vendredi 14 octobre 2022

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Jean-Luc Godard photographe
dans La Sonate à Kreutzer d'Eric Rohmer (1956).

La sonate à Rohmer.

Jean-Luc Godard, 2010.
Musique: Beethoven, "Sonate n°9 pour piano et violon" (A Kreutzer).

C'ETAIT QUAND
NON
IL Y AVAIT QUOI
OUI

LA FILLE DU CAPITAINE
— Vous vous souvenez du nom du café? C'était quand? non
L'HELICE ET L'IDEE
— Quoi? Employez le verbe avoir, ça reviendra... Il y avait le Royal Saint-Germain
LA TERRE DU MIRACLE
— Le CCQL, Frédéric Froeschel, non... Anthony Barrier, non
REDECOUVRIR L'AMERIQUE
— Parvulesco, non
NAISSANCE DE LA MUSIQUE
— Les Esclaves du désir au Cluny, oui ça se peut
LE MEILLEUR DES MONDES
— ... chez la comtesse, boulevard Saint-Germain, non (...) avec la vache dans la salle de bains, non
ARCHITECTURE D'APOCALYPSE
— On allait taper Kaplan pour la Gazette, oui
LE CELLULOID ET LE MARBRE
— La Sonate à Kreutzer, non... mais les Bérénice, oui
DE LA METAPHORE
— Et ce déjeuner à Tulle, les deux dans la salle à manger, et la mère qui mange dans la cuisine, hein
VERTU CARDINALE DU CINEMASCOPE
— Et après, place Monge, la femme qui mange dans la cuisine, les deux amis dans la salle à manger, oui
LE BANDIT PHILOSOPHE
— Et Adamov, un homme profond, non
A QUI LA FAUTE
— Alors Les Petites Filles modèles, Josette Sinclair, Guy de Ray, Joseph Kéké, non
LES CHOSES TELLES QU'ELLES SONT
— On montait au cinquième de... au cinquième de l'hôtel de...
LA ROBE BLEUE D'HARRIET
— Mais quand? Mais quel nom cet hôtel?
VANITE QUE LA PEINTURE
— Canguilhem passait devant, quand il sortait de la Sorbonne et allait vers les Grands Hommes
GENIE DU CHRISTIANISME
— Non, c'est quand il descendait à... à droite de la Sorbonne
CINEMA, ART DE L'ESPACE
— Et qu'il tombait sur la Préfecture de Police en remontant à gauche...
LA ROSERAIE
— Il y avait les premiers tourne-disques Teppaz chez Raoul Vidal... Il y avait...

MAURICE SCHERER (inscrit en surimpression sur une photo de Rohmer âgé, la voix de Godard entièrement couverte par la musique) 
— ... aux Noctambules, Henri Pichette, Gérard Philipe, l'homme à la fleur à la bouche, Jean Gruault, Jacques Mauclair, "Libérez Henri Martin"... non, non
Ah, ça y est, je sais, j'ai retrouvé... Il s'appelait "le Vieux Navire", ce café. Non, ce café c'était... le Old Navy... Oui, avec les deux sœurs Ramacciotti

LE VISAGE DE GODARD (via sa webcam, l'image est anamorphosée) 
— Oui, avec les deux sœurs Ramacciotti, oui
Ah, c'est ce qu'on a eu de meilleur, dit Frédéric. Oui, c'est ce qu'on a eu de meilleur, dit Deslauriers.

Bonus: le beau texte de Philippe Fauvel dans les Cahiers du cinéma:

En un seul carton, Godard choisit l'espace contre le temps: "C'ETAIT QUAND / NON / IL Y AVAIT QUOI / OUI". Commence la recherche d'un lieu, Godard essayant de mettre des mots et un nom sur un souvenir enfoui depuis soixante ans. De sa voix d'outre-tombe, il énumère des noms de rues, de personnes. Cette quête bouleversante de trois minutes et des poussières (le temps d'un "Adagio sostenuto" interprété par Kempff et Menuhin) constitue le film projeté lors de l'hommage rendu à Eric Rohmer à la Cinémathèque française en février 2010, un mois après sa disparition. Godard y tire un trait d'union entre l'œuvre écrite (les titres d'articles de Rohmer cités dans les cartons) et le visage d'un homme (une photo du cinéaste) en autant de points de suspension et d'interrogation, scandés de "oui" et de "non", rythmés par les humeurs de La Sonate à Kreutzer de Beethoven qui couvre parfois sa voix chevrotante.
Cette musique renvoie au court métrage éponyme de 1956 signé Rohmer d'après le récit de Tolstoï, où sont réunis quelques critiques des Cahiers de l'époque: Bazin, Truffaut, Chabrol, Bitsch et, plus longuement, Godard, tel qu'en lui-même. Il joue le complice du narrateur (incarné par Rohmer), le journaliste qui dessine un cercle, un triangle, un carré sur une page blanche en guise de test pour une enquête sur la jeunesse, celui qui observe quelques 33 tours qui traînent et lui présente les membres d'un rédaction. Quand il apparaît, la voix de Rohmer précise: "J'ai toujours aimé à m'entourer d'amis très différents de moi." Définition qui correspond tant à celui qu'il accueille dans sa chambre rue Victor Cousin et fait écrire dans l'éphémère Gazette du cinéma que dirige Rohmer en 1950, à celui qui consacre un article à l'Inconnu du Nord-Express (Cahiers n°10) dans la droite ligne de l'"école Schérer", ou qui, assistant au tournage des Petites Filles modèles en 1952, pique une machine à écrire pour mieux rédiger un article sur ce premier long métrage (inachevé) du "grand Momo".
Ils se partagent aussi les "nouvelles cinématographiques" de la série "Charlotte et Véronique", qui aurait dû comporter entre douze et dix-sept épisodes dont seuls trois ont été tournés: Tous les garçons s'appellent Patrick (1957), écrit par Rohmer, réalisé par Godard; Véronique et son cancre (1958), écrit et réalisé par Rohmer; Charlotte et son jules, écrit et réalisé par Godard. S'ajoute un quatrième en 1961, lorsque Rohmer termine Présentation, tourné en 1952 avec Godard comme acteur, qu'il rebaptise Charlotte et son steak pour l'inclure dans la série. Mais Godard est déjà ailleurs. A la lecture du projet d'A bout de souffle, Rohmer lui aurait dit qu'il n'y avait pas d'histoire, pas de personnages, rien à sauver. Godard lui jeta ses pages au visage. En 1977, Françoise Etchegaray est chargée de lui transmettre le désir de Rohmer de revoir "l'ancien camarade" afin de "renouer le fil cassé de leur histoire". Réponse cinglante de Rohmer: "Je n'ai rien à dire à un cinéaste bourgeois." La réconciliation attendra. Dans l'hommage de 2010, leur amitié est renvoyée à leur jeunesse des années 50. "Resplendissant de jeunesse et de grandeur": ce sont les mots que Godard adresse à Rohmer pour dire le bien qu'il pense du Rayon vert et de Marie Rivière, lettre envoyée pour renouer après une longue distance politique, géographique et cinématographique. De retour à Paris en 1990, Godard installe ses bureaux au quatrième étage du 26 avenue Pierre 1er de Serbie, au-dessus de ceux de Rohmer.
L'un a révolutionné son cinéma (et le cinéma en général) une ou deux fois par décennie, tandis que l'autre peaufinait une seule œuvre, pleine, claire, obstinée, sur un demi-siècle. Rohmer affirmait en 2009: "Il y a un cinéaste très différent de moi, mais qui est mon ami depuis que je fais du cinéma: il est arrivé à des choses auxquelles je n'arrive pas. [...] Il filme une tasse de café où l'on met un morceau de sucre; il en naît là aussi une beauté cosmique..." Passage magnifique du cinéma de Godard que cette séquence de Deux ou trois choses que je sais d'elle où il susurre: "Puisque je ne peux pas m'arracher à l'objectivité qui m'écrase, ni à la subjectivité qui m'exile, puisqu'il ne m'est pas permis ni de m'élever jusqu'à l'Etre ni de tomber dans le Néant, il faut que j'écoute, il faut que je regarde autour de moi plus que jamais le monde, mon semblable, mon frère." Godard regardant constamment autour de lui, quand Rohmer regardait droit devant lui. Deux regards si distincts mais qui se sont croisés. Godard, avec Flaubert: "Ah, c'est ce qu'on a eu de meilleur, dit Frédéric. Oui, c'est ce qu'on a eu de meilleur, dit Deslauriers." (Philippe Fauvel, "Le rayon Rohmer", Cahiers du cinéma n°791, octobre 2022)

2 commentaires:

  1. Vous avez lu les autres textes ? On se demande comment les Cahiers ont pu monter en si peu de temps -une dizaine de jours ?un ensemble de 100 pages sur Godard

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