste la 3D. Alors? Faut-il revoir le film en 2D ou voir autrement la 3D de Godard?

Un coup de 3D jamais n'abolira le Godard.

Reprenons. Godard joue avec la 3D. Comme un enfant? Pas si simple (l'ironie est étrangère à l'enfant). Si Godard joue comme un enfant, c'est comme un enfant avec des dés. Autrement dit avec des D, les trois D et pas seulement la 3D. C'est avec l'espace entier que joue Godard. Et alors là, oui peut-être, comme un enfant (cf. le ferry sur le lac arrivant à quai, avec au premier plan, comme découpées aux ciseaux, des bittes d'amarrage semblables à des dents d'hippopotame). La beauté du film excède ainsi la 3D pour embrasser tout l'espace. Si l'enfance y est convoquée (c'est le côté, disons, Arietta de Godard, lequel Arietta jouait, lui, comme un enfant avec une toupie), c'est surtout de l'enfance de l'art dont il faudrait parler, comme toujours chez Godard. L'espace est celui de la peinture autant que du jeu. D'autant que, dans Adieu au langage, Godard cite aussi de Staël (sans aphorisme cette fois, juste un bouquin, au milieu de plein d'autres: Soljenitsyne, Dostoïevski... non décidément "la Russie ne fera jamais partie de l'Europe"), de Staël pour qui l'espace (pictural) était un mur où tous les oiseaux du monde volaient librement, à toutes profondeurs. Exit la 3D, une toile suffit pour la recréer, en faisant jaillir la matière, la lumière, les couleurs, et ainsi l'espace, cette 3D qui d'ailleurs existe déjà, à l'état naturel, à travers la vision binoculaire. De la nature à la métaphore, n'est-ce pas le programme du film? (Au départ c'était de l'espèce humaine à la métaphore, comme le montre le synopsis.) La beauté est bien là, dans cette confrontation avec le visible, plus que dans le jeu avec la 3D. Quand, tel Fragonard et ses "crayons" de couleurs, Godard s'éclate avec sa palette chromatique (à la manière d'un Derain), éclaboussant l'écran de ses couleurs vives, violentes et saturées, comme s'il repeignait le monde.

Abracadabra, Mao Tsé Toung, Che Guevara!

Tout serait donc peinture. La peinture comme totalité. Avec ses paysages, ses figures, ses natures mortes. Ses arbres, ses ciels et ses nus... Moderne et romantique (Mary Shelley — en compagnie de Byron — écrivant Frankenstein au bord du Léman), mais surtout moderne. Abstraite (cf. la citation de Psychose — la séquence de nuit, avec la pluie qui se projette sur le pare-brise, on dirait du Soulages) et figurative (Derain donc), abstraite et figurative (de Staël). Qui fait de Godard le plus grand peintre du cinéma. Qui fait d'Adieu au langage moins un film-testament qu'un grand film conclusif. Où l'on retrouverait tout Godard, surtout le Godard des trente dernières années, esthétiquement les Trente glorieuses pour Godard. Du cinéma sans histoire (ni personnages, le "film" se réduisant de plus en plus à son synopsis et quelques saynètes éparpillées ici et là). Du cinéma sans l'Histoire (de la période gauchiste de Godard, il ne reste rien sinon une formule magique: "Abracadabra, Mao Tsé Toung, Che Guevara!"). Qui fait que du XXe siècle ne subsisteraient que deux grandes inventions: le zéro et l'infini (moins Koestler d'ailleurs que Riemann et ses lignes de zéros, ses nombres premiers, marquant le niveau de la mer, ses "points" comme de la musique — ce que Godard traduit par des "éclats" de musique symphonique —, une vraie 3D pour le coup, proche même de la quatrième dimension)... le zéro et l'infini, donc, ou le sexe et la mort (dixit la femme), car pour le reste, Jacques Ellul avait (presque) tout prévu. Adieu au langage serait ainsi la peinture d'un monde d'avant, d'un paradis peut-être (l'Homme et la Femme comme Adam et Eve), monde d'avant le cinéma, la pensée, le langage, mais pas les mathématiques (puisque notre vie en dépend), la nature réduite à des nombres premiers... Dit comme ça, on pourrait croire le film horriblement pesant, mais non, pas du tout, le film est léger comme une plume. C'est que parallèlement, et de façon de plus en plus prégnante, le film gagne en simplicité, il s'élémentarise... Un chien se détache de l'écran (belle tache fauve dans le décor fauviste), le chien, "seul être sur Terre qui vous aime plus qu'il ne s'aime lui-même" (Darwin citant Buffon), mais pas n'importe quel chien (c'est Roxy, le chien de Godard et Anne-Marie Miéville), le chien comme substitut de l'enfant (vraiment?), en tous les cas qu'on voit batifoler, fureter, se rouler par terre, dormir aussi, métaphore de ce que vise Adieu au langage, le film ramené à sa part la plus instinctive. Qui fait qu'un aboiement se confond finalement avec des cris de bébé, proche en cela de la douleur primitive (le cri du nouveau-né), celle indélébile des premières sensations, quand le réel surgit dans tout son éclat, cette douleur que l'art, à défaut de supprimer, cherche à conjurer. Et là c'est plus que beau, c'est sublime.

Le Livre d'image

L'ivre d'images.

Une image n'est pas forte parce qu'elle est brutale ou fantastique mais parce que l'association des idées est lointaine et juste. 

Pierre Reverdy, cité par Godard dans JLG/JLG

1. La première chose qui frappe dans le Livre d'image, c'est sa ponctuation. Car c'est bien de ponctuation qu'il s'agit. Tous ces noirs au niveau de l'image, ces blancs au niveau du son, et plus encore ces coupes abruptes, disruptives, effectuées le plan à peine lancé, relèvent d'une ponctuation assez nouvelle chez Godard, qui jusque-là privilégiait surtout les montages en "hauteur", faits de superpositions diverses, rendant la ponctuation non pas inutile mais moins visible (ou muette). Là, on les "voit" tous ces signes de ponctuation, signes forts (points, points d'exclamation, points de suspension...), signes faibles (les virgules), parenthèses, guillemets, auxquels il faut ajouter les espaces... C'est pour ça que le film s'appelle le Livre d'image, parce que c'est à lire, lire ce que Godard y a écrit de ses mains, de ses doigts, 5 x 2, sur et sous l'image (c'est comme un palimpseste)... et la ponctuation qui va avec, donnant au film sa respiration autant que sa structure, et par là, peut-être, par bribes, le sens qui s'y cache. D'où l'importance que Godard redonne, trente ans après Grandeur et décadence au texte de Faulkner (extrait de Sépulture sud), démembré puis reconfiguré dans tous les sens, ce qui fait qu'on y entend autre chose. "[...] eux tous, profilés sur le fond du vert luxuriant de l'été et l'embrasement royal de l'automne et la ruine de l'hiver, avant que ne fleurisse à nouveau le printemps, salis maintenant, un peu noircis par le temps et le climat et l'endurance mais toujours sereins, impénétrables, lointains, le regard vide, non comme des sentinelles, non comme s'ils défendaient de leurs énormes et monolithiques poids et masse les vivants contre les morts, mais plutôt les morts contre les vivants; protégeant au contraire les ossements vides et pulvérisés, la poussière inoffensive et sans défense contre l'angoisse et la douleur et l'inhumanité de la race humaine".

2. Le livre, l'image. Chez Godard, le roman, la nouvelle, c'est fini depuis longtemps. Faire des films c'est, avec les images et les sons, composer des poèmes, écrire des partitions. Rimes et contrepoint. Faire des rimes avec des films — rim(ak)es —, qu'ils soient d'hier (films de fiction, surtout les grands classiques et les propres films de Godard, images d'archives) ou d'aujourd'hui (vidéos trouvées sur le Net), que Godard tripatouille, fragmente, parfois en tous petits morceaux, puis organise, en les uniformisant par un même traitement qui sature les couleurs. De sorte que l'image du livre n'est pas qu'une image. Par le montage, qui accorde/désaccorde, elle est aussi l'image qui naît d'une autre image, jaillit de toute parole, de tout écrit, non plus comme représentation mais comme support à la création, cette image-magma que Godard façonne, à pleines mains, pour créer de nouvelles images.

3. L'image, la parole. Et que racontent ces images? A vrai dire, toujours la même chose: le cinéma et le monde, la guerre et les révolutions (Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Petersbourg), la justice et la loi (Montesquieu), le colonialisme (d'Arthur Rimbaud à Albert Cossery en passant par Edward Saïd, dans l'ombre de l'Occident) et l'image (rêvée) de L'Arabie heureuse, celle d'Alexandre Dumas, l'Arabie comme "région centrale", le centre du film... Des cinq doigts de la main, index levé comme Bécassine qui se tait, parce que la vraie condition de l'homme c'est de penser avec ses mains, aux cinq continents, sur lesquels s'étendrait le besoin de contradictions et de résistances... programme godardien par excellence, "même si rien ne devait être comme nous l'avions espéré, cela ne changerait rien à nos espérances..." Complexe, confus, mais peu importe... l'important c'est la façon dont c'est raconté. La voix de Godard est toujours là, voix d'outre-tombe, pour commenter tout ça, citations (plus ou moins modifiées) et textes divers, parfois de longs passages "narratifs" (extraits du livre de Cossery, Une ambition dans le désert), curieusement audibles (on n'était plus habitué), même s'il faut tendre l'oreille... même si Godard ne nous épargne pas les répétitions, les longueurs, monotonie mélancolique (du coup on s'ennuie)... et puis soudain, la voix s'éraille, s'enraye, s'étouffe, ça redevient inintelligible, sauf que là, c'est la vraie voix de la vieillesse qu'on entend, conférant au film un plus d'émotion totalement inattendu, dont l'écho se trouve dans le tout dernier plan, emprunté au Plaisir d'Ophuls: la danse du "Masque", ce vieil homme au visage dissimulé sous un masque, dansant avec entrain avant de s'effondrer sur la piste.

4. Reste le plus beau du film, la troisième partie, introduite par les vers de Rilke ("Ces fleurs entre les rails, dans le vent confus des voyages"), dix minutes sublimes, coincées entre L'Espoir de Malraux ("Transformer notre apocalypse en armée ou crever, c'est tout") et la scène de fraternisation, entre la troupe et les femmes de la Commune... Le train, motif idéal pour faire communiquer le cinéma et son siècle, sachant que "la seule chose qui survive à une époque c'est la forme d'art qu'elle s'est créée, et qu'aucune activité ne deviendra art avant que son époque ne soit terminée" (repris d'Hollis Frampton et déjà entendu dans Histoire(s) du cinéma auquel d'ailleurs le Livre d'image, par sa structure, fait penser)..., de Lumière au ciné-train de Medvedkine, de Tourneur (Berlin Express), l'énumération des compartiments, à Ophuls (le Plaisir, déjà), Gabin accompagnant en courant le départ du train où se trouve Danielle Darrieux, en passant par Angelopoulos (les deux enfants de Paysage dans le brouillard), Keaton (le Mécano de la "General"), Tourine (Turksib) ou encore les frères Eames (Toccata for Toy Trains, écho à Routine Pleasures de Gorin?)... Le train, lieu rêvé pour rêver — c'est le rôle du dormeur (Orphée de Cocteau) —, rêver par exemple aux films de Barnet, parfait aussi pour lire les grands auteurs (Dostoïevski, Baudelaire). Et ce rythme, si particulier, qui s'accorde si bien à la musique (Schnittke, Arvo Pärt). Dix minutes dont la beauté me rappelle dix autres minutes, le segment Dans le noir du temps pour Ten Minutes Older, un des plus beaux Godard.

11 commentaires:

  1. P... Buster, c'est quoi ça ?

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  2. Danièle Dubroux7 mai 2021 à 08:05

    Buster, vous aviez dit que vous parleriez des nouveaux Cahiers mais pas avant un an. C'était il y a un an.

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    1. Bah oui mais j'en ai plus envie, si tant est que j'en aie eu l'envie... dans 10 ans peut-être...

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    2. Danièle Dubroux8 mai 2021 à 07:55

      Dommage. On ne connaîtra jamais les raisons de ce désamour ?

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    3. A propos, Danièle, est-ce qu'on verra bientôt un nouveau film de vous ?

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  3. si j'ai bien compris, y a rien à comprendre

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  4. Est-il vrai que "Godard c'est 25% de génie et 75% d'enfumage" (Chacha) ?

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    1. Du génie et de l'enfumage, oui c'est sûr, après on peut discuter de la proportion...

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    2. Jacques Lourcelles9 mai 2021 à 00:22

      Godard c'est 100% d'enfumage !

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    3. Alain Bergala9 mai 2021 à 11:55

      Faux ! C'est 100% de génie !

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  5. Juanito Brancito7 mai 2021 à 13:57

    En tout cas JLG fait réagir !

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