mercredi 31 mai 2023

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Anatomie d'une chute de Justine Triet (2023).

Triet c'est gagné?

Ça y est, Cannes c'est passé. Pas encore vu (évidemment, cf. infra) Anatomie d'une chute, la Palme d'or dont j'espère qu'elle viendra corriger l'impression plutôt négative que j'ai pour l'instant du cinéma de Justine Triet, n'ayant pas été convaincu par ses films précédents, qu'il s'agisse de la Bataille de Solférino, trop hystérique à mon goût, malgré Lætitia Dosch, la belle Suisse, une actrice que j'adore, et les deux "Zefira-films" que sont Victoria et Sibyl, des films très surestimés à mes yeux, malgré Virginie Efira, la jolie Belge, qui "crève l'écran" comme on dit, pas emballé par la veine soi-disant "hawksienne" du premier (encore que la partie "procès" du film, avec le dalmatien et le chimpanzé — un procès, déjà, chez Triet —, était assez réussie, une séquence qui, cela dit, m'évoquait davantage "le Tribunal des flagrants délires" que les comédies de Hawks), et pas emballé non plus, encore moins même, par l'expérience prétendument "rossellino-strombolienne" du second, ce qui me faisait écrire à l'époque (peut-être trop méchamment):

"Ce qui se déroule devant nos yeux, et qu’il faut bien qualifier d’exceptionnel, seul le cinéma le permet: assister au dévoilement des puissances infinies d’une actrice." (Cahiers du cinéma). Bah voilà, Sibyl c'est ça: un film de groupie pour groupies. Rien d'autre. Un film où l'autrice ne fait que sur-écrire ses scènes (et les empiler) pour mieux mettre en valeur son actrice (et du coup faire se pâmer le critique), un film où l'on prétend célébrer on ne sait quelle revanche de la fiction sur la réalité, et qui sonne faux du début à la fin. Parce que ce n'est pas le personnage qui doit servir l'actrice, mais l'inverse (cf. Ingrid Bergman bien sûr, mais aussi Gena Rowlands, magnifiant son personnage sous le regard lui-même amoureux de Cassavetes, ou encore Joanne Woodward, les exemples ne manquent pas...), de sorte qu'on n'ait pas comme ici une succession de numéros, sous prétexte que Virginie Efira peut tout jouer et qu'on va donc lui faire tout jouer: la psy à côté de la plaque, l'écrivaine en mal d'inspiration, la mère absente, la femme et son désir, la coach pour acteurs (n'importe quoi), etc., où se greffent souvenirs et fantasmes, bref un truc tellement pesant au niveau du scénario (vaguement égayé par une scène de sexe bien torride, ça aussi Efira sait le faire — mais si vous n'êtes pas branché "cul" elle peut à la place vous chanter une chanson)... que la vaporette, qui accompagne le personnage tout au long du film, et les anxiolytiques, que lui prescrit l'ami psychiatre, finissent par ne plus faire effet... et qu'il n'y a plus dès lors qu'à replonger dans l'alcool (parce que, last but not least, c'est aussi une ancienne alcoolique et qu'elle participe, évidemment, à des réunions d'AA)... Heureusement un autre personnage arrive à ressortir de cette horrible plâtrée, pas celui joué par Adèle E., qui rappelle un peu trop l'Adèle chialeuse, larmoyant de partout, du film de Kechiche, mais celui, plus périphérique, que compose Sandra Hüller, dans le rôle de la réalisatrice, et dont la présence donne un peu de consistance au film. Sinon Stromboli, c'est très beau, mais ça on le savait déjà.

Bref, je n'avais pas aimé, c'est le moins qu'on puisse dire. Et donc maintenant Anatomie d'une chute qui révélerait une autre Triet, si j'en crois mes petits camarades, ceux qui n'étaient pas non plus de fervents admirateurs de la réalisatrice mais qui là ont été littéralement bluffés par son film (impression "cannoise" à confirmer toutefois, disent-ils, par une seconde vision, extra-festivalière). Un film sans Efira cette fois, sans Zephyra, moins décoiffant pour le coup (hum), surtout moins protéiforme — Sibyl préfigurait d'une certaine manière la suite de la carrière de l'actrice, engagée depuis dans des rôles "caméléons", à visages multiples: Madeleine Collins, Don Juan, l'Amour et les forêts... —, visant au contraire, au niveau de l'écriture, à quelque chose de plus fluide, de plus limpide — qui a dit "premingerien"? —, avec une Sandra Hüller à l'unisson (je répète ce qu'on m'a dit), c'est-à-dire d'une "clarté parfaite dans l'ambiguïté"... Alors oui, si c'est ça, on pourra dire que le cinéma de Triet a franchi un palier, voire, qui sait, qu'avec ce film il atteint des sommets. La réponse, en ce qui me concerne, dans trois mois...

Post-scriptum.

Le vrai scandale de Cannes cette année, ce ne sont évidemment pas les propos de Justine Triet lors de la remise de sa Palme d'or, ni les réactions que ces propos ont suscité, d'un côté (Justine étrillée par la droite) comme de l'autre (Justine dit juste, dit la gauche), dans la sphère politico-médiatique (bref, Justine ou les infortunes du succès). Il n'est pas plus dans le film de Jonathan Glazer, The Zone of Interest, lauréat du Grand Prix mais aussi du Prix FIPRESCI, autrement dit célébré à la fois par le jury et par la critique, validant ainsi, en chœur, les choix esthético-éthiques du cinéaste. Non, le vrai scandale est dans le fait que pour le spectateur lambda (j'en suis un), celui qui voit les films en salles et non lors de festivals ou de séances spéciales, un seul film de Cannes (pire: aucun si on se limite à la compétition!) est sorti parallèlement à sa présentation cannoise, en l'occurrence celui qui traditionnellement fait l'ouverture, cette année Jeanne du Barry de Maïwenn (après Coupez! d'Hazanavicius l'an dernier, on est vraiment dans l'amuse-gueule), alors que d'habitude quatre ou cinq films de la sélection sortaient en même temps (ou presque) que le Festival. Là, peau de balle... Jeanne du Barry et c'est tout... pour le reste, circulez, y'a (plus) rien à voir... ah si, l'Amour et les forêts de Donzelli... mais après, il faudra attendre un mois pour découvrir Asteroid City de Wes Anderson et Vers un avenir radieux de Moretti. Comme si le spectateur de salles devait dorénavant se contenter de l'apéro, invité pour l'ouverture, et son côté grand public, mais prié ensuite de rester chez lui, le temps du Festival, qu'il pourra suivre s'il le veut, à l'écart, via les médias, à écouter les commentaires débiles des journalistes. Les quelques films qu'on lui offrait les années précédentes, non pas en pâture (quoique), mais pour qu'il soit (un peu) de la fête, c'est fini.

Bonus:

Aki Kaurismäki, Victor Erice, Pedro Costa et Manoel de Oliveira (du moins son ghost) ont fait l'actualité durant cette quinzaine avec respectivement les Feuilles mortes (en compétition officielle), Fermer les yeux (à Cannes Première), As Filhas do Fogo (en séances spéciales, un court qui a précédé le Film annonce du film qui n'existera jamais: "Drôles de guerres" de Godard) et Val Abraham qui fêtait ses 30 ans à la Quinzaine des réalisateurs (devenue Quinzaine des cinéastes) et dont le film a servi d'affiche à l'édition 2023. Ces quatre cinéastes ont un autre point commun: Centro histórico, un film de commande réalisé en 2012 dans le cadre de “Guimarães 2012, Capitale européenne de la Culture”. On peut le voir en intégralité sur Internet Archive. "O Tasqueiro", le segment réalisé par Kaurismäki, est un petit bijou.

mardi 30 mai 2023

Les mondes de Jacques Tourneur


Canyon Passage de Jacques Tourneur (1946).

Il y a presque vingt ans, suite à la rétrospective organisée par la Cinémathèque, j'écrivais mon premier texte sur Jacques Tourneur. C'était dans feu La lettre du cinéma. Le voici:

Plaisirs impromptus.

L'a-t-on remarqué? Dans le superbe collector DVD des Editions Montparnasse, regroupant les trois films "fantastiques" de Jacques Tourneur produits par Val Lewton (Cat People, I Walked with a Zombie, The Leopard Man), la photographie qui orne la tranche du coffret n’est pas celle du cinéaste, comme on serait en droit de l’attendre, mais celle de son père, Maurice [ndr: l'erreur a été corrigée lors de la réédition du coffret]. Confusion pour le moins étonnante dans la mesure où non seulement le père ne ressemble pas au fils, mais surtout que les films du second ont depuis longtemps effacé, dans la mémoire cinéphile, ceux du premier. Comme si, au-delà de la simple renommée artistique, l’ombre du père continuait de planer sur l’œuvre du fils. Que vient donc trahir ce "lapsus photographique"? Plus que l’omniprésence du père, c’est peut-être la discrétion du fils qu’il faut voir dans cet effacement de son image, ce que d’aucuns interpréteront aussi comme une manifestation de sa croyance aux fantômes (étant entendu que les fantômes, on le sait, n’impressionnent pas la pellicule). Mais encore: n’est-ce pas l’essence même du cinéma de Jacques Tourneur qui nous est ainsi accidentellement (?) révélée par le biais d’une photo erronée, cette façon inimitable de troubler le spectateur en faisant surgir l’inattendu? Car c’est bien de cela qu’il s’agit chez Jacques Tourneur: faire jaillir l’imprévu, à tout moment et sous toutes ses formes. Qu’en est-il alors de ce fameux secret qui alimente tant les exégèses? S’il existe un mystère Tourneur, il existe aussi un "mythe", celui véhiculé par tout ce qu’on a pu dire justement sur ce mystère. La récente rétrospective, organisée par le Centre Pompidou (décembre 2003 — janvier 2004), en permettant à de nombreux cinéphiles, jeunes et moins jeunes, de découvrir des films qu’ils n’avaient fait jusqu’à présent que rêver, fut sur ce point des plus instructives et, en ce qui me concerne, l’objet d’un étonnement d’autant plus profond que rien ne le laissait présager (le présent texte est né de cet étonnement): beaucoup des films découverts ne répondaient pas à l’image attendue d’un Jacques Tourneur grand prêtre de l’invisible. Ce n’est pas que la vision de ces films ait véritablement modifié mon approche de l’œuvre mais, disons, qu’elle a révélé de façon assez violente l’écart qui peut exister entre ce que l’on sait généralement d’une œuvre, à travers les textes — même les plus brillants (ainsi ceux de Lourcelles, Biette, ou encore Skorecki: cf. infra) — qui lui ont été consacrés, et l’œuvre proprement dite, à l’instant de sa découverte, écart d’autant plus troublant que s’y trouve reproduit au niveau de la connaissance de l’œuvre, ce qu’on éprouve déjà lors de la vision de chacun de ses films, entre ce que l’on s’attend à voir et ce que l’on perçoit réellement.

Des visions enrichies de l’œuvre il ressort alors ceci: l’essentiel chez Tourneur est moins ce que l’on ne voit pas que ce que l’on discerne, malgré tout; moins dans le non vu, cet art de l’invisible auquel on assimile un peu trop facilement son œuvre, que dans le perçu, ces images fulgurantes dont l’apparition, au détour d’un plan, vient littéralement vous assaillir. Si le cinéma de Tourneur a été défini comme un cinéma en creux, c’est en référence, bien sûr, au travail effectué par le cinéaste à l’intérieur du genre, mais c’est aussi parce que son œuvre, en refusant l’univocité des choses, est appelée à se remplir de tout ce qu’elle convoque de l’imaginaire. Or ce pouvoir d’évocation touche autant la part "obscure" de l’œuvre que sa part "lumineuse": ce qui reste en surface, parfaitement visible, parfois si évident qu’on ne s’y arrête même plus. Un exemple? La scène est connue: derrière une porte, une jeune fille, poursuivie par un fauve en pleine nuit, hurle à sa mère de lui ouvrir. En vain. Un filet de sang apparaît sous la porte. De l’attaque nous n’avons rien vu, bien sûr, puisque nous sommes dans un film de Tourneur, en l’occurrence The Leopard Man, le dernier de la trilogie lewtonienne. Pourtant quelque chose nous saisit qui dépasse l’horreur de la situation. Pourquoi la simple vue d’une coulée de sang au bas d’une porte provoque-t-elle en nous un tel malaise? Certes, le plan s’inscrit dans la continuité dramatique de la scène — et à ce titre ne peut que susciter l’effroi — mais il semble aussi, paradoxalement, s’en détacher. Le malaise naît de ce décalage. Au-delà de l’horreur, attendue, autre chose se dégage, inattendu, en rupture avec la violence de la scène: du sang s’écoule, ténu, à l’intérieur d’une maison. L’impression de malaise vient de cette image insolite qui correspond à ce qu’on appelle une aberration, c’est-à-dire à la fois une altération de la réalité (le sang n’a aucune raison de s’écouler de la sorte — il devrait plutôt se répandre en tache d’huile) et un trouble du jugement (a-t-on déjà vu du sang entrer ainsi, comme par effraction, dans une maison?). Autant dire que si la scène provoque une si forte émotion, ce n’est pas parce que l’horreur n’y est pas montrée (ce qui se passe derrière la porte, on ne le devine que trop bien), voire simplement suggérée, mais parce qu’à la place quelque chose a surgi, là, sous nos yeux. Ce qui saigne n’est plus seulement le corps d’une pauvre fille terrorisée par le noir, c’est la nuit elle-même s’infiltrant, sous la forme d’une petite veine noirâtre, dans un carré de lumière; ce n’est plus uniquement la chair meurtrie d’une innocente, c’est le mal lui-même pénétrant, sous la forme d’une simple déchirure, à l’intérieur d’un espace. L’invisible sert aussi (et surtout) à mieux révéler les puissances du visible. Un art du surgissement qui chez Tourneur n’est pas que visuel: voir (et aussi écouter), dans I Walked with a Zombie, la fameuse séquence où l’héroïne et la femme-zombie traversent un champ de cannes à sucre pour rejoindre le houmfort. Il y a ce mouchoir blanc égaré dans la nuit et dont l’apparition soudaine semble inverser les images habituelles de la peur. Ce n’est plus l’obscurité diffuse de la nuit qui nous inquiète mais la simple vision d’une petite tache blanche. Et puis il y a ce bruit insolite, sorte de vibration métallique, qui vient se surajouter brusquement, tel un glissando, au fond sonore que composent déjà le bruit du vent, le crissement des tiges sous les pas des personnages et, à mesure que l’on se rapproche du lieu de la cérémonie, le chant vaudou rythmé par les tambours. Le bruit est impossible à identifier (il est hors-champ) et ce n’est qu’au plan suivant (mais pas un de plus car le suspense ne dure jamais longtemps chez Tourneur) que sa source nous est révélée sous la forme d’une petite calebasse trouée, suspendue à une branche, et résonnant sous l’effet du vent. Là encore, ce n’est pas le silence de la nuit, ni la stridence d’un cri, qui nous alarme mais simplement le trémolo d’un petit objet.

Ces deux exemples appartiennent aux premiers films fantastiques de Tourneur, ceux qui lui ont assuré — avec son film noir Out of the Past — sa réputation de maître des ombres. Ils jouent un rôle "euphémisant" qui est propre au genre fantastique et font naître, par cette neutralisation des contraires, un sentiment de douce violence. Pour autant, ils ne sauraient résumer l’ensemble de l’œuvre. Chez Tourneur, les émotions sont d’autant plus variées que les formes ne sont jamais les mêmes. Certes, l’impression d’étrangeté (le mouvement d’un train, dans Berlin Express, révélant que l’image du coupable perçue à travers la vitre n’était en fait que son reflet; le battement d’une portière de voiture sur le site de Stonehenge, dans Night of the Demon, la main surgissant sur la rampe d'escalier dans le même film, créant une atmosphère menaçante...) représente, avec la réaction de fascination (une robe jaune — en fait un déshabillé — éclairant la jungle où s’aventurent les "révoltés de la Claire-Louise" / Appointment in Honduras), l’affect dominant chez Tourneur, mais à bien y regarder c’est toute la gamme de l’émotif qui se trouve déclinée dans son œuvre, et ce jusqu’aux sensations les plus violentes (ainsi l’effet de sidération produit dans Wichita par la mort de l’enfant, atteint en plein cœur par une balle perdue). A cet égard, je ne peux résister au plaisir de citer deux autres types d’émotion tant l’envie est grande de décrire les scènes qui les génèrent (au point que l’on peut se demander si la meilleure façon de parler de Tourneur ne passe pas par l’énumération — jeu éminemment cinéphile — de toutes ces scènes, plus géniales les unes que les autres, qui jalonnent ses films): 1) l’ahurissement, différent de la fascination par le côté "scandaleux" qu’il sous-entend, comme dans le générique d’Experiment Perilous, une terre sauvage tapissée de fleurs (des marguerites? écho au personnage incarné par Hedy Lamarr), s’animant sous l’action du vent, puis s’assombrissant sous l’effet des nuages et de l'orage, avant de disparaître, comme irradié par l’éclair, pour laisser place à ce plan hallucinant, qui ouvre véritablement le film, d’un train longeant la nuit le flanc d’une colline sur des rails gorgés d’eau (anticipation du finale, où l’on découvrira, dans une maison en feu, des aquariums géants exploser et se répandre au milieu des flammes). L’emboîtement des deux plans est ici d’autant plus ahurissant qu’il survient à l’entrée du film, surgissant non plus de l’invisible mais littéralement du néant; 2) l’enjouement — car la bonne humeur n’est pas étrangère, loin de là, au cinéma de Tourneur —, quand l’élément "irruptif" ne fait qu’ajouter une petite touche badine à la scène qui le contient. Ainsi dans Circle of Danger, lorsque le couple se promène sur la lande et se retrouve au bord d’un lac baigné de silence. Le blanc sonore qui accompagne momentanément la scène suggère évidemment la naissance de l’amour. Mais l’éternuement de la fille, allergique au brin de bruyère que l’homme arbore à sa boutonnière, ne vient-il pas, en rompant brutalement cette pause romantique, évoquer de manière autrement plus inventive l’émoi amoureux du personnage?

Chez Tourneur, certaines ellipses apparaissent si incongrues — on parlerait volontiers d’éclipses — qu’il est impossible de savoir s’il s’agit d’authentiques "ruptures", visant à briser le rythme du film, ou de la simple volonté, un peu maladroite, de supprimer tout ce qui ralentit l’action. Je ne pense pas ici à cette façon, tout aussi caractéristique chez lui, de camper l’action en deux ou trois plans mais à ce que l’on pourrait appeler des "accrocs" dans la mise en scène, lorsque la fin d’une scène semble brutalement manquer (conséquence d’une coupe abrupte) ou que le raccord entre deux plans devient soudainement perceptible (comme si un plan intermédiaire avait disparu dans la collure), autant de micro-événements, trop discrets pour rompre la continuité du récit mais suffisamment marqués pour créer un vrai sentiment d’incertitude. Ce sentiment, on le retrouve partout chez Tourneur, comme à l’état naturel, jusque dans sa manière de conduire le récit. Non pas dans les incohérences du scénario, comme celles qui émaillent Out of the Past — ce qui faisait dire à Robert Mitchum que des pages du script avaient dû s’égarer lorsqu’on l’avait passé à la photocopieuse — car c’est le propre des films noirs que de cultiver de telles incohérences (et sur ce plan, Out of the Past n’est pas plus incohérent que The Big Sleep), mais dans ce relâchement narratif qui fait le charme des films de Tourneur, même les moins personnels; dans cette nébulosité, un peu cotonneuse, du point de vue qui empêche souvent de s’identifier totalement au personnage. Ainsi qui parle dans I Walked with a Zombie? D’où vient cette fameuse voix off? Si, au début, c’est bien l’infirmière qui nous raconte l’histoire, la narration semble, par la suite, glisser de la première à la troisième personne, passant insensiblement du "je" romanesque — l’infirmière — au "il" documentaire — le chanteur de calypso ou le zombi noir — pour finalement se perdre dans une sorte de "on" métaphysique où plus personne ne sait vraiment qui parle. Une incertitude, quant à l’instance narratrice, qui finit par bouleverser le temps du récit, comme si la narration était initialement conduite au passé (temps de l’évocation) par l’héroïne, puis au présent (temps de la relation) par un personnage extérieur à l’action, enfin projetée dans un temps "non historique" (temps de l’invocation) où le locuteur semble dialoguer avec les dieux (dans le plan final, la haute stature du zombi noir, se profilant au-dessus des vagues, dégage une telle profondeur d’âme que le film rejoint en intensité des œuvres aussi puissantes que Tabou de Murnau ou le Fleuve de Renoir, œuvres marquées elles aussi par le choc des cultures et l’humanisme de leurs auteurs).

On dit généralement que l’artiste est le moins bien placé pour parler de son œuvre. Soit il s’en éloigne par de savantes digressions, parfois éblouissantes, soit il la banalise par un discours de circonstance, agrémenté d’anecdotes plus ou moins savoureuses. Ce que dit Tourneur de ses films relève manifestement de la seconde catégorie. Reste que l’ingénuité de ses propos n’est pas sans faire écho à l’espèce de candeur que dégagent ses films. Il existe une incontestable innocence dans le regard de Tourneur, celle de la voyure enfantine — à ne pas confondre avec le point de vue du petit garçon dans Stars in My Crown —, où se mêlent à proportions variables (tout dépend du genre abordé) la peur du noir, l’expérience angoissante de la disparition (et surtout de l'apparition), la croyance en toutes choses et le don d’émerveillement. Peur, angoisse, croyance, émerveillement: des mots qui résonnent chez Tourneur comme un code d’accès, permettant d’entrer dans son œuvre et d’en saisir les infinies subtilités. De sorte que la modernité n’apparaît jamais frontalement. C’est toujours de biais qu’elle vient nous interpeller par la seule grâce de la chose artiste, quand le spectateur ressent subitement, à travers la fulgurance d’un plan, toute la force émotionnelle du geste créateur, soit: la rencontre de l’artiste et de ses formes. Si Jacques Tourneur partage avec la modernité ce même goût de l’événement, il le partage presque malgré lui et c’est cette "inconscience" qui, d’un autre côté, le préserve de tout maniérisme. Ce qui frappe ainsi dans ses films, c’est qu’on n’y perçoit jamais le procédé: tout semble guidé par l’émotion des premières impressions. Comme si le film n’était qu’une suite de "premières fois". Peu importe alors qu’il s’agisse d’un grand ou d’un petit film, qu’il ait bénéficié de moyens conséquents ou qu’il n’ait, au contraire, disposé d’aucun: la chose artiste reste la même. C’est pourquoi il ne saurait y avoir de films majeurs ou mineurs chez Tourneur — qui se disait lui-même "un cinéaste moyen" — mais simplement des films, des films dont la simplicité représente, à l’égard de la modernité, une véritable "leçon de choses"... (La lettre du cinéma n°28, automne 2004)


A venir: Les ciels de Tourneur (sur les westerns en couleur de Jacques Tourneur).

Sinon un texte de Louis Skorecki:

Tourneur n’existe pas.

Au moment de sa splendeur (c’est-à-dire, pour lui, quand il tournait à Hollywood et, pour nous, quand nous le découvrions, éblouis, au début des années soixante, dans des cinémas de quartier pourris, et sous forme de V.F. au moins aussi pourries), il était déjà ailleurs. Ailleurs: inconscient de sa propre importance, étourdi de cinéma mais trop éperdu d’admiration pour un modèle par essence hors d’atteinte (son père, Maurice, cinéaste prestigieux que Jacques, toute sa vie, sera persuadé de ne jamais pouvoir égaler) et surtout éloigné de ses collègues, les artisans de série B les plus doués (Ulmer, Dwan, Heisler, Ludwig), par une sorte d’orgueil de dernière minute qui lui a toujours permis, quand même, de savoir qu’au bout du compte le génie, c’était lui.
(...) Jacques Tourneur: "J’ai remarqué que, dans la plupart des films, les acteurs ont tendance à crier. Le même dialogue, dit moitié plus bas, est mieux retenu, il a plus d’intensité. En dehors de cela, le son lui-même est très important, et je n’aime pas mélanger les sons. Je suis toujours de très près la synchronisation et le montage sonore de mes films. Je prends parfois de grandes libertés. Si quelqu’un est en train de parler, qu’il se lève et qu’il commence à marcher, je coupe tout le son et on n’entend pas le bruit des pas. Si un malfaiteur entre dans une maison et doit monter un escalier, je sais qu’après mon départ, les techniciens vont conserver tous les sons, l’escalier, la porte, les pas. C’est pourquoi je fais mon propre doublage de son sur le plateau. Aussitôt que l’acteur a fini de parler ou d’ouvrir la porte, je coupe le son et il y a un silence complet pendant qu’il monte et qu’il traverse la pièce. Ainsi je sais pertinemment que lorsque le film sera terminé et que je ne serai plus là, les techniciens ne feront pas de bêtises au doublage. Il m’arrive souvent de faire la chose suivante: je laisse un acteur jouer d’abord la scène comme il l’entend. Puis je lui dis: C’est très bien. Refaites exactement la même chose, mais parlez deux fois moins fort. On me reproche souvent que, de cette façon-là, mes scènes deviennent un peu ternes, un peu grises. C’est peut-être juste, mais je trouve que cela leur ajoute quand même un élément de vérité".
Tout est dit. Quel autre cinéaste hollywoodien (à part peut-être John Ford, qui se méfiait tellement des monteurs qu’il évitait de tourner un mètre de pellicule de trop, qui aurait pu servir à bricoler une autre version derrière son dos), quel autre cinéaste a, ainsi, mis au point un système hollywoodien bis — tout en le préservant par avance des altérations que le Hollywood n°un déciderait à coup sûr de lui faire subir? Aucun. Il n’y a personne d’autre.
Le plus miraculeux, c’est que l’œuvre de Jacques Tourneur est restée jusqu’à aujourd’hui exactement conforme à ce qu’il en dit. Revoyez Appointment in Honduras (si vous pouvez dénicher une copie): vous entendrez effectivement des acteurs, Ann Sheridan en particulier, qui ne hurlent pas. Chose rare: des personnages vous murmurent leur texte. Et bien sûr, toute la mise en scène suit: une manière unique (et inimitable) de filmer les acteurs comme de doux fantômes, des ombres familières. Cette tendresse pour des acteurs-revenants, alliée à une préciosité insensée du travail sur les couleurs (la robe jaune d’Ann Sheridan qui déteint littéralement, effaçant tout autour d’elle), c’est encore aujourd’hui ce qui fait le génie incroyablement timide du cinéma de Tourneur.
Un cinéma dont il faut quand même avouer qu’il nous est de plus en plus inutile, à nous qui espérons bêtement des films qu’ils ne vont pas continuer à s’enfoncer dans ce néo-classicisme mou, ultime sursaut de ciné-téléastes désespérés d’avoir perdu la recette (studios + fric + ingénuité d’artistes-artisans + inventivité d’un art industriel en plein boom) du vrai vieux cinéma classique. Un cinéma dont Jacques Tourneur représente la phase perverse la plus aboutie.
Alors, une seule question: que faire de ces films trop parfaits, de ces essences de chefs-d’œuvre, quand par hasard nous les rencontrons? Cette question s’est trouvée posée l’autre dimanche (exactement le 27 octobre 1985) quand Brion a programmé au Cinéma de Minuit, sur FR3, un des films les plus rares de Tourneur, Canyon Passage (1946). (...) ce Tourneur s’est avéré une merveille. Mais pour le voir vraiment, pour apprécier son intelligence si classique, quel effort il fallait faire! Oublier activement les films dont le cinéma et la télé nous gavent à longueur d’année, désapprendre les frous-frous d’images et de sons qu’on nous balance à coups de zooms furieux, changer de rythme de vision. Il fallait se laver les yeux.
A cette seule condition (qu’il est plus facile d’énoncer que de "remplir"), on pouvait entrer droit dans le Passage: de l’ouverture mizoguchienne (la pluie ruisselle sur un toit au premier plan, un cavalier se rapproche, la caméra redescend se mettre à sa hauteur) à une succession de vignettes paresseuses défilant au rythme le plus speed qui soit — celui de l’ellipse. Bagarres d’ombres sur un mur, un voleur aperçu fuyant à travers une vitre brisée, des paysages de rêve traversés à la vitesse du technicolor: tout Wenders qui défile en 30 secondes!
Et encore: lourdeur des corps, sentiments en suspension. Comme cette incroyable provocation de Brian Donlevy à Dana Andrews: "Pourrais-tu faire mieux ?", dès qu’il a fini d’embrasser sa Susan Hayward de fiancée. Et Dana de s’exécuter: il embrasse goulûment la fille-Susan à pleine bouche, Brian reste immobile, tassé de tout son corps trapu. La fille s’éclipse en un instant. On est déjà passé à autre chose.
Et encore: une maison qui se construit collectivement, convivialement — le sentiment du bonheur qui passe (peut-être pour la première fois) sur un écran. Des indiens à moitié nus qui apparaissent tout à coup — comme si on n’avait jamais vu d’indiens au cinéma.
Et ainsi de suite. Quel autre cinéaste saurait, le temps d’un seul film, inventer une scène aveugle dans laquelle un homme (Ward Bond) cogne de toute sa haine sur un poteau; une autre où une idée naît littéralement sur un visage (Brian Donlevy décide de devenir assassin); une autre qui attrape le regard terrifié de deux enfants (à la vitesse de la balle meurtrière — d’enfant elle aussi — de Wichita)? Personne. Il n’y a personne.
Tourneur n’existe pas, il est le seul. Pas le dernier cinéaste: le seul. Canyon Passage: à la fois une saga américaine, un western documentaire, une histoire de bonheur perdu, une épopée domestique, la fresque de mille désirs qui se croisent et le plus beau mélodrame homosexuel jamais mis en scène.
Personne ne l’a filmé avant, personne ne le filmera après. C’est comme ça. Lumière invente les images. Tourneur se charge de les détruire. Cinéma, anti-cinéma, et puis basta. Bonjour madame télévision.
J.T.: "Quelqu’un a dit l’autre jour quelque chose d’amusant: Une fleur qui se cueille toute seule commet un suicide". (Caméra/stylo n°6, mai 1986)

samedi 20 mai 2023

Hi, Llamas


The High Llamas.

(We say Hi) High High High Llamas.

Si vous aimez Brian Wilson, mais aussi Burt Bacharach, l'easy listening, la musique brésilienne, Bach, Debussy, Ravel... et des groupes comme The Left Banke, Steely Dan, Broadcast, The Sea and Cake... bref, si vous aimez Sean O'Hagan et The High Llamas, ce super best of — qui fait la part belle aux deux chefs-d'œuvre que sont Gideon Gaye et Can Cladders — est fait pour vous: (par ordre alphabétique)

The American Scene, Snowbug, 1999
— Apricots, Santa Barbara, 1992
Bacaroo, Can Cladders, 2007
Bach Ze, Snowbug, 1999
Berry Adams, Talahomi Way, 2011
Calloway, Beet, Maize & Corn, 2003
Can Cladders, Can Cladders, 2007
Checking in, Checking Out, Gideon Gaye, 1994
Clarion Union Hall, Can Cladders, 2007
Cove Cutter (Hills and Fields), Can Cladders, 2007
— Cropduster, Retrospective, Rarities & Instrumentals, 2003
Dorothy Ashby, Can Cladders, 2007
The Dutchman, Gideon Gaye, 1994
Fly Baby, Fly, Talahomi Way, 2011
— Frankly Mr Shankly , The Smiths Is Dead (Various Artists), 1996
Giddy and Gay, Gideon Gaye, 1994
Glide Time, Cold and Bouncy, 1998
The Goat Strings / The Goat Looks On / The Goat (Instrumental) (trois variations sur Let's Go Away for Awhile des Beach Boys — The Goat c'est bien sûr un clin d'œil à la pochette de Pet Sounds), Gideon Gaye, 1994
Hi Ball Nova Scotia, Cold and Bouncy, 1998
Homespin Rerun, Cold and Bouncy, 1998 [version remix: Cornelius, Lollo Rosso]
Ill-Fitting Suits, Hawaii, 1996
Instrumental Suits, Hawaii, 1996
Literature Is Fluff, Hawaii, 1996
— McKain James [vidéo: Elisa Ambrogio], Here Come the Rattling Trees, 2016
Nomads, Hawaii, 1996
The Old Spring Town, Can Cladders, 2007
The Passing Bell, Buzzle Bee, 2000
— Prelude - A Day in the Square / Here Come the Rattling TreesHere Come the Rattling Trees, 2016
Sparkle Up, Hawaii, 1996
Talahomi Way, Talahomi Way, 2011
Track Goes By, Gideon Gaye, 1994
Triads, Snowbug, 1999
Two Green Chairs, The Men from O.R.G.A.N. (Various Artists), 2002
Up in the Hills, Gideon Gaye, 1994

Clearing House, Radum Calls, Radum Calls, Sean O'Hagan, 2019

Bonus: High Llamas, Sean O'Hagan, 1990.

[ajout du 27-05-23].

Le coing et la pomme sauvage.

Jean-Louis Murat dans Les Inrockuptibles à propos du Manteau de pluie, le premier album de lui que j'ai écouté. C'était en 1991. 

"J'aime bien les chansons qui sont menées sur le ton de la conversation, ou d'un échange amoureux. Dès que le tempo est un peu élevé, les chansons te stressent. Le beat parfait, c'est le battement du cœur. Sorti du battement du cœur, je me sens gêné: j'ai l'impression d'avoir une démarche strictement commerciale quand j'accélère le tempo. Je pourrais dire tous les textes de l'album tranquillement, sans chanter. Ce tempo lent se trouve sur beaucoup de ballades de rhythm'n'blues. Tous les gens que j'aime bien, les Otis et les Sam Cooke, travaillaient dans ces eaux-là. C'est le tempo de l'amour. Moi, je ne fais que des chansons d'amour et on ne peut pas parler d'amour sur un rythme de lapin mécanique. Ce que j'aime bien chez Neil Conti (le batteur de Prefab Sprout jouant sur Le Manteau de pluie), c'est qu'il a le son de caisse claire du batteur d'Otis Redding, Al Jackson. Dans mon biberon, j'avais cette musique et cette sonorité. Ces trucs de rhythm'n'blues mais aussi Wyatt, Cohen: j'aime ce qui n'a jamais été à la mode. J'en reste aux mots, aux mélodies, aux arrangements qui vont toujours dans le sens des mots et à l'efficacité de la rythmique, sans qu'elle soit omniprésente. Mais pour moi, le grand exemple, c'est Prefab Sprout et Talk Talk. A Pessade, pour le travail sur Le Manteau, je n'avais que leurs disques, je voulais viser entre les deux. Je trouve que les mots français vont très bien sur ce genre de choses."

Et, en guise de conclusion:

Christian Fevret: — Tu as dit qu'enchanter ton mal était pour toi une nécessité. Peux-tu prendre un vrai plaisir à dire les choses dures en douceur?
Jean-Louis Murat: — Le plaisir se trouve dans le fait de bien le dire dans la chanson (...) C'est ce mélange que j'aime aussi. C'est de la rhubarbe et de l'abricot, du coing et de la pomme sauvage. Et ma foi, ça donne d'assez bonnes confitures de mélanger l'amer et le doux.

jeudi 18 mai 2023

Le banquet


La Grande Bouffe de Marco Ferreri (1973).

50 ans après, que reste-t-il — quels restes? — de la Grande Bouffe, le film de Ferreri en son temps, honni, vomi, conchié, mais aussi célébré? Que dire qui n'ait été déjà dit, redit, contredit, sur ce qui restera le plus grand succès commercial (et à vrai dire le seul) du cinéaste, bien que loin de valoir ses plus belles œuvres que sont par exemple Break-up (L'uomo dei cinque palloni), Dillinger est mort, la Dernière Femme ou encore le trop méconnu Maison du sourire? On ne reviendra pas sur la genèse du film, comme sur son accueil cannois, "hernaniesque", c'était en 1973, une époque révolue, sur tout ça je renvoie au texte de Faustine Saint-Geniès dans Sofilm: Mange, t'es mort! De même, on laissera de côté les interprétations, pour le moins attendues, qui ont accompagné le film à sa sortie: sur la société de consommation, le capitalisme, la bourgeoisie (ce que Ferreri avait résumé avec l'ironie mordante qu'on lui connaît: "la Grande Bouffe est un film bourgeois réalisé par un cinéaste bourgeois pour un public bourgeois")... Et de s'intéresser à ce que le film montre, à défaut de vouloir démontrer, et surtout expérimente.

Parce que la Grande Bouffe c'est d'abord ça: une expérience... de ce type d'expérience qu'on effectue en laboratoire, in vitro (ici une villa isolée en plein Paris), et qu'on pousse le plus loin possible, jusqu'à son extrême limite, pour atteindre non pas au savoir, la démarche n'est pas scientifique, encore moins à une sorte d'au-delà du savoir, la démarche n'est pas mystique, nulle transcendance chez Ferreri, pas tout à fait bataillienne non plus, la pensée de Ferreri n'est pas aussi radicale, mais qui touche malgré tout à la connaissance, à quelque chose d'intermédiaire entre pulsion et savoir, un ça-voir pourrait-on dire, à travers ce qui demeure l'unique préoccupation de Ferreri: l'homme... et pas seulement l'homme occidental, l'homme moderne, mais l'homme en tant que tel, l'uomo, celui qui, peu à peu mais jamais complètement, a substitué à son animalité une forme de domestication, et qui donc — si on le considère à tout âge de l'Histoire, à la fois animal et être domestiqué (cf. L'ape regina, La donna scimmia, Liza...) — se définit en premier lieu par ce qu'il a d'organique: une machine qui pour vivre doit manger et, parce qu'elle est humaine, a appris (depuis l'Antiquité, rien de bourgeois là-dedans) qu'on peut, à certains moments, vivre aussi de "bonnes choses", à commencer par celles que l'on mange, sachant au demeurant (et ça aussi depuis toujours) qu'éviter la faim n'empêche pas la fin, que l'horizon de tout cela n'en reste pas moins la mort, et qu'à ce titre "avaler" plus qu'on ne le peut c'est — au-delà d'un plaisir qui ne relève pas de ce qu'on appelle communément les "plaisirs de la table" (expliquant d'ailleurs qu'on ne boit quasiment pas dans le film) — chercher... peut-être à combler une absence (maternelle), un manque (sexuel), un vide (existentiel), en tout cas à "satisfaire" l'angoisse par le trop-plein, justifiant, puisque le bénéfice n'a forcément qu'un temps, de répéter sans fin ni faim le geste: avaler, encore et toujours, et pour que ça passe: vomir, péter, chier... Et voir ainsi jusqu'où on peut aller, jusqu'où on peut s'empiffrer, se goinfrer, avant que ça éclate, comme les ballons de Mastroianni dans Break-up que la Grande Bouffe prolonge en quelque sorte (quatre ballons que l'homme fait éclater plus un cinquième qui garde son mystère, comme ici les quatre hommes et la femme).

C'est le cinéma "physiologiste" revendiqué par Ferreri lui-même, qui le rattache à un auteur comme Rabelais [Ferreri a réalisé en 1995 Faictz ce que vouldras, un téléfilm sur Rabelais que je n'ai jamais vu], pas tant pour l'image populaire, "pantagruélique", qui lui est associée — le simple fait que dans le film on ne boive pas de vin (alors qu'on "boit-l'eau") invalide une telle correspondance —, ni même la dimension grotesque, "carnavalesque" selon Bakhtine, que revêtirait l'œuvre de Rabelais, marquée par l'ambivalence du geste, qui à la fois dégrade et glorifie (ainsi du compissage, absent du film puisque là encore on n'y boit pas, façon peut-être d'écarter toute dimension homosexuelle dans l'amitié qui lie les personnages de la Grande Bouffe), que pour ces seules fonctions biologiques, matiéristes, que sont l'ingestion, la digestion, la déjection, faisant du corps l'expression même du vivant, également de la liberté, si l'on considère le choix fait par les quatre personnages de le remplir, ce corps, ad nauseam (et non ad libitum qui suppose une limite). Du Rabelais au rabais pour le coup (la sagesse y manque outre le vin), mais du Rabelais quand même, via son côté polyglotte (on y parle français avec un peu d'italien, de latin voire du franglais par moments), via encore son côté platonicien, nous faisant passer d'un banquet à l'autre [Ferreri a aussi réalisé en 1989 une adaptation du Banquet de Platon que je n'ai pas vue non plus], au sens où il y a du Platon chez Rabelais, à travers notamment Gargantua (cf. le Prologue), si on déplace l'idée de bouffe à celle de baise, incarnée ici (même si elle est contrariée à la fin) par le personnage du pilote de ligne (Marcello), grand baiseur devant l'Eternel, alors que chez les autres le désir se trouve, ou sublimé (dans l'art cul-inaire avec Ugo le chef cuisinier), ou refoulé (l'homosexualité de Michel, le producteur télé, avec son châle, ses gants en plastique orange et son beau pull rose), ou carrément bloqué (au stade oral avec le juge Philippe, gros bébé s'il en est).

Quatre "mâles" qui forment un carré, mais fonctionnent deux par deux: deux Italiens (et leur male gaze, centré sur le fessier bien en chair de la pulpeuse Andréa, un vrai Rubens — cerise sur le gâteau, elle est rousse), deux Français (au regard plus "amoureux", qu'il soit douloureusement secret chez Michel ou gentiment souriant chez Philippe); mais encore: deux modes de jouissance ("orale" chez Ugo, une fine gueule comme on dit, et Philippe, on l'a vu, depuis longtemps initié à la "gâterie" par sa nounou; "anale" chez Michel, pétomane distingué, et Marcello, à la sexualité agressive, qui en plus fait exploser les chiottes)... jouissance qui n'a plus rien de jouissive quand les quatre lui substituent celle, mortifère, du gavage "consenti" (à la différence des oies qui traînent dans le jardin)... peut-être la manifestation ultime, stoïcienne, du libre arbitre, mais sans qu'on sache exactement de quoi il retourne, eux-mêmes ne le sachant probablement pas, pris qu'ils sont dans les rets d'un plaisir masochiste de moins en moins partagé, qui les voit disparaître les uns après les autres, chacun en représentation, sur sa propre scène: Marcello, pétrifié dans sa Bugatti bleue, Michel baignant dans sa merde sur la terrasse, Ugo, allongé sur la table de cuisine, foudroyé par la violence de son orgasme, Philippe, incliné sur son banc, sous le "tilleul de Boileau", comme s'il avait été empoisonné par le dessert trop sucré d'Andréa (deux énormes îles flottantes en forme de seins)... Andréa dont le rôle restera énigmatique, si ce n'est que c'est elle qui survit à tout ça (préfigurant Le futur est femme et plus généralement la suite de l'œuvre ferrerienne, au grand dam d'Azcona), qui surtout semble avoir présidé au destin funeste de nos quatre amis; elle, la femme, à la fois maman et putain, désormais seule avec les chiens, et la viande qu'on continue de livrer, image peut-être d'une œuvre marquée au sceau du "cynisme" (au sens philosophique du mot), pour ce qu'elle a de scandaleuse... en tout cas, si on se place du côté des formes, un drôle de paysage, qui aura vu des corps, à force de se remplir, finir par exploser, ou imploser, disparaissant ainsi du paysage au profit du corps merveilleusement rond, plein et entier auquel ils voulaient peut-être ressembler (1), sans en "mesurer" l'impossibilité (nous rappelant une fable bien connue), assujettis qu'il auraient été par Andréa, l'incarnation même de la femme.

Une expérience, disions-nous au début, poussée à l'extrême. Quant à sa finalité, mystère. J'imagine alors les chiens, présents tout au long du film, connaître, eux, la réponse et — c'est le dernier plan — nous la donner à travers leur aboiement, tel un "colloque de chiens", nous racontant ainsi la triste, peu héroïque mais véridique, histoire de la Grande Bouffe...

(1) On notera non sans humour que Marco Ferreri, alors qu'il demandait à Andréa Ferreol de grossir toujours plus pour coller au personnage, suivait, lui, parallèlement une cure d'amaigrissement. Le PVC (principe des vases communicants) a toujours sa place dans la mécanique d'une œuvre. 

lundi 8 mai 2023

[...]


4 mai 2023. Revenant de Belle-Ile... au son (joliment morrisseyien) de The Town that Cursed Your Name, le dernier album de The Reds, Pinks and Purples.

Louise Maigret, 132 boulevard Richard-Lenoir, 75 Paris.

"La poule était au feu, avec une belle carotte rouge, un gros oignon et un bouquet de persil dont les queues dépassaient. Mme Maigret se pencha pour s'assurer que le gaz, au plus bas, ne risquait pas de s'éteindre. Puis elle ferma les fenêtres, sauf celle de la chambre à coucher, se demanda si elle n'avait rien oublié, jeta un coup d'œil vers la glace et, satisfaite, sortit de l'appartement, ferma la porte à clef et mit la clef dans son sac." (Georges Simenon, L'Amie de madame Maigret, 1950)

Des films, des femmes.

2023 sera à n'en pas douter à marquer d'une pierre blanche pour ce qui est des "films de femmes", comme on dit à Créteil — et non du "cinéma féminin", ce qui ne veut rien dire —, tous ces films réalisés par des femmes et qui comptent parmi les meilleurs qu'on ait vus cette année. Les grincheux (machos) trouveront forcément à redire, du genre: "s'il y a plus de bons films de femmes c'est parce qu'il y a plus de films réalisés par des femmes", oubliant au passage que le ratio qualité/quantité est, dans le cas des films de femmes, largement au-dessus de la moyenne. Citons, rien que pour la première moitié de l'année: El agua d'Elena López Riera, Chili 1976 de Manuela Martelli, Trenque Lauquen de Laura Citarella, trois films de trois réalisatrices inconnues jusque-là (sur le film de Citarella, une pure merveille — même Neuhoff a aimé —, je reviendrai), auxquels on ajoutera l'étonnant Nous étions jeunes, le premier film (réalisé en 1961) de Binka Jeliazkova, cinéaste bulgare dont on découvre seulement maintenant les films... mais aussi des films de réalisatrices, elles, plus connues: Eternal Daughter de Joanna Hogg, Voyages en Italie de Sophie Letourneur [+ Anatomie d'une chute de Justine Triet, Palme d'or à Cannes et découvert pour ma part au BRIFF — ajout du 3 juillet 2023], et même reconnues: Showing Up de Kelly Reichardt, sans oublier la reprise du magnifique Lumière de Jeanne Moreau et, last but not least, celle de l'admirable Jeanne Dielman de Chantal Akerman, avec la non moins admirable Delphine Seyrig — "un général dans sa cuisine", comme madame Maigret —, élu "meilleur film de tous les temps" par la revue Sight and Sound (ça par contre Neuhoff n'a pas aimé)... consécration qui a surtout valeur de symbole, ne soyons pas dupe, parce que ce type de classement est devenu avec le temps davantage le reflet socio-politico-historique d'une époque que le témoin d'une cinéphilie pure et dure, très longtemps masculine, expliquant que de nombreux votants (parmi tous les professionnels du cinéma invités dorénavant à prendre part au vote) se sont sentis obligés de faire figurer au moins un "film de femme" dans leur liste, avec pour conséquence une concentration logique des votes sur Jeanne Dielman, vu la valeur du film bien sûr et le fait qu'elles ne sont pas légion les femmes cinéastes dont l'œuvre a marqué à ce point l'Histoire (qui à part Akerman? peut-être Varda pour son lien à la Nouvelle vague, voire Chytilová, pour les mêmes raisons, mais dont on n'a surtout retenu qu'un film, alors que le cinéma de Duras se révèle encore, pour beaucoup, trop radical), mais aussi le fait qu'Akerman coche tous les critères, on dira contemporains, de l'artiste "idéale", de celle qu'il faut célébrer: une femme donc, qui plus est homosexuelle, féministe, à l'œuvre toute moderne mais pas trop... une consécration que certains, qu'on qualifiera de réacs, jugent pour le coup scandaleuse, dénonçant là un effet délétère du wokisme, ce que la présence dans la liste de Beau Travail de Claire Denis (7ème! c'est n'importe quoi) et Portrait de la fille en feu de Céline Sciamma (dans les trente meilleurs films, ah ouais?) tendrait à confirmer, sauf que Jeanne Dielman (qu'à Positif on finira bien un jour par aimer, comme ce fut le cas avec Vertigo, le précédent n°1 du classement qui, lui, avait fini par détrôner l'indétrônable Citizen Kane) fait incontestablement partie des plus beaux films de tous les temps. Il faut lire le texte essentiel ("Kitchen without Kitsch") écrit par Manny Farber et Patty Patterson en 1977 et que j'ai déjà publié sur le blog: Jeanne D.

[10-05-23]

Trenque Lauquen de Laura Citarella (2022).

Trinquons à Trenque.

Trenque Lauquen fait partie de ces films qui fictionnent, pourrait-on dire, à tour de bras, qui racontent plein d'histoires, les enchevêtrent, formant une sorte de pelote fictionnelle (la première partie du film) pour mieux ensuite la dérouler (la seconde partie, plus linéaire), privilégiant à la question faussement essentielle du vraisemblable (au cinéma), celle infiniment plus riche de la cohérence, mieux: de la "co-errance", où se trouvent entraînés aussi bien les personnages que le film lui-même, de sorte que de cette errance, on ne sait rien, ou si peu, ne la comprenant (ou croyant la comprendre) qu'à la fin. Et ils ne sont pas nombreux les films dans lesquels le récit, dans un devenir que je qualifierais volontiers de blanchotien, en vient à dépasser, surpasser, le cadre très limité du "bon petit scénario", de celui bien carré qui plaît tant aux amateurs de films solidement bâtis (la pelote trop bien ficelée), si solidement qu'ils ne font finalement que répondre à leur attente. Trenque Lauquen n'est pas de cet ordre, il n'est pas carré, puisqu'il est rond (si c'est rond, etc.), comme son titre l'indique, qui est le nom d'une ville d'Argentine (Trenque Lauquen = "Le lac rond" dans la langue des Mapuches, ces Indiens autochtones du sud de l'Amérique du Sud), située au centre (au cœur?) du pays, en tout cas à proximité de la pampa, étant entendu que si le film est rond, il ne tourne pas en rond pour autant (au contraire de l'enquête que mènent les deux barbus du début), il s'étale de façon elliptique, des ellipses imparfaites, à la manière des "cercles concentriques" de Kandinsky, amplifiant le récit, via ce double agencement à la fois central (les lettres cachées dans les livres, l'étrange créature du lac...) et périphérique (ce que de telles lettres, ce qu'une telle créature, produisent en termes de fiction), en rapport avec les foyers d'une ellipse, se répandant sans direction précise, dans une sorte d'espace infini que représenterait ici la grande plaine argentine, espace idéal pour se perdre.

Car l'Argentine c'est ça aussi, un des grands foyers latino-américains du "réalisme magique", incarné entre autres par Borges, Bioy Casares, Cortázar... et tous ces récits qui mêlent, souvent à un mystère sur lequel on enquête, réalité et fantastique, érudition et plaisir du jeu (le fameux "ludus" cher à Roger Caillois), la structure en forme de labyrinthe... le film de Citarella, du moins dans sa première partie, n'est d'ailleurs pas sans évoquer La Trame céleste de Bioy Casares, mais éclairé du regard de son épouse, Silvina Ocampo, la petite sœur de Victoria qui, elle, serait comme la figure tutélaire du film, via notamment ses nombreuses correspondances (amoureuses). Voilà pour le littéraire. Quant aux références cinéphiles, impossible de ne pas penser à Ruiz dont l'œuvre doit aussi beaucoup à Borges, les rhizomes ruiziens, ces "ruizomes" qui irriguent le récit, en suivant de multiples directions, une œuvre qui procède également du trompe-l'œil, rendant certains films difficiles, sinon impossibles, à raconter alors qu'on en a suivi le déroulement sans difficulté (une définition du baroque selon Daney). Comme chez Oliveira, comme chez Lynch ("Twin Peaks"), et non Antonioni dont L'avventura ne sert ici qu'à lancer le récit, sur le thème, à fort potentiel narratif, de la femme qui disparaît et/ou s'enfuit. Côté références, la première partie avance ainsi selon un axe ruizo-lynchien, et c'est fabuleux. A partir de l'enquête menée par les deux hommes pour retrouver celle qu'ils aiment et qui a disparu sans laisser de traces, sinon un petit mot glissé sous l'essuie-glace de la voiture ("Adieu, adieu, je m'en vais, je m'en vais", un message dédoublé comme s'il était adressé à chacun des deux hommes, car tout marche par deux dans ce film), le récit se plaît à ouvrir (sans les refermer) une suite de tiroirs, qui convoquent à la fois des figures historiques, emblématiques du féminisme (Lady Godiva, Alexandra Kollontaï) et une certaine Carmen Zuna, personnage fictif, celui qui, via sa correspondance torride avec l'être aimé, se dissimulait dans les livres de la bibliothèque, et qu'incarne, à un moment du film, la réalisatrice, personnage auquel va s'identifier l'héroïne après avoir percé son mystère (je n'en dis pas plus)...

Pour cela, il faut passer par la seconde partie du film, plus fluide, voire amniotique, où l'héroïne révèle par le biais d'un enregistrement radiophonique (qu'écoute l'un des deux barbus, joué par le compagnon de la réalisatrice) ce qui s'est réellement passé: sa rencontre mystérieuse avec deux femmes elles-mêmes mystérieuses, un couple lesbien, dont l'une, la scientifique, est enceinte, et à qui l'héroïne, qui est botaniste, doit rapporter des fleurs jaunes pour nourrir la créature que les deux femmes élèvent en secret (métaphore, méta-flore, du récit qu'il faut alimenter): un être humain ou animal, en train de devenir femelle, ce qui n'est pas sûr, d'autant qu'on ne le verra jamais. Tout ça est assez délirant, c'est de la SF à la sauce Fregonese (pour rester argentin), selon un dispositif cette fois plus depalmien que lynchien... C'est moins stimulant que dans la première partie, mais c'est poétiquement plus fort, jusqu'à "ouvrir" complètement le film, quand tout le monde disparaît: le couple lesbien et la créature... des extra-terrestres? (il y avait un bâtiment en forme de soucoupe volante à Trenque Lauquen), laissant l'héroïne seule, celle-ci s'engageant alors dans la pampa, "clocharde céleste" au milieu de la nature avec laquelle elle semble faire corps. Les "ronds" du film (le lac, le ventre des femmes, les boucles du récit...) c'était donc ça: la vie sous forme de cycles, le mythe de l'éternel retour, la cosmogonie... fort de quoi, le récit ne pouvait que rester ouvert. Mais le film, lui, est fini... Et c'était magique.