Un film postmoderne.
Le nouveau cinéma hollywoodien s'accompagne, aux dires de Farber, d'un "déclin de l'acteur", au sens où disparaissent "ces interactions infimes et mystérieuses entre l'acteur et le décor, qui cristallisent les moments mémorables de n'importe quel bon film... des instants d'inattention périphérique, de fascination, d'énervement... moments de grâce [qui] libèrent l'imagination à la fois de l'acteur et du public, [où] la curiosité s'aiguise... vous fait marcher, vous met en rapport avec une situation nouvelle." Alors que maintenant, poursuit Farber, "dès que l'acteur trouve sa place, l'écran se trouve congelé à la manière d'un tableau de Pollock... l'acteur doit s'insérer dans une production dont tous les éléments ont été assemblés, contrôlés, calculés, comme autant de notes dans une symphonie... une configuration qui ne peut que brider le jeu de l'acteur, pour peu que celui-ci, "en tant que performer, soit doté d'une forte personnalité et d'une énergie toujours prête à crever l'écran", menaçant de rompre l'équilibre d'ensemble, d'où le bannissement de ce type de performance, considérée dès lors comme "anachronique".
Or, s'il est un acteur "doté d'une forte personnalité et d'une énergie toujours prête à crever l'écran", c'est bien Burt Lancaster. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que dans
The Swimmer, elles sont mises à contribution.
A la différence qu'ici elles vont aller decrescendo, à travers l'humiliation (qui, elle, va crescendo) dont est victime Ned Merrill, d'abord lors du passage chez les Biswanger, où il est traité de pique-assiette (gate-crasher), vu que jusque-là il n'avait jamais répondu à leurs invitations, puis avec l'ex maîtresse (moment le plus fort du film), et enfin dans la scène de la piscine publique, une fois franchi — dangereusement — la route 424 (tel un "animal" sortant de son milieu pour pénétrer dans un autre, qui lui est étranger, écho à Lonely Are the Brave de David Miller), passant non pas de la nature à la civilisation, mais d'un microcosme, celui des parvenus cultivant l'entre-soi, à cet autre monde qu'il semble découvrir, celui plus ouvert, plus populaire, que représente une piscine publique, surtout un dimanche, avec ses règles d'hygiène qu'on l'oblige à respecter avant d'entrer (jusqu'à lui faire écarter les orteils pour vérifier qu'ils ont bien été nettoyés); à travers aussi la fatigue physique qui le gagne, en même temps que le jour décline et que le froid le saisit, à la fois blessé (lors du numéro de sauts d'obstacle effectué pour impressionner la baby-sitter), boitant de plus en plus bas, et comme rattrapé par l'âge. De sorte que l'acteur jouerait ici son propre déclin.C'est le moment de rappeler que de nombreuses scènes du film ont été retournées (et des plans ajoutés) par Sydney Pollack — non crédité au générique — après que, les différends se multipliant, Sam Spiegel, le producteur, a fini par virer Frank Perry. Parmi celles-ci, la scène avec le cheval, où l'on voit donc Burt Lancaster se mesurer à un cheval de course, et celle avec l'ancienne maîtresse — où il se fait traiter... d'étalon à la con! ("bumhole stud") —, interprétée par Janice Rule, à la place de Barbara Loden, la femme d'Elia Kazan et future réalisatrice de Wanda, jugée trop "présente" (?) par Lancaster. Pour autant, c'est sur un autre registre que se situe l'idée du "déclin de l'acteur" pointée par Manny Farber. Qui, si l'on s'en tient aux films de Perry, concerne surtout ceux qui n'ont pas été écrits par son épouse, ses films des années 70 et 80, à commencer par Doc Holliday, western tardif (et "crépusculaire", comme on dit), recyclant l'épisode d'O.K. Corral — après My Darling Clementine (1946) de John Ford et les deux John Sturges: Gunfight at the O.K. Corral (1957), avec justement Burt Lancaster (et Kirk Douglas), et Hour of the Gun, tourné en 1967 mais sans stars cette fois, fausse suite où dominent les thèmes du vieillissement et du désenchantement, un certain cynisme aussi, inhérent à ce type de western et qu'on retrouvera chez Perry. Déclin auquel chercherait à s'opposer, par son jeu, Burt Lancaster dans les films de cette époque. Pas tant ceux tournés par Sydney Pollack à la suite de The Swimmer, tels The Scalphunters et Castle Keep, que ceux de Frankenheimer dans lesquels Burt Lancaster déborde d'une "énergie concentrée", ce qui faisait écrire à Manny Farber, au sujet par exemple du Train, que "la quantité de travail, d'engagement, qui entre dans une action de Lancaster est proprement ahurissante: il semble perversement décidé à détourner en douce (personne ne s'en apercevra) l'attention loin de sa fantastique tête léonine et de la souplesse surfaite de son anatomie"; ou encore, à propos de The Gypsy Moths, que "le faciès rouge et bouffi de Lancaster [est] sur le point d'exploser d'un excès de décence."
Frank Perry n'incarne pas véritablement le Nouvel Hollywood. Ses films s'apparentent plutôt à des pastiches néo-hollywoodiens tant les tics propres à chaque genre abordé y abondent. Mais c'était un formidable directeur d'acteurs qui savait tirer parti de ceux qu'il employait et qui, eux, représentaient le Nouvel Hollywood. Des acteurs et actrices dont le jeu finissait par se fondre dans le "paysage" (c'est flagrant avec Doc Holliday où l'on retrouve, via les personnages de Doc et de Wyatt Earp, cet aspect "congelé" décrit par Farber). Qu'est-ce qui diffère dans The Swimmer, qui fait que le film apparaît comme précurseur et en même temps sans réelle postérité? Disons: le choix (imposé par Spiegel) d'un acteur de la trempe de Burt Lancaster, qui marque la volonté (en plus de viriliser au maximum le personnage) d'aller dans le sens de ces nouvelles stratégies de production, mais, garanties obligent, sans rompre totalement avec le star system, laissant à l'acteur cette marge de manœuvre que lui permet son statut de star, à la manière d'un Kirk Douglas ou d'un Charlton Heston. De sorte que la performance de Lancaster s'inscrit à la fois dans un prolongement (l'image hollywoodienne, iconique, de la star) et une forme d'anticipation de tous ces rôles d'antihéros qui caractériseront le cinéma américain des années 70. La force du film se situe là. Faire de Burt Lancaster une image qui se dégrade imperturbablement jusqu'au dernier plan, le montrant, toujours à moitié nu, recroquevillé et pleurant devant une porte définitivement fermée (symbole du Vieil Hollywood?).
Si l'on peut parler de postmodernité à propos du film — alors que la trajectoire de Ned Merrill aurait plus à voir avec l'hypermodernité, du moins avec ce qui caractérise l'homme hypermoderne (4) —, si on peut donc parler de postmodernité, c'est à travers tous ces éléments que les Perry mais aussi Spiegel, Lancaster, Pollack, Hamlisch... ont greffé sur la nouvelle de Cheever, lequel d'ailleurs fait une apparition dans le film, sous la forme du convive dans le canot pneumatique, endormi au milieu d'une piscine. Citations, références, recyclage... mise en abyme, aussi, via la séquence de la piscine "sèche" que Lancaster se doit de traverser en mimant les différents mouvements de la natation (du crawl à la brasse), jusqu'aux passages les plus "kitsch" (et à ce titre, typiques du postmoderne), telle la scène du manège à chevaux, qui voit Lancaster et la jeune fille sauter les haies au ralenti, et tous ces effets de surimpression, puis l'échappée bucolique, véritable bulle dans le récit, qui convoque l'idéologie "hippie" du moment, sur un mode soft, limite doucereux dans sa représentation, comme un avant-goût de ce que sera le mouvement (la baby-sitter est aussi une baby boomer), son côté anti-conformiste mais sans l'aspect contestataire... témoignant simplement d'une époque, à travers ce que le film raconte et la forme très esthétisante — cf. le jeu avec les focales — à laquelle recourt l'auteur, une représentation tout en leurre qui emprunte à l'image publicitaire et à laquelle renvoie, du moins au début, le corps vigoureux de Burt Lancaster... de même que son sourire éclatant, très "Hollywood chewing-gum", marque créée en 1952 — la même année ou presque que le maillot de bain de l'acteur dans le film de Zinnemann — et célèbre pour son slogan "Fraîcheur de vivre", lancé vingt ans plus tard, associant le "mode de vie" des années 50 et une jeunesse, celle des sixties, qui y croit de moins en moins. (On aurait pu citer Ultra Brite, "le dentifrice qui donne du sex-appeal à votre bouche", une marque créée, elle, en 1968.) Bref, une stase dans le film où se trouve condensé ce que le film dénonce par ailleurs: le "rêve américain" appliqué à un certain milieu. Soit l'illustration de ce que Burt Lancaster propose à travers ce rôle, proprement hallucinant, de Narcisse (mâtiné d'Ulysse) des piscines, justifiant que ce soit lui et nul autre qui le tienne: l'histoire d'un homme qui vit au présent (détourné du passé et sans espoir particulier quant à l'avenir), refuse de s'effacer devant la nouvelle génération, qu'il affronte au contraire dans un esprit de compétition, sans s'apercevoir que son temps est révolu, d'autant qu'il se confond avec celui de l'enfance, et que vouloir le remonter est vain. C'est que la singularité du film ne doit pas empêcher de le regarder plus modestement, sans détour, tel qu'il s'offre au spectateur; dans la mesure où la trajectoire de Ned, c'est aussi le destin de tout personnage de fiction, sous sa forme la plus achevée, depuis sa naissance, annoncée lors du générique d'ouverture par quelques signes, soulignant une présence (des bruits de pas, des arbustes qui s'agitent, des animaux qui détalent), jusqu'au dernier stade de son existence (celle ici du "jouisseur impénitent"), sachant que, dans la grande tradition du récit américain, à connotation biblique, c'est par la souffrance que l'existence — l'ek-sistence? — finit par prendre tout son sens (5). The Swimmer? Une météorite, oui assurément.
(1) Primauté au sens où la fiction est toujours première par rapport au discours, même le plus brillant, qu'on peut tenir sur un film. Et ce d'autant plus que la fiction est riche et propose de nombreux niveaux de lecture, comme c'est le cas avec The Swimmer. L'ouverture est à ce titre exemplaire. Elle est comme un œuf, à la fois promesse de ce qui va suivre (l'éclosion du récit) et plein de tout ces "possibles" dont le film regorge au début. C'est le stade des interrogations, au mieux, des conjectures. Ce n'est que secondairement que l'interprétation se mettra en marche et que, rétrospectivement, on discutera de cette ambiance sauvage qui imprègne la séquence d'ouverture, évoquant alors, symboliquement, aussi bien un monde perdu, et la mélancolie qui va avec (rôle ici de la musique), que le monde d'aujourd'hui, de plus en plus inhumain, qui pousserait à la "décivilisation", etc., sachant que la séquence, en tant qu'élément poétique, est soumise à sa propre interprétation, dont bien sûr on ne peut accéder... et ça, faute d'être "assez pouâte", comme disait Lacan.
(2) Le thème de la répétition est vraiment ce qui gouverne le film, déjà à travers cette succession de piscines que le personnage se décide de traverser, les plans d'eau conférant au film une "horizontalité" et, musicalement, l'aspect d'une fugue, soit l'idée de fuite, voire de "fuite en avant" dans le cas de Ned. Un procédé qu'on retrouve dans beaucoup de récits mythologiques, tel celui de Narcisse avec la nymphe Echo (correspondant ici à la rivière Lucinda).
(3) Ainsi ces plans étonnants où la caméra effectue un zoom avant sur le regard bleu de Lancaster. C'est le cas notamment au début, lorsque Ned visualise "la rivière Lucinda", et à la fin, lorsque son ancienne maîtresse lui déclare dans la piscine qu'elle n'a jamais éprouvé, sexuellement parlant, de plaisir avec lui. Ces deux moments sont comme des moments de "révélation" pour le personnage: le premier (le retour à la vie d'avant, via la découverte d'une voie nouvelle pour rentrer chez soi) quand la fonction du déni joue à plein et que Ned respire physiquement la santé; le second (la chute de "l'objet cause du désir") quand les mécanismes de défense, au fil des rencontres, ont fini par se dérégler, que Ned se plaint des autres (il les traite de fous) et qu'il se dit épuisé. Et puis il y a un troisième moment, situé entre les deux, où le regard de Lancaster est également filmé en très gros plan: quand Ned sort troublé de sa rencontre avec la mère de l'ami mort et que l'image d'un cheval en liberté lui apparaît. Un plan à l'étrangeté voulue qui pourrait correspondre à un pur moment de "perplexité", qui voit chez le personnage un signifiant surgir sans qu'il puisse en saisir complètement le sens. Moment qui prolonge le premier (il survient peu de temps après) en même temps qu'il témoigne du premier accroc dans ce drôle de tapis (aquatique) que s'est inventé le héros, accroc qu'il "répare" néanmoins sur le champ par cette vision délirante du cheval (le délire, producteur de sens), introduisant la scène suivante, la course avec le cheval où se mêlent l'image du cheval dans la psyché américaine (l'état sauvage, l'Amérique des origines) et celle de l'homme moderne (le goût de la compétition). Sur la question du délire, on notera qu'elle se pose davantage dans le film que dans la nouvelle, à la ligne beaucoup plus ténue... Comme si les auteurs, en enrichissant le récit, avait transformé ce qui correspondait à un simple cauchemar chez Cheever (l'envers du "rêve américain", pris dans sa dimension névrotique) en une forme de délire. Ce que traduirait dans le film l'ellipse que constitue le départ de Ned de chez les Graham (amis bienveillants), plongeant dans leur piscine, et, lorsqu'il en sort, le fait qu'il se retrouve directement chez Mrs. Hammar, la mère qui l'accueille sèchement. Comme si l'on passait d'un certain niveau de réalité, qu'on pourrait qualifier d'extravagante, à un tout autre niveau: le délire, mais au sens premier du mot: ce qui "déraille", ce qui s'écarte du chemin, tel qu'il a été tracé, sans pour autant changer de direction. Ici, un "court-circuit". Au bout du compte, peu importe la différence, sur la question du délire, entre la nouvelle et le film dans la mesure où, que le personnage délire un peu, beaucoup ou pas, il demeure avant tout un personnage de fiction, et que, c'est bien connu, la fiction est délire de la même manière que le délire est fiction.
(4) L'hypermodernité en tant qu'exacerbation des marqueurs de la modernité, considérant par exemple l'individuation (jouissance sans limite des gagnants, délitement sans fin des perdants) ou encore la rencontre avec l'Autre, toujours plus angoissante.
(5) S'il fallait à tout prix expliquer le "retour" de Ned Merrill, on pourrait dire que sa chute se fait en deux temps: le temps de l'avoir, temps non diégétique correspondant à l'avant-film, et le temps de l'être, celui du film proprement dit. L'avant et l'après, par rapport à la perte, qui spécifient la mélancolie. Après avoir tout perdu, de son bien-être de WASP richement installé, Ned revient dans le plus parfait dénuement, comme dépouillé, vêtu de son dernier oripeau, à savoir ce qui persiste en lui, de son être, cette "aura" phallique qui le faisait encore tenir (dans l'imaginaire)... et qu'il va perdre, elle aussi, progressivement, via toutes ses figures castratrices auxquelles il se confronte (de la mère de l'ami mort à l'ancienne maîtresse, en passant par la baby-sitter et les Biswanger). De sorte que ce qui s'exprime à la fin, quand Ned se retrouve seul, pleurant comme un enfant à la porte de sa maison, aujourd'hui à l'abandon, qu'il se révèle privé cette fois de tout attribut, ce pourrait être le remords, voire la "honte", au sens lacanien du terme (si le film, de par sa structure, est mélancolique, le personnage, lui, ne l'est pas nécessairement), qui ferait finalement de The Swimmer un étonnant précis d'hontologie: le sujet mortifié, à l'instant de sa chute, se voyant réduit à rien, pire: à moins que rien, au déchet. Déchétisation à laquelle ferait écho la séquence où Ned traverse la route, offrant l'image du pauvre hère, suscitant nulle compassion (la canette de bière que lui jette un automobiliste), un vrai "va-nu-pieds" pour le coup: l'individu tombé au plus bas — l'être-déchet.