dimanche 31 octobre 2021

1970


Joni Mitchell et David Crosby (reconnaissable à sa moustache) à Laurel Canyon. 

1970, c'est l'année du folk ou de la folk (trait d'union, question genre, entre la pop et le rock), année des désillusions, par rapport aux sixties et les rêves qu'ils avaient suscités (la "famille" Manson et le festival d'Altamont sont passés par là) mais aussi les événements qui ont marqué cette année-là: la fin des Beatles et du Velvet Underground, les morts successives d'Alan Wilson (Canned Heat), Jimi Hendrix et Janis Joplin, après celle de Brian Jones en 1969 et avant celle de Jim Morrison en 1971, donnant "naissance" au sinistre club des 27. 1970, c'est l'année aussi où les vilaines blessures (ruptures amoureuses et/ou artistiques) (1) se creusent ou tardent à cicatriser (le pourront-elles un jour?), sources chez beaucoup — il n'y a pas que ça évidemment, mais ça joue — de dépression et d'addictions en tous genres (alcool, drogues, médocs), autant de facteurs expliquant (c'est une hypothèse) la présence encore plus marquée en cette année 1970, dans les classements des meilleurs albums (succès qui ne pourra qu'aller grandissant au fil des ans), du ou de la folk, en fait ce qu'on appelait le folk-rock californien, que ce soit Déjà Vu de Crosby, Stills, Nash & Young et After the Gold Rush du même Young (Neil), dont on peut dire qu'il fut l'artiste number one en 1970 (même si la "star" de l'année pourrait bien être la petite maison qu'habitait Joni Mitchell à Laurel Canyon, le quartier des rock-stars à Los Angeles, et où Crosby, Stills et Nash auraient chanté ensemble pour la première fois — on voit la maison sur la pochette de leur premier album, sorti en 1969), mais aussi Sweet Baby James de James Taylor et bien sûr, même si c'est davantage blues-rock que folk-rock, Layla and Other Assorted Love Songs de Derek & The Dominos, autrement dit Eric Clapton... Des albums où se devine, s'exprime même parfois directement, le fond sentimental (mais pas sentimentaliste), généralement douloureux, qui les sous-tend, nourrissant la veine intimiste de la chanson folk (chanson qui avec Joni Mitchell prendra une dimension encore plus introspective — "gardes-en un peu pour toi" lui disait Kris Kristofferson — et en même temps très climatique, écho sans doute aux grandes plaines du Saskatchewan qu'elle avait connues enfant).

(1) Les amants du folk.

Pour la petite histoire rappelons que David Crosby avait été viré des Byrds, qu'il venait de perdre sa compagne dans un accident de voiture (elle était partie conduire ses deux chats chez le vétérinaire), et que même s'il était amoureux de Joni Mitchell (ils avaient vécu une histoire d'amour ensemble le temps d'un été en Floride), il était trop volage pour que celle-ci poursuive l'aventure ("Guinnevere" sur le premier album de Crosby, Stills & Nash est un hommage à la fiancée du moment et à Joni Mitchell), d'autant qu'il y avait aussi Graham Nash qui, lui, avait quitté les Hollies (sorte de Byrds anglais), sa femme et l'Angleterre, tout ça pour Mitchell (entre autres), une relation qui durera deux bonnes années (il lui dédia Lady of the Island sur Crosby, Stills & Nash, elle lui répondit avec Willy sur le bien-nommé Ladies of the Canyon, et en retour il écrira le magnifique Our House, qu'on peut entendre sur Déjà Vu), avant que Nash n'aille voir ailleurs, en fait pas bien loin: Rita Coolidge, qui n'était autre que la nouvelle petite amie de Stephen Stills (une des causes de la fin de CSN&Y, outre les problèmes de leadership entre Crosby et Stills?), petite amie toute récente puisqu'elle-même venait de se séparer du tristement célèbre Jim Gordon (le batteur qui battait les femmes, en fait complètement fou: atteint de schizophrénie paranoïde, il tuera quelques années plus tard sa mère — dont la "voix" le poursuivait — à coup de marteau, et depuis est enfermé pour toujours)... alors que Stills (ça va, vous suivez?), après la fin du légendaire Buffalo Springfield (où officiait Neil Young) et de son rêve d'être le bassiste d'Hendrix, avait trouvé consolation auprès de Judy Collins (la chanson Suite: Judy Blue Eyes sur Crosby, Stills & Nash lui est dédiée) mais que celle-ci l'avait quitté (des histoires d'ego comme toujours mais aussi le fait que la ville de Collins c'était New York — où elle rencontrera Stacy Keach, le futur Mike Hammer — et pas Los Angeles). Pour Stills, on connaît la suite: deux albums solos puis le groupe Manassas, une tournée en France et au retour Véronique Sanson dans les bagages.
Quant à Neil Young, plus solitaire que les trois autres, s'il vient de divorcer de sa première femme, une Sicilienne rencontrée à Topanga Canyon (l'autre pôle musical de Los Angeles) où elle tenait un restaurant, épouse modèle (c'est elle la Cinnamon Girl sur l'album Everybody Knows This Is Nowhere de Neil Young avec le groupe Crazy Horse) qui lui repassait amoureusement sa chemise blanche à volants (qu'il troquera plus tard pour la chemise de bûcheron), il a vite trouvé qui pour lui succéder, en la personne de l'actrice Carrie Snodgress sur laquelle il a flashé en regardant le film Journal intime d'une femme mariée, où elle tient le rôle de la femme mariée (il évoque la scène à la fin de A Man Needs a Maid sur Harvest) et avec qui il partira vivre, près de San Francisco, dans le ranch que le succès de After the Gold Rush lui a permis d'acquérir... bref on peut dire qu'il traverse là sa période dorée (pour 1970 c'est l'exception qui confirme la règle), avant que des problèmes physiques, la mort par overdose de Danny Whitten, le guitariste de Crazy Horse qu'il venait tout juste de renvoyer et le handicap de ses deux fils atteints d'IMC, surtout le second (né d'une troisième union), ne le plongent dans une terrible dépression.
Et Joni Mitchell? Sa relation avec Graham Nash prenant fin, alors que sort Ladies of the Canyon, elle fait un voyage en Europe (France, Espagne) avec une excursion en Crète, à Matala, où elle va écrire plusieurs des chansons qui composeront Blue, son chef-d'œuvre, album dans lequel elle recourt, outre la guitare et le piano, au dulcimer des Appalaches. Là-bas (en Crète, pas dans les Appalaches), elle y rencontre un "redneck" un peu "rogue" qui lui inspirera sa chanson Carey, sauf que la Californie lui manque, l'amour d'un homme aussi, qui prendra forme dès son retour sous les traits de James Taylor, dont l'album Sweet Baby James vient d'être publié (il a été composé à la clinique psychiatrique où Taylor souffrant de dépression et accro à l'héroïne avait été interné — cf. Fire and Rain dans laquelle il évoque à la fois le suicide de son amie d'enfance Suzanne, sa toxicomanie et l'insuccès de ses précédentes chansons), et qui sera une autre source d'inspiration pour Mitchell sur l'album Blue, elle et Taylor (qui de son côté a quitté Carole King) vivant alors, à Laurel Canyon, une véritable passion (elle le suit également sur le tournage de Macadam à deux voies de Monte Hellman), jusqu'à ce qu'il la quitte à son tour (au profit de Carly Simon), la laissant pour un temps désemparée...

On ne saurait finir ce mini tour d'horizon sans parler de Layla and Other Assorted Love Songs. Après les expériences restées sans suite que furent Blind Faith (avec Steve Winwood) et Delaney & Bonnie & Friends, puis l'échec de son album solo, Eric Clapton, le "guitar hero" des Bluesbreakers de John Mayall et ensuite de Cream, fonde Derek and The Dominos, un nouveau groupe (avec Jim Gordon à la batterie) qui dans un premier temps participe à l'enregistrement à Londres de All Must Things Pass, le triple (trip) "orientalo-spectorien" de George Harrison, son meilleur ami, l'occasion pour lui de côtoyer Pattie Boyd, l'épouse mannequin d'Harrison dont il tombe raide dingue, amour impossible qu'il tente d'oublier dans la drogue (eh oui, toujours), ne voulant pas trahir un ami et en même temps incapable de résister à l'envie de séduire Pattie. Ce sera l'album Layla... (avec Duane Allman qui l'a rejoint pour l'épauler à la guitare slide), notamment la chanson-titre. Pattie Boyd finira par répondre à l'appel, mais pas tout de suite, certes sensible aux déclarations d'amour de Clapton, mais, plus encore, parce que lassée des infidélités d'Harrison, surtout lorsqu'elle découvrit celui-ci au lit avec la femme de Ringo Starr — lui aussi un sacré coureur. Comme Crosby, Stills, Nash & Co.

Les derniers mots pour Joni Mitchell qui avait fait sienne l'idée qu'en matière d'amour, les femmes, même les plus intelligentes, sont très souvent stupides, rappelant aussi que la liberté sexuelle, prônée par le mouvement hippie, ce n'était qu'un truc de mecs, inventé pour coucher avec des filles.

    lundi 25 octobre 2021

    Lalalère...


    Tralala de Jean-Marie et Arnaud Larrieu (2021).

    Un film un vrai.

    Tralala fait un bien fou. Pendant que la majorité des films français/francophones s'encroûtent, plombés par des scénarios surécrits, horriblement discursifs, là pour faire d'un roman de Balzac un film "contemporain" (1), là pour nous faire comprendre les affres de la bipolarité (2) ou encore le pouvoir insidieux du négationnisme (3)... Tralala, lui, nous la joue tranquille, encombré de babioles en tous genres et pourtant incroyablement léger, vagabondant au gré de l'inspiration, en toute liberté (eh oui, "l'électron libre"), sans nous asséner de message, si ce n'est "ne soyez pas vous-même", message katerinesque, réduit à son seul slogan, qui tient entier sur un bout de papier, mieux: un rond à bière (qui plus est "formidable"), et s'applique autant au personnage principal (Amalric en clochard à la fois céleste, kerouaquien, et lunaire, bouduesque) qu'au film, appelé lui aussi à ne pas être lui-même... certes une comédie musicale, avec Demy à l'horizon, mais à l'horizon si lointain (Lourdes, la ville des miracles mais surtout des Larrieu, n'ouvre pas vers le large) qu'il n'en reste plus grand-chose (un "embarcadère", des références à Trois Places pour le 26, le Paradis, un vague soupçon d'inceste...), de sorte que Tralala est moins un hommage au genre musical qu'un retour aux sources pour Arnaud et Jean-Marie Larrieu... pas seulement leurs chères Pyrénées, qu'ils n'ont jamais vraiment quittées, mais leur ville natale, celle de leur adolescence qui mêle amours et musique, famille et cinéma...
    Et puisque le film ne doit pas être ce qu'il est (une comédie musicale avec ses numéros chantés parfaitement intégrés à l'ensemble), voyons-le plutôt comme une simple comédie avec des passages en chansons surgissant à l'improviste, parfois courts, parfois longs, parfois isolés composant toute la scène, parfois regroupés et formant une séquence, autant dire avec la même liberté que dans le reste du film. Reste que parler de liberté à propos de Tralala, c'est un peu enfoncer des portes ouvertes tant le cinéma des Larrieu en est imprégné, de liberté, et ce depuis le début, qu'il s'agisse de la narration, empruntant à l'envi des chemins de traverse, ou de la mise en scène, toujours décidée au dernier moment en fonction de facteurs difficiles à prévoir. Si la liberté n'a peut-être jamais été poussée aussi loin qu'ici, conférant à Tralala une dimension volontiers anar, il y a autre chose dans le dernier film des Larrieu qui tient au sens même du mot "tralala": le refrain réduit à trois petites notes à la place des vraies paroles (Tralala est-il vraiment Pat, le fils prodigue parti de la maison il y a vingt ans? — l'imposture, un thème récurrent chez les Larrieu). Cette question de la place, et plus précisément de la "bonne place", traverse tout le film. Pour Tralala, c'est la place à occuper en tant que fils, en tant que grand frère, en tant que père (quand bien même tous ces rôles seraient faux), mais aussi en tant qu'amant (double), une place qu'on aura vite fait d'estimer usurpée, sauf que non, puisque les autres, séduits, y croient ou finissent par y croire (on est à Lourdes), et que donc Pat est "Pat" (Pat épate), même s'il a perdu son grain de beauté sur la fesse gauche, fausse tautologie plus vraie en tous les cas que "Virginie est une apparition de la Vierge", mais surtout parce que la place qu'on lui réserve est de celles qui embrigadent et qu'elle ne peut donc que le faire fuir à nouveau.
    L'essentiel est ailleurs. Peu importe finalement de savoir qui est Tralala, l'important est qu'il soit passé à Lourdes et que, par son passage, il a certes ré-enchanté tout un petit monde mais plus encore, et de façon plus durable, redonné vie à son "frère" (comme on dirait son prochain), en la personne de Seb (le bashunguien Bertrand Belin). Et que la (bonne) parole: "ne soyez pas vous-même", que la "fille en bleu" lui avait transmis, il la transmet à son tour. Tralala joue le rôle de passeur, de la même manière que Tralala serait une sorte de cheminement, mais à rebours, se nourrissant des différents films tournés jusque-là par les frères Larrieu, pour revenir, comme le vrai-faux Pat, une vingtaine d'années en arrière, soit l'époque du court Madonna à Lourdes (je le cite pour la référence topographique car je ne l'ai jamais vu), du premier des cinq Amalric-films réalisés par les Larrieu, la Brèche de Roland, et surtout du premier combo Amalric-Katerine (Amalric en tant qu'acteur, Katerine en tant que musicien), Un homme un vrai, auquel Tralala fait écho non seulement parce qu'on y retrouve Amalric et Katerine, les deux figures les plus emblématiques du système larrieusien, mais aussi parce que dans Un homme un vrai était déjà présent, encore inassouvi, le désir de comédie musicale et que s'y trouvait posée la question de la place. Dans Tralala, c'est Katerine qui au départ devait jouer le rôle de Tralala, ce qui explique qu'il est l'auteur de toutes les chansons réservées au personnage. Amalric ayant finalement hérité du rôle, cela crée une forme d'illusion, l'aspect composite de Tralala le devant pour beaucoup au fait qu'Amalric réendosse ce qui appartient à Katerine (le banjolélé est un ustensile typiquement katerinien). Le tralala de Tralala, c'est ça aussi: des "trucs" empruntés à Katerine et qu'Amalric se réapproprie, jusqu'à la grande scène de la boîte de nuit, où il reprend la chanson Sexy cool, mais modifiée: "je suis moi quand je suis toi"... auquel répond l'autre, quel qu'il soit: "je suis moi quand t'es toi" (c'est ). Arnaud et Jean-Marie, Amalric et Katerine, Pat et Seb, l'un e(s)t l'autre... bref "ne soyez pas vous-même", d'aucuns auraient fait de cette maxime une profonde et pénible mise en abyme, les Larrieu se contentent de la décliner en surface, en chansons, révélant, via Tralala, ce qu'il en est du tralala d'un personnage, ce petit truc qui lui sert de (faux) semblant et sans lequel il se sentirait démuni. Tralala: un film, un vrai.

    (1) Dans Illusions perdues, Xavier Giannoli a de plus écarté ce qui, dans le roman de Balzac, constituait le contrechamp, la part noble incarnée par Séchard, l'ami d'Angoulême, et les gens du Cénacle (même si dans le film, le personnage de Nathan, qui s'appelle d'Anastazio, s'inspire aussi de d'Arthez, dudit Cénacle, la "bonne conscience" de Lucien), ce qui, faute d'une dialectique suffisamment présente, rend le film assez déplaisant, au-delà même du parallèle trop forcé, concernant le monde de l'édition et des critiques, entre l'époque de la Restauration et celle d'aujourd'hui (le film par instants, ce n'est plus les "illusions perdues" mais les "allusions perfides").
    Il y a aussi l'Eugénie Grandet de Marc Dugain, film sans sève, un comble quand on adapte Balzac.

    (2) Les Intranquilles de Joachim Lafosse, c'est quoi? Un manuel de psychiatrie, consciencieusement mis en scène, le DSM 5 avec toutes les cases parfaitement cochées pour porter le diagnostic de psychose maniaco-dépressive: la première partie bien maniaque, donc fatigante à la longue, qui fait qu'on attend la phase dépressive pour souffler un peu, sauf que, une fois celle-ci arrivée — c'est la deuxième partie du film —, on s'y ennuie tellement qu'on regrette la première, et qu'à la fin une question demeure, restée sans réponse: et Garouste là-dedans?

    (3) L'Homme de la cave de Philippe Le Guay est une allégorie tout ce qu'il y a de plus évidente, mais les spectateurs ayant comme on le sait la comprenette difficile, on va leur expliquer, pas à pas, de façon presque scolaire, pourquoi c'est dangereux le négationnisme, surtout quand il s'avance masqué, et pour cela à travers la crise que déclenche, dans une famille mi-juive mi-catho puis dans l'immeuble tout entier (microcosme social), la présence d'un petit Faurisson du Net ayant élu domicile dans la cave que ladite famille lui a vendue sans savoir qui il était. Les stéréotypes se bousculent, chaque personnage en est un par rapport à l'homme-rat, tout ça est très édifiant, jusqu'au finale et sa symbolique XXL.

    jeudi 21 octobre 2021

    Vu le VU


    The Velvet Underground de Todd Haynes (2021).

    En optant pour le genre documentaire, Haynes a-t-il choisi la forme qui convient le mieux pour parler rock au cinéma, et plus particulièrement du Velvet Underground? Après Velvet Goldmine, qui privilégiait un peu trop l'imagerie glam, cet aspect somme toute superficiel de ses représentants les plus célèbres (essentiellement Bowie, celui de "Ziggy Stardust", mais aussi Marc Bolan, Iggy Pop, Lou Reed...) au détriment de ce qui s'y cache derrière (ce que l'enquête à l'intérieur du film était censée explorer), et I'm Not There, qui forçait un peu trop la fiction, à travers tous ces autres Dylan, œuvrant à sa "place", signifiant davantage l'absence (ne pas être là où l'on s'attend à vous trouver) du "poète-contestataire-rockstar-hors-la-loi" qu'il ne la creusait, là encore de l'intérieur... de sorte que le meilleur film-rock sur Bob Dylan (voire le meilleur film-rock tout court) pourrait bien être celui, invisible, qu'a réalisé Dylan lui-même, à savoir Renaldo et Clara, film que je n'ai jamais vu (d'où l'emploi du conditionnel) mais que j'imagine très bien à travers ce qu'en dit Melvil Poupaud qui, lui, l'a vu de nombreuses fois et le définit comme un pur film beat, tout en cut up, mêlant documentaire (interviews divers, captations de concerts...) et fragments fictionnels; sachant que si donner une forme documentaire à une fiction ne préjuge en rien de sa réussite, à l'inverse, produire de la fiction reste la condition sine qua non pour qu'un documentaire fonctionne (et ne se réduise pas simplement à du document filmé) — NB. Quand je parle de fiction, je ne parle pas évidemment de saynètes scénarisées, jouées par des acteurs (dans le rôle de personnages réels), mais de la Fiction, en termes de puissance, celle qui se dégage de l'agencement d'un film, en l'occurrence documentaire, à travers son découpage, son montage, les lignes de force (ou de fuite) que le film établit, etc.
    Qu'en est-il de The Velvet Underground? A bien des égards, on peut dire que le film fictionne, et plutôt bien, mais que s'il fictionne c'est surtout dans sa première moitié, la partie du film qui correspond à l'avènement du groupe, surgi de nulle part, en plein Summer of Love... Soit la rencontre brutale, par ce qu'elle avait d'antinomique — et le "premier" nom du groupe, The Primitives, parmi tous ceux de l'avant Velvet, le traduit parfaitement —, entre d'un côté la poésie de Lou Reed (influencé par Delmore Schwartz), poésie "décadentiste", urbaine (le New-York des paumés, des drogués et des minorités sexuelles), le rock garage comme mode d'expression, et de l'autre la musique de John Cale (influencé par La Monte Young et son concept de "son continu", la future Dream House), musique drone, minimaliste, "bourdonnant" à l'infini... tel un choc entre deux particules, l'une négative, l'autre positive, qui donc s'attirent et avec d'autant plus de force que le rapprochement est rapide... Le Velvet au départ c'est ça, une force électrique et ce qu'elle peut produire en termes de distorsion, de déformation et autre altération. Le style de Haynes, les split screens, les images éclatées, le rythme épileptogène (un carton au début avertit le spectateur des risques — bah oui, qu'il ne vienne pas nous gâcher la séance s'il est sujet aux convulsions), c'est "raccord", pourrait-on dire, avec la période pré-Factory du Velvet. Puis Warhol s'en mêle, il faut mettre un peu d'ordre dans le chaos. Nico arrive, grand et beau bloc de glace qui confère au groupe une image moins sombre. C'est l'époque des performances live, le Velvet en noir, Nico en blanc, les effets stroboscopiques, c'est toujours aussi électrique... Et si l'album à la banane ne rencontre pas le succès, peu importe, ce sera pour plus tard comme tous les trucs prophétiques. Le film, lui, est à l'unisson, toujours aussi inventif, comme sous amphétamines, une sorte de formalisme maniaque, nourri des films de Warhol et de Jonas Mekas, et de tous ces found footages qu'a compilés, mieux: concassés, Todd Haynes pour faire revivre le Velvet.
    Mais déjà les premières failles. Warhol et Nico sont virés, Cale est viré, Reed se vire lui-même (Morrison et Tucker suivront, au temps du Velvet 2, dirigé par Sesnick et Yule). Du coup, le film se perd un peu, les interviews tendent à prendre le dessus, ça fictionne moins au sens où, les trois figures mythiques du Velvet — Reed, Warhol et Nico — ayant aujourd'hui disparu, Haynes s'en remet aux souvenirs des vivants (Cale, Moe Tucker, Mary Woronov, une des "Superstars" de la Factory, etc.), pas inintéressants mais qui donnent au film un côté nostalgique, voire carrément hagiographique sur la fin, concernant Lou Reed (la "voix" du grand poète), manière de refictionner le docu me dira-t-on, mais qui suit d'un peu trop près l'image officielle (pas fausse mais convenue) du Velvet Underground comme référence ultime dans l'histoire du rock (avec Dylan justement mais, contrairement à lui, reconnue plus tardivement), par son côté précurseur vis-à-vis du rock alternatif (c'est le versant Cale) et du punk-rock (le versant Reed, que vient réactiver, à défaut de l'incarner, Moe Tucker, autant par ce qu'il en était de son jeu de percussion, plutôt rudimentaire, que par ses propos anti-hippies qui, pour beaucoup, font le sel du documentaire alors que ce n'est pas spécifique au Velvet — repris cinquante ans après, ça leur donne même un petit côté réactionnaire). Si jusque-là le film s'était tenu à l'écart de cet aspect glorifié du groupe, s'attachant davantage au Velvet originel (quatre mouches de velours noir) mis en forme par Warhol (qu'on peut voir aussi comme un pacte signé avec le Diable, une promesse de célébrité, à l'image de tout ce qui gravitait autour de Warhol, moyennant l'abandon progressif de ce qui faisait l'âme du Velvet: la dualité Lou Reed-John Cale dans ce qu'elle avait de profondément radicale)... la seconde moitié se révèle moins stimulante, Haynes choisissant de ne pas suivre le Velvet dans sa période Doug Yule, mais pas davantage Lou Reed dans sa période post-Velvet (impulsée par Bowie). Un choix qui se justifie (Yule a conservé le nom du Velvet Underground un peu contraint et forcé, et le Lou Reed anglais, glamisé, n'a plus rien à voir avec le Velvet) mais qui impose alors, faute de matière, de relancer la machine fictionnelle.

    Digressions velvétiques.

    Fictionner à ce moment du film aurait été d'apporter un regard plus neuf sur le Velvet, pas nécessairement à rebours de ce qui est communément admis, mais plus personnel, plus subjectif et de fait plus original. Ainsi, par exemple, sur le rôle du groupe dans l'évolution du rock où l'on tend de nos jours, sous prétexte que le Velvet fut passablement ignoré du temps de sa splendeur (ignoré = maudit = génial), à en faire un pilier essentiel de l'histoire du rock, un groupe fondateur... Oui mais au même titre que plein d'autres groupes. Et sous réserve de ne pas se méprendre sur la notion d'influence. Que le Velvet (et plus particulièrement Lou Reed) ait joué un rôle influent chez de nombreux artistes, dont Patti Smith, par la qualité littéraire de ses textes, ne veut pas dire qu'il a joué le même rôle pour des groupes de rock expérimental, tel Can, ou de punk-rock comme les Sex Pistols, lesquels trouvent leurs sources ailleurs, certaines parfois communes au Velvet (Riley et La Monte Young pour Can, le rock garage pour les Sex Pistols), mais qui, le plus souvent, témoignent d'inspirations différentes. Préfigurer est une chose — et le Velvet préfigure aussi bien le krautrock que le punk —, influer en est une autre.
    Mais ce n'est pas de ça dont j'aurais aimé que Haynes parle dans son film. Ce que j'aurais apprécié, pour rester sur la question de l'influence, c'est qu'il mette davantage en lumière deux figures dont j'aime à penser — la fiction est là — qu'elles ont occupé une place plus importante dans l'histoire du Velvet que les biographes ne leur accordent. A savoir Delmore Schwartz et Moe Tucker. Schwartz, le poète alcoolo-dépressif (depuis l'assassinat de Kennedy?), qui à la fin de sa vie vivait reclus et fut pour Lou Reed un vrai mentor (il lui fit découvrir les grands auteurs irlandais comme Yeats et Joyce); Tucker, la batteuse au style atypique (sans roulements), qui jouait debout, "à l'africaine", mailloche d'une main, baguettes de l'autre, au-dessus de ses instruments (les fûts car elle détestait les cymbales autant que les hippies) pour mieux tenir le tempo et dont on peut dire que, de tous les membres du groupe, elle fut la seule vraie punk. Schwartz et Tucker parce que:
    — le premier, qui haïssait le rock, était l'antagoniste de Warhol, qu'il avait fait promettre à Lou Reed de ne jamais céder commercialement sur son art (dans l'esprit d'Angus MacLise qui précéda Moe Tucker à la batterie), que sinon il viendrait le "hanter", ce qui a dû être le cas, vu l'itinéraire artistique de Reed — il me plaît d'imaginer (fiction toujours) que le fantôme de Delmore a poursuivi l'auteur de My House (chanson qui lui est dédiée) durant toute sa carrière.
    — la seconde était, elle, l'antagoniste de Nico (bien que d'allure androgyne toutes les deux), au sens où la chanteuse allemande, imposée (judicieusement) par Warhol pour son magnétisme, représentait une sorte de "contrepoint" dans le groupe, rendant la musique du Velvet plus intense encore sur le plan émotionnel, là où Moe Tucker représentait au contraire l'élément fédérateur, assurant par son style et son esprit le lien entre les différents membres, soit l'unité du groupe.
    Tout ça pour dire que l'aura du Velvet, incarnée médiatiquement par Reed, Warhol et Nico, était comme redoublée par les figures antithétiques, plus secrètes, que furent respectivement John Cale par rapport à Lou Reed, Delmore Schwartz par rapport à Andy Warhol et Moe Tucker par rapport à Nico... Oui je délire, j'en suis conscient, mais un peu de délire, c'est peut-être ça qui manque au film de Todd Haynes, du moins dans sa seconde moitié. Un soupçon de fiction en plus.

    dimanche 17 octobre 2021

    Le poste-frontière


    S.O.S. Météores, Edgar P. Jacobs, 1959. 

    Nous y voilà !

    Oui, nous y voilà... au 38 rue du Docteur-Kurzenne à Jouy-en-Josas, là où, dans S.O.S. Météores, habite le professeur Labrousse, du moins là où il a sa maison de campagne (il vit sinon à Paris, 69 bis rue de Vaugirard)... Labrousse, célèbre météorologue français qui aide Blake et Mortimer à mettre fin aux terribles phénomènes climatiques déclenchés, via le méchant Olrik, par l'Union soviétique (enfin, ce qu'on suppose être l'Union soviétique) pour neutraliser l'Europe de l'Ouest, l'Europe de l'OTAN.
    "Nous y voilà!", c'est ce que dit Mortimer, une fois arrivé à destination après un trajet mouvementé, c'est le moins qu'on puisse dire, entre Paris et Jouy-en-Josas. "Nous y voilà!", c'est ce que dit aussi le lecteur de Chevreuse, le dernier roman de Patrick Modiano, roman écrit du côté de Saint-Forget, dans la vallée de Chevreuse, où Modiano et ses proches avaient trouvé "refuge" lors du premier confinement. C'est que cette maison de Jouy-en-Josas, Modiano il la connaît, il y a vécu enfant durant deux années, avec son frère Rudy, ainsi qu'il le relate dans Un pedigree (2005): "Début 1952, ma mère — il s'agit de l'actrice Louisa Colpeyn, que Claude Brasseur et Anna Karina martyrisent dans Bande à part de Godard — nous confie à son amie, Suzanne Bouquerau, qui habite une maison, 38 rue du Docteur-Kurzenne, à Jouy-en-Josas." Cette maison, il l'avait déjà évoquée dans Remise de peine (1988): "Ma mère était partie jouer une pièce en tournée et nous habitions, mon frère et moi, chez des amies à elles, dans un village des environs de Paris. Une maison d'un étage, à la façade de lierre. L'une de ces fenêtres en saillie que les Anglais nomment bow-windows prolongeait le salon. Derrière la maison, un jardin en terrasses. Au fond de la première terrasse du jardin était cachée sous des clématites la tombe du docteur Guillotin. Avait-il vécu dans cette maison? Y avait-il perfectionné sa machine à couper les têtes? Tout au fond du jardin, deux pommiers et un poirier." La rue était celle du "Docteur-Dordaine", mais c'est bien celle du Docteur-Kurzenne dont nous parle Modiano, comme de cette maison habitée à l'époque par des femmes qui portaient des vestes et des chaussures d'hommes — on y croisait Frede, la directrice du Carroll's, célèbre boîte de nuit parisienne fréquentée par les stars et les lesbiennes (Modiano évoque aussi la figure de Zina Rachevsky), de même qu'une certaine Rose-Marie Krawell, la femme au briquet parfumé qui était la propriétaire de la maison.
    Mais aussi des gens mystérieux qui allaient et venaient dans la maison, personnages au passé trouble (du temps de l'Occupation) et aux activités louches, comme ce Roger Vincent, aka Guy Vincent dans Chevreuse — il disait aimer changer de prénom —, celui qui avait offert une boussole en métal argenté à Jean Bosmans, le double de Modiano, qu'on avait découvert dans L'Horizon — il n'avait pas encore écrit de roman — et qu'on retrouve dans Chevreuse, là il finit par écrire son premier roman. Ou encore Jean D., dans Remise de peine, l'homme à la "montre de l'armée américaine", avec ses multiples cadrans, devenu René-Marco Heriford dans Chevreuse, qui se prétend le filleul et seul héritier de Rose-Marie Krawell, donc de la maison de la rue du Docteur-Kurzenne, espérant y trouver un "trésor", parce que lui et deux de ses comparses avaient connu Guy Vincent en prison, lequel par la suite avait habité la maison en question: pour y cacher quelque chose derrière le mur de la chambre à la lucarne? Bosmans avait sûrement la réponse, du moins l'avait-il eu (mais on n'écoutait pas les enfants et de toute façon il n'aurait rien dit, pratiquant déjà sans le savoir l'art de se taire), expliquant dès lors qu'Heriford et les deux autres cherchent aujourd'hui à le rencontrer, quinze ans après, et ce par l'entremise de Martine Hayward, un nom déjà évoqué dans Quartier perdu et Souvenirs dormants, et Camille, dite "Tête de mort", nouvelle venue, elle, dans le répertoire mémoriel de Modiano (encore que "Tête de mort" c'était déjà le surnom de Jeannette Gaul, l'amie pour le moins trouble de Louki, l'héroïne de Dans le café de la jeunesse perdue).
    Tout ça est nébuleux mais écrit de façon admirablement limpide, comme toujours chez Modiano, rendant le récit admirablement fluide... une sorte de "ligne claire" (tiens, revoilà Jacobs), mais faite de trous et de blancs, à l'image de cette carte d'état-major imaginaire que dresse Modiano de la vallée de Chevreuse, avec la maison de la rue du Docteur-Kurzenne comme poste-frontière, située entre deux mondes, celui des souvenirs (forcément fantasmés) et celui des rêves (parfois bien réels), ces événements que l'auteur avait oubliés et qui remontent à la surface à la faveur d'un nom, d'un lieu, d'un trajet (là, entre la Porte d'Auteuil et la maison de la rue du Docteur-Kurzenne), où se télescopent plusieurs temporalités, celles qui marquent une vie — enfance, adolescence, âge mûr, vieillesse —, des souvenirs aux allures souvent de cauchemars, avec tous ces gens "menaçants" qui peuplent, obscurément, la mémoire de l'auteur, fantômes ressortis du passé dont il faut vite noter l'existence pour les transformer en personnages de roman et ainsi les rendre inoffensifs. Modiano s'y attèle, roman après roman, faisant de l'œuvre modianesque un seul et merveilleux roman, toujours en cours, puisqu'impossible à achever, l'auteur et ses mystères se dérobant à chaque fois au dernier moment, comme s'il nous disait, à l'instar de Bosmans aux trois Pieds nickelés: "Attendez... je reviens..." (formule récurrente chez Modiano). De sorte qu'on ne saura jamais ce qu'il en était vraiment de ces étranges allées-venues dans la maison où vécut Modiano enfant (écho à d'autres romans, en particulier Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier), comme on ne saura jamais avec certitude ce qui se passait la nuit dans l'appartement de la Porte d'Auteuil — le réseau qu'il abritait — dont le numéro de téléphone n'est plus alphanumérique (exit l'indicatif, comme AUT, lié à la toponymie — le changement a eu lieu à partir de 1964)... mais dont on espère toujours, inlassablement, que dans les prochains romans quelques nouvelles pièces viennent compléter le puzzle, alors qu'on sait pertinemment qu'on en restera au stade du "déjà vu", cette sensation bizarre qu'a bien analysée le philosophe Remo Bodei. Modiano for ever...

    PS. Des pièces du puzzle, il en est une qui m'intrigue plus que les autres, elle concerne le personnage de la gouvernante. Ici prénommée Kim et qui garde la journée l'enfant de René-Marco dans l'appartement peu recommandable d'Auteuil. Impossible de ne pas penser à Margaret Le Coz, la jeune femme secrète de L'Horizon que Jean Bosmans avait autrefois connue, aimée probablement, et qu'il était près de retrouver à la fin du roman, à Berlin où il avait décidé d'aller... sous réserve que c'était bien elle qui tenait l'ancienne librairie russe et surtout qu'à l'instant d'entrer il ne fasse pas brusquement marche arrière. Comme d'habitude.

    dimanche 10 octobre 2021

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    Abandonware, Roman à Clef, 2015.

    Roman à Clef: un trio composé de Jen Goma, Ryan Newmyer (tous les deux du groupe A Sunny Day in Glasgow) et Kurt Feldman (The Pains of Being Pure at Heart, Ice Choir). Peut-être les meilleurs héritiers de Prefab Sprout. Dommage qu'ils n'aient fait qu'un album.

    Travolta et moi


    Travolta et moi de Patricia Mazuy (1994).

    "Ô terrible frisson des amours novices !"

    Le film de Patricia Mazuy avait surgi comme ça, sans crier gare, un soir d'automne 1994, véritable météorite dans le ciel du PAF (1); le choc avait été violent, à l'époque je tâtais un peu de philo et cette histoire de séduction, de désir et de folie entre deux ado, qui mêle Travolta et Nietzsche ("des danseurs tous les deux" dixit le garçon), OK magazine et Zarathoustra, je l'avais vue comme quelque chose de très deleuzien (2). Revoyant le film récemment, l'impression n'a pas changé. Cet aspect tient au mouvement du film qui ne se contente pas de suivre un axe, lequel irait d'une première rencontre dans un bus, au retour du lycée, jusqu'à son dénouement tragique, dans une patinoire où la cousine du garçon fête son anniversaire, en passant par la boulangerie que l'héroïne, coincée par ses parents partis à un congrès de pâtisserie, doit tenir. L'axe est là, mais démultiplié par tout un ensemble de lignes courant dans différentes directions, depuis le lacet dénoué jusqu'aux figures sur la glace, les personnages eux-mêmes n'arrêtant pas de descendre et monter des escaliers, traverser des espaces aux allures de réseaux (exemplairement la boulangerie — 3), dynamisant ainsi le processus du désir chez la jeune fille (extraordinaire Leslie Azzoulai qui — c'est dommage — abandonnera le métier peu de temps après). Tout ça crée des intensités, des potentialités, que le film, volontairement abrupt, voire sauvage, dans son écriture, organise sous forme de flux qui, outre l'enchevêtrement des lignes, font jurer les couleurs (du jaune-orangé au bleu), télescoper les musiques (du disco — Saturday Night Fever des Bee Gees — au punk: "Naturträne" de Nina Hagen et "White Riot" des Clash, mais aussi Higelin, les Stones, Dylan, Dassin, Polnareff... soit la musique qu'on écoute dans les boums, les tubes du moment, ainsi dans la dernière partie du film, la longue séquence à la patinoire)... Et, bien sûr, permettent aux corps, désirants, de se rapprocher, selon une gestuelle très chorégraphique. De sorte que Travolta et moi n'a pas la structure du classique "roman d'apprentissage", qui verrait, l'espace d'un week-end, le temps d'un incendie et d'un suicide, l'héroïne passer de l'adolescente insolente et râleuse à la femme déjà marquée par la vie. Si le film la fait grandir, symboliquement quand elle déchire et brûle la photo de Travolta, son devenir est déjà là, en tant que puissance de vie, présent dès les premières scènes, à travers ses cris et ses colères, dirigés autant contre l'autorité parentale que contre elle-même et les autres qui ne la comprennent pas. Il n'y a pas d'éveil du désir chez elle au sens où ce n'est pas seulement de ce désir-là dont nous parle Patricia Mazuy, mais de celui qui est d'emblée connecté au familial, au social, au politique, et représente une réelle force subversive, ce dont témoignera la boulangerie en feu. On est en 1978. Le "girl meets boy" du film, c'est la rencontre (en province, ça se passe à Châlons-sur-Marne) d'une fille au franc-parler, qui jusque-là idéalisait Travolta (comme ses copines qu'elle traite néanmoins d'attardées mentales) et d'un garçon aux formules définitives, qui lit Nietzsche et cite Rimbaud (le poème "H" — "Ô terrible frisson des amours novices..."); elle, en crise, toujours à la limite; lui, minéral et plein de morgue... soit la rencontre du devenir (la femme en train d'advenir, engageant tous les possibles) et du "no future" (le nihilisme d'une certaine jeunesse, incarné par le garçon), rencontre impossible, qui conduit à la folie. Foutre le feu, se jeter dans le vide... Désir et folie, ça va toujours ensemble. Et la poésie aussi, qui rime avec Mazuy.

    (1) Travolta et moi est le cinquième des neuf téléfilms de la série Tous les garçons et les filles de leur âge, diffusée sur Arte entre octobre et décembre 1994, avec pour thème unique l'adolescence à une époque donnée: du début des années 60 pour le premier épisode au début des années 90 pour le dernier, le film de Mazuy se situant à la fin des années 70.

    (2) Je ne parle que de Deleuze mais c'est, plus justement, de Deleuze et Guattari dont il faudrait parler, mes références se trouvant du côté de leur Kafka et du concept de "rhizome". Drôle de coïncidence: la semaine d'après, je regardais l'épisode suivant, pas terrible, réalisé par la fille du philosophe, Emilie Deleuze.

    (3) La boulange, Patricia Mazuy elle connaît, son père était boulanger-pâtissier (cf. ) — Gérard Mazuy était peintre également (cf. ), ancien élève du peintre anarchiste André Claudot, dijonnais comme lui. [ajout du 14-10-21]

    samedi 9 octobre 2021

    Le mirage


    Le Mirage de Jean-Claude Guiguet (1992).

    Dans le rouge du couchant.

    La montagne, des cimes enneigées, le gris du ciel. Pas de doute, nous sommes en hiver. Mais dans la vallée, c’est déjà le printemps. Le Mirage s’ouvre sur cette image impossible d’une nature à la fois hiémale et germinale, à la manière de ces grains de pollen — des fleurs de peuplier, nous apprend un peu plus tard Fabienne Babe — voltigeant au gré du vent comme des flocons de neige, ce qui n’est pas sans évoquer moins les fameuses "manines" de l’amarcord fellinien que l’idée même de la mort, d’une mort à venir, peut-être même déjà là, sous les traits souriants d’un printemps trop précoce. Idée du reste confirmée par la musique qui accompagne ces premiers plans (et qui reviendra ensuite régulièrement, véritable leitmotiv, jusqu’au finale): le dernier des quatre LiederIm Abendrot, littéralement "dans le rouge du couchant" — que Richard Strauss composa à la fin de sa vie, adieu serein non seulement à la vie, mais aussi à la musique, à travers ce retour au lied comme forme la plus pure, la plus blanche (une femme, une voix), de la musique, loin des excès ténébristes qui firent du romantisme allemand le socle idéologique des horreurs que l’on sait.
    D’entrée, le paysage que nous donne à voir Jean-Claude Guiguet serait donc un mirage, comme l’est le sentiment éprouvé par l’héroïne (Louise Marleau, dans son plus beau rôle, forcément) de redevenir femme le jour de ses cinquante ans, pour avoir pris pour des menstruations (miracle de la nature) ce qui, en fait, était le saignement d’une tumeur. Le cinéaste s’en est lui-même expliqué: le Mirage est né de l’image de sa propre mère qui lui était apparue soudainement rajeunie peu de temps avant de mourir. Mais tournant son film une dizaine d’années plus tard, il dut prendre en compte une autre réalité, celle du sida — encore inconnu au début des années 80 - qui le vit perdre entre-temps de nombreux amis (le film est dédié à Jacques Davila). 
    On peut voir ainsi le voyage sur le lac Léman, vers la fin du film, comme un dialogue avec des morts, ou plutôt des fantômes, à l’instar des passagers du tramway qui traverseront son dernier long métrage. Ce lac est bien un mirage, le vrai mirage du Mirage. A l’héroïne qui dit l’aimer plus que tout, le fils répond qu’elle est victime des apparences, que ce lac a perdu sa transparence, qu’il n’est qu’une illusion: "depuis une vingtaine d’années, une algue microscopique y prolifère, l’oscillatoria rubescens (...), ce qui signifie "le sang des Bourguignons", en souvenir de Charles le Téméraire, parce que cette algue colore l’eau en rouge". De ce rougissement nous ne voyons rien évidemment. Car trop réaliste, à la différence des reflets rouges qui illuminaient les eaux du canal dans Faubourg St Martin. Ici tout est noyé dans une blancheur diffuse, rendant l’invisible plus frémissant encore. On pense à Grémillon. Mais si nulle rougeur n’apparaît à la surface du lac (puisque c’est dit, inutile de le montrer — c’est pourquoi, également, on ne voit aucune image de crépuscule, la musique de Strauss s’y employant), le rouge n’est pas pour autant absent du film, apparaissant, par exemple, sous la forme d’une tache de sang sur une nappe blanche, conséquence d’un verre brisé, ou encore d’un rouge à lèvres dont l’application, tel un coup de poignard, semble précipiter la mort de l’héroïne.
    Il y a toujours du fantastique dans les films de Guiguet, ce que le cinéaste reconnaissait lui-même, après coup, une fois le film terminé, lorsque de celui-ci il devenait son propre spectateur, comme s’il lui fallait prendre une certaine distance avec l’œuvre pour que surgissent enfin toutes ces choses qu’il y avait mises, inconsciemment. Certes, le fantastique chez lui n’a rien de commun avec ce que l’on définit habituellement comme fantastique. Les miroirs ne sont pas traversés et nulle colombe ne vient métaphoriquement occuper l’écran. Pourtant il existe bien ce fantastique — à la fois discret et obstiné, à l’image de l’auteur —, s’immisçant dans la matière de ses films, et cela jusque dans les recoins d’un paysage, une manière finalement de sceller ce pouvoir de transfiguration qu'il revendiquait pour le cinéma. C’est que son œuvre, si lyrique soit-elle, ne se contente pas de célébrer la beauté du monde, elle en perçoit aussi les aspects mortuaires, dans une sorte d’hyperconscience qui est celle de la mélancolie, éprouvant la mort au cœur même du vivant. Par ce double mouvement, contemplatif et mélancolique, fait de ravissement autant que de cruauté, le cinéma de Guiguet échappe à tout panthéisme béat comme il échappe aux écueils du pathos romantique. Ses paysages apparaissent éclairés de l’intérieur, brillant d’une lueur secrète qui les transforme, mondes incertains, hantés par le souvenir des êtres que le cinéaste a aimés.
    Ici, c’est dans la lumière vaporeuse d’un lac que s’opère la métamorphose. Comment? Par la musique, plus exactement la musicalité qui, chez Guiguet (comme chez Thomas Mann dont la dernière nouvelle "Die Betrogene" a inspiré le film), confère au paysage un doux sentiment d’inquiétude. Dans la scène sur le bateau, Fabienne Babe, qui tient le rôle d’une artiste — elle est peintre et, à ce titre, peut être considérée comme la porte-parole, sinon le double, du cinéaste —, lit à son jeune frère d’origine allemande un passage du Gai Savoir de Nietzsche: "D’où vient que les vents chauds et pluvieux apportent avec eux le goût de la musique?". Puis elle regarde, attendrie et inquiète, sa mère, adossée au bastingage, fredonner une mélodie aux côtés du jeune américain — personnage trop parfait pour ne pas être lui aussi un mirage (1) — qui lui fait connaître à nouveau l’ivresse de l’amour. Soit précisément ce qu’écrit ensuite Nietzsche dans le passage en question (puisque c’est filmé, inutile que ce soit lu), à savoir que ces vents sont aussi ceux "qui donnent aux femmes des pensées amoureuses". Et le cinéaste alors de nous montrer, dans un même plan voilé de blanc, le lac et les montagnes (que seul le bateau, en traversant le plan, permet de distinguer), et une représentation possible des pensées amoureuses d’une femme. Un rendu assez proche en fin de compte du sfumato, cet équivalent atmosphérique du "sourire léonardien" dont Barthes disait, dans son cours sur le Neutre, qu’il est la figure de "l’extase, de l’énigme, du rayonnement doux et du souverain bien". Autant dire qu’ici paysage et visage se confondent. Ce que vient confirmer le dernier plan du film, le plus beau de toute l’œuvre guiguetienne (aux dires mêmes du cinéaste), qui voit la caméra quitter le visage asphyxié de la mère, attraper au passage celui de la fille, submergée de douleur, pour finalement s’échapper par la fenêtre, laissée ouverte — au contraire du finale, lui aussi admirable, de la Visiteuse où Françoise Fabian restait perdue dans les profondeurs d’une effroyable mélancolie —, et permettre ainsi de saisir, une dernière fois, les beautés ravageantes du monde.

    (1) Le personnage a, malgré son air angélique, quelque chose de diabolique qui n’est pas sans rappeler celui d’Hélène Surgère dans les Belles manières, provoquant à sa façon la déchéance du héros, ou encore de Patachou, éteignant à la fin du Faubourg toutes les lumières, comme si elle avait été la grande ordonnatrice du destin des autres.

    Le film: .

    vendredi 8 octobre 2021

    Li per li


    Li per li de Pierre Léon (1994).

    Le club des cinq.

    Li per li (sous-titré "féerie critique") est signé Pierre Léon. C’est un film absolument magnifique (un de ses premiers), tourné en noir et blanc, avec trois francs six sous, expliquant l'instabilité du cadre (1), mais sans que cela le pénalise tant l’essentiel est ailleurs. Où exactement? Disons dans cet art de la captation (le premier plan montre un personnage enregistrant les bruits de la nature) qui fait de l’instant présent (li per li = sur le moment/sur le champ) le cœur révélateur du film. Le temps ici est celui de l'oisiveté (dolce farniente) et du passe-temps (déchiffrer une chanson russe, construire des miroirs avec des bouts d’assiettes, lire des recettes de cuisine, danser sous la lune, etc.), alors que les personnages ne se sont pas vus depuis quinze ans et que, apprend-on, ils doivent bientôt disparaître: "Cinq extra-terrestres pas comme les autres profitent de leurs derniers moments sur la planète Terre. Un seul restera pour garder les secrets"; ainsi Pierre Léon résume-t-il son film, un film qu'on pourrait qualifier de science-fiction, mieux, de séance-fiction: une fiction durant laquelle des hommes s'occupent. Autant dire que ce temps est autant celui des acteurs, amis de longue date (outre Pierre Léon et son frère Vladimir, on retrouve là Mathieu Riboulet, Renaud Legrand et Serge Renko, le futur "triple agent" de Rohmer), vivant ensemble le tournage d’un film, que celui des personnages dont on ne saura jamais exactement ce qu’ils ont fait pendant ces quinze ans, sinon accomplir une étrange mission ("la guerre des cinq sens"), celle de la vie j’imagine, de leur jeunesse dont ils conservent, plus que le souvenir, la trace sous la forme d'un petit pansement au cou — le baiser du vampire? — qu’ils ne quitteront qu’à la fin, quand le personnage muet joué par Pierre Léon viendra les chercher.
    Rythmé par le célèbre sonnet de Louise Labé ("je vis, je meurs, je me brûle et me noie; j’ai chaud extrême en endurant froidure..."), qui exalte les tourments de l’amour et qui sert ici de mot de passe à l’arrivée — à pied, en vélo ou en Mercedes — de trois des personnages dans une grande maison de campagne, une sorte de datcha située à l’écart du monde, où les attend un quatrième, apparemment le chef, alors que le cinquième (Pierre Léon) attend lui son heure, on l'a dit, en se consacrant à des taches domestiques (peler des pommes, passer la serpillière...), le film est empreint d’une douce mélancolie, à l’image des séquences chantées (par Renaud Legrand, les yeux fermés, Vladimir Léon, regard caméra, et Pierre Léon, en voix off, à la fin du film) et surtout de ce plan merveilleux où des roses apparaissent furtivement en couleurs, comme si elles avaient été peintes au pochoir. Reste ce qui est peut-être la scène la plus significative du film, quand Mathieu Riboulet apprend à Serge Renko à "lire" un poème, en l’occurrence celui de Louise Labé, et, par la tonalité et le rythme que ce dernier finit par trouver, à transformer un simple "mot de passe" (c’est-à-dire une suite de mots sans véritable sens) en pure coulée d’émotion. N'est-ce pas ainsi qu'il faut "lire" les films de Pierre Léon?

    (1) Découvert initialement sur Dailymotion, le film a depuis été restauré par son auteur. On peut le voir  sur Vimeo.

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    Tokyo London US Korea, Here We Go Magic, 2015.

    Extrait de l'excellent Be Small, "Tokyo London US Korea", au rythme enoesque tempéré de Cale (Temple et Bloch ont évoqué Wrong Way Up comme source d'inspiration), est un petit bijou. Son motif décasyllabique, dont on devine à quoi il fait référence, même si on ne comprend rien au reste des paroles, a quelque chose d'envoûtant.

    jeudi 7 octobre 2021

    Merlin


    Merlin d'Adolfo Arrieta (1991).

    Bien sûr, il y a les Contes (de printemps, d'hiver, d'été, d'automne) de Rohmer, le Van Gogh de Pialat, la Céline de Brisseau ou encore la Cérémonie de Chabrol, mais le cinéma français des années 90, c'est aussi des films plus rares, découverts sur le tard pour la plupart, et que pour ma part je considère parmi les plus beaux de la décennie:

    Merlin (Adolfo Arrieta, 1991) - OK le film est espagnol mais bon...
    Le Mirage (Jean-Claude Guiguet, 1992)
    Travolta et moi (Patricia Mazuy, 1993)
    Li per li (Pierre Léon, 1994)
    Le Complexe de Toulon (Jean-Claude Biette, 1995)
    Plus qu'hier moins que demain (Laurent Achard, 1998)

    Et pour commencer: Merlin.

    Adolfo et ses doubles.

    Ah Merlin, quelle merveille! J’ai rarement vu un film communiquer à ce point son bonheur d’exister. Parce que vous en connaissez beaucoup, vous, des films comme celui-là qu’on peut revoir en boucle, sans se lasser, comme on réécouterait par exemple Ma mère l'oye de Ravel, un exemple que je ne prends pas au hasard puisque Ravel est l’une des deux grandes sources d’inspiration d’Arrieta (cf. Flammes), l’autre étant bien sûr Cocteau dont il adapte ici la pièce, Les Chevaliers de la Table ronde. Qu’est-ce qui rend ce film si miraculeux? A quoi tient le prodige qui fait d’Arrieta — jouant lui-même le rôle de Merlin — le véritable enchanteur de son film? Peut-être à cette capacité d’émerveillement qui, malgré les années, est restée intacte chez lui, comme si le plaisir de filmer l’emportait sur tout, aussi bien les contraintes d’une production moins artisanale que d’habitude (le film est en 35 mm) que le relatif dédain dans lequel le tient la profession depuis 50 ans, expliquant qu'il soit redécouvert à peu près tous les dix ans. Mais ce qui pour moi rend le cinéma d'Arrieta si miraculeux, c'est que cet état d'émerveillement ne se limite pas à ses effets de surface; s'y dégage aussi, de manière plus profonde bien que toujours discrète, le sentiment que, comme les rêves ou les contes pour enfants, la vie n'est pas si enjouée, qu'elle est au contraire sans cesse menacée et que l'émerveillement n'est là finalement que pour s'affranchir des terreurs les plus folles...

    Avec Merlin, Arrieta adapte donc, pour la première et unique fois, Cocteau. On peut s’amuser à comparer le film et la pièce, elle-même à comparer au mythe arthurien. Outre la volonté de renouer avec l’image originelle, maléfique, de Merlin, qui recourt à l’opium comme moyen d’enchantement, et certains détails, comme "la fleur qui parle", inspirée d’un fait divers ("une plante émet des ondes en Floride comme un poste de TSF" — 1), la grande différence par rapport au mythe est le personnage de Ginifer, totalement inventé par Cocteau. Il s’agit du valet de Merlin, un démon invisible, sauf lorsqu’il prend la forme d’autres personnages, tels Gauvain et Guenièvre, entraînant chez ces derniers un comportement bizarre, un peu queer (c’est la seule façon de le repérer, outre son incapacité à bien prononcer les x), ce qui permet à Cocteau de brouiller les représentations habituelles des jeux de l’amour (voir la relation pour le moins trouble entre Gauvain/Ginifer et Artus et celle, autrement plus virile, entre Guenièvre/Ginifer et Lancelot — 2). Car si le dédoublement est à mettre en parallèle avec les nombreuses figures duelles, gémellaires, qui peuplent l’univers de Cocteau, il est davantage ici une variante de la figure transgenre. Idem quant au couple formé par Merlin et Ginifer: le premier est, selon la légende, né de l’union d’une vierge avec le démon, alors que le second est capable de s’incarner en n’importe quel personnage, homme ou femme. Le cinéaste interprétant lui-même le magicien, une question se pose, inévitable: Arrieta est-il Merlin, de la même manière que Cocteau était Orphée? Oui, si l’on s’en tient à la seule fonction enchanteresse de son cinéma et au fait que c’est bien Merlin le metteur en scène des événements. Mais ce serait oublier la nature ici pernicieuse du personnage. On sait que la pièce est placée sous le signe de l’opium, écrite par Cocteau après une nouvelle cure de désintoxication, et que s’il fallait choisir un personnage de la pièce auquel identifier l’auteur, ce serait autant celui de Merlin que celui d’Artus, lorsqu’à la fin, une fois "désintoxiqué", la réalité se révèle au Roi dans toute sa violence. Car si le poète est aux ordres de la nuit, comme le rappelait Cocteau, l’opium n’est pas sa muse. Merlin incarne autant les pouvoirs de la poésie que les subterfuges auxquels on a recours pour créer l’illusion d’un monde meilleur, simplement parce qu’il est endormi. Pour Cocteau, le dilemme est là, entre le plaisir d’une fausse vie et la douleur du monde réel. A la fois Merlin et Artus. Mais pour Arrieta? Qu’il soit Merlin, c’est évident, mais il lui faut également un "double" qui vient pondérer, à défaut de neutraliser, l’aspect négatif du personnage. Et comment ne pas voir en Ginifer le double facétieux qui, non seulement fait du film d’Arrieta une vraie comédie, où l’on se poursuit autour d’une table, mais dévoile aussi, de manière éclatante, la dimension ludique qui parcourt toute son œuvre. Plus encore, ne faut-il pas y voir, au-delà de la figure transgenre, l’essence même du cinéma d’Arrieta: un drôle de jeu — aux règles mystérieuses — avec la réalité, où l’important n’est pas dans la ressemblance, ni même la différence, mais bien dans l’écart qui existe entre les deux, qui fait du monde arriettien une copie imparfaite, souvent émouvante, parfois grotesque, mais toujours vivante — et en cela indispensable — de notre propre monde.

    (1) Jean Cocteau, Les Chevaliers de la table ronde, Gallimard, 1937, préface.

    (2) Le prénom "Ginifer" est dérivé de "Jennifer", équivalent anglais de "Guenièvre", ce qui laisse supposer que le personnage serait surtout l’incarnation pour Cocteau de la double face, hystérique, de la reine, sinon de la femme en général: séductrice et castratrice. Mais il fait aussi écho à "Lucifer" dont Ginifer apparaît, sur un mode espiègle, comme le "chiasme raté" (c'est pourquoi il bloque sur les "x"); une sorte de Loki, ce compagnon des dieux doué pour les métamorphoses, qui lui permettent de s'adonner à son sport favori: faire des farces, mais pas n'importe lesquelles, celles, méchantes, qui tournent toujours mal. Jusqu'à provoquer le Mal.

    Rappel: Les règles du jeu, un précédent texte, plus général, sur le cinéma d'Arrieta.

    Bonus: Cinéma, de notre temps: Adolfo Arrietta [cadré - décadré] d'André S. Labarthe (2015).

    lundi 4 octobre 2021

    Et (deux) Dune !


    Dune de Denis Villeneuve (2021).

    La peur tue l'esprit.

    Je me souviens (2)

    Je me souviens du premier Dune, celui de Lynch, de son côté hétéroclite, pour ne pas dire kitsch, qui par moments flirtait avec le pur nanar mais surtout dégageait une étrange poésie. Pour ce qui est du nanar, on citera les scènes d'action (celles notamment avec les Fremen, le peuple aux yeux bleus sur fond bleu d'Arrakis) et les brèves scènes d'amour ou de baiser (le Duc Leto avec Dame Jessica, Paul avec Chani), dans le style des telenovelas, soit l'aspect mexicana du film. Pour ce qui est de la poésie, nous citerons (pressé) les machines, qui donnent au film son look "industriel", l'archaïsme de certains trucages, le décorum de la maison de l'Empereur et, plus encore, le cadre de vie des Atréides, rappelant l'univers très "Jules Verne" d'un Karel Zeman (ah, l'intérieur du vaisseau capitonné de cuir!). Etant entendu aussi que beaucoup de la poésie s'était évanouie en même temps que les nombreuses scènes supprimées au montage — je pense, entre autres, à celle où le maître d'armes Gurney Halleck qui est aussi troubadour (Patrick Stewart, le futur capitaine Picard de Star Trek) joue du baliset. Mais ce dont je me souviens le plus (outre la musique de Toto, du moins le thème principal), ce sont évidemment: 1) les vers des sables, franchement terrifiants quand ils ouvraient la gueule, semblables à des plantes carnivores; 2) le monde des Harkonnen, en particulier leur chef, le Baron, probablement le personnage le plus répugnant que j'ai jamais vu au cinéma, avec toutes ces pustules sur la fiole que son médecin aspirait avec amour. Oui, c'est ça: du Dune de Lynch, il me reste avant tout l'image des vers géants dans le désert et celle de l'écœurant Baron, flottant dans les airs à l'aide de suspenseurs (il avait un petit côté Münchhausen, ou plutôt Crac, pour rester avec Zeman). Vers, pustules... on ajoutera le Navigateur de la Guilde, comparable à une grosse larve immonde, et les "mentats" avec leurs sourcils hirsutes et leur menton rougi par l'élixir de Sapho, comme s'ils s'étaient goinfrés de ketchup... (me revient également l'épais glaviot du Baron s'écrasant sur la joue de Jessica!). Tout ça c'était du Lynch pur jus (l'aspect "sale sci-fi" du film), dans la lignée "tératologique" de ses films précédents (le bébé d'Eraserhead, les difformités d'Elephant Man). A l'arrivée, un film inégal, en partie gâché par la voix off (surtout là pour renseigner le spectateur et compléter le scénario — le roman, mixte philosophico-mystique inspiré de la tragédie grecque et nourri d'idéologie féodale, est touffu, limite indigeste) et les nombreuses lacunes du récit (la plus manifeste concernant le personnage du Dr Kynes, le planétologiste d'Arrakis, interprété par Max von Sydow). Et pourtant, ce Dune-là, par son indéniable beauté — beauté vénéneuse — m'avait profondément marqué.

    Le ver de trop?

    Qu'en est-il du nouveau Dune (1), dont on s'attend à ce qu'il soit décrié, autant par les fans d'Herbert que par les lynchophiles. D'abord, parce qu'en cherchant à rendre l'histoire plus compréhensible, Villeneuve dénature l'esprit de la saga, fondé justement sur la complexité des personnages et des intrigues, aussi complexes que les effets de l'Epice, ce "mélange" mystérieux qui permet d'accéder à la prescience ou encore de plier l'espace pour voyager entre les planètes — ce qu'on appelle un "trou de... ver"! (2). Et puis un Dune "décanté", capable de séduire le plus grand nombre et ainsi favoriser des suites (3), on l'a déjà connu avec Star Wars, qui est largement pompé sur le roman d'Herbert, à la limite du plagiat, la principale différence résidant dans le fait qu'on y trouve encore des robots (plus exactement des droïdes) là où chez Herbert les "machines pensantes" n'existent plus depuis longtemps (rançon du "jihad butlérien" mené par les humains, bien avant que ne commence le roman, pour mettre fin à leur suprématie); ensuite, parce qu'en cherchant à se démarquer du Lynch, Villeneuve édulcore la part déviante du roman, que représente notamment la pédérastie du baron Harkonnen. Pas de ça dans un blockbuster hollywoodien... de la même façon que les méchants Harkonnen perdent leurs cheveux "poil de carotte" (en fait, une invention de Lynch — dans le roman, c'est l'Empereur qui a les cheveux roux). Il y a dans le Dune de Villeneuve une volonté évidente de politiquement correct. Si les références à la pédophilie (et sa dimension sadique, sinon sadienne) ont disparu, à l'instar du personnage de Feyd-Rautha que jouait Sting — la civilisation des Harkonnen est apparentée à la Rome décadente —, on peut voir aussi l'abandon de leurs cheveux roux comme une sorte de polissage bienpensant (ils n'ont plus de cheveux, ce qui règle le problème), pour ne pas être accusé, bêtement mais accusé quand même, de racisme antiroux (je rigole mais pas tant que ça). Et pour faire bonne figure, le Dr Kynes, grand mâle blanc chez Lynch, devient ici une femme noire (4).
    Mais réduire le nouveau Dune à cet aspect des choses serait faire fi de ce que le film a de réussi par ailleurs. A défaut d'apporter un regard neuf sur le roman, Villeneuve fait preuve d'un réel talent d'imageur (ne cherchez pas, c'est du québécois). Son approche du désert est vraiment très belle, différente des clichés habituels, à la Lawrence d'Arabie... Le désert y est un personnage à part entière avec son image granuleuse ocre, gris et blanc cassé (pourtant c'est du numérique), une dimension concrète renforcée par la violence du vent qui, par moments, en soulevant le sable, transforme les plans en étonnants monochromes. Cette tendance à l'homogénéisation, au niveau chromatique, on la retrouve dans les thèmes que Villeneuve traite à parts égales, qu'il s'agisse d'écologie (l'eau sacralisée), de guerre (sainte) pour la liberté ou encore de transhumanisme, d'où ce côté polissé, sans vagues (sauf celles de sable), qui ne verse pas dans la grandiloquence — même Hans Zimmer nous offre une BO moins assourdissante qu'à l'accoutumée, par contre le Dolby immersif, quelle torture! pire que l'aiguille et la boîte du Gom Jabbar! —, comme si Villeneuve, quels que soient les moyens (colossaux) dont il disposait, s'était mis au diapason de l'Univers qu'il nous décrit, un Univers soumis à des luttes intestines, mais, extérieurement, formant un tout relativement homogène (c'est parce que les Atréides ont acquis une trop grande popularité au sein du Landsraad que l'Empereur, par le biais des Harkonnen, veut s'en débarrasser), homogénéité du fait aussi de l'absence de technologies de pointe (pas d'intelligence artificielle depuis des siècles) qui tend à placer les quatre planètes sur un même plan, régulées par la Guilde. Parce qu'un blockbuster, finalement, c'est ça: aligner les planètes pour que le succès soit au rendes-vous, que le film attire le plus grand nombre. Le Dune de Villeneuve, c'est surtout ça.

    (1) Entre-temps est sortie à la télévision une version longue du film de Lynch, version que je ne connais pas. Cela dit, on peut découvrir sur Internet une dizaine des scènes initialement coupées et finalement réintégrées, sans que cette version corresponde à la version définitive, Lynch, sans droit de regard sur le final cut, l'ayant reniée. Est sortie également une mini-série (Frank Hebert's Dune) réalisée par John Harrison, suivie d'une autre (Children of Dune), des versions du roman que je ne connais pas davantage.

    (2) La complexité n'est pas un écueil en soi, la question étant de savoir comment la mettre en scène et en faire un atout qui soit euphorisant pour le spectateur. Se rappeler que le meilleur film de SF de ces dix dernières années, c'est quand même Interstellar de Christopher Nolan.

    (3) Une suite (la partie 2 du film) est prévue, sous réserve que la première partie ait été un succès, argument bassement marketing (il ne fait aucun doute qu'il y aura une seconde partie quelle que soit la réussite du premier), et c'est aussi une des limites du film. Si le Lynch était mal "fagoté" avec tout ce blabla pour faire tenir l'histoire debout, le Villeneuve souffre à l'inverse d'une sorte de frein narratif pour ne pas empiéter sur ce que sera la deuxième partie (cf. le personnage de Chani joué par Zendaya qui n'apparaît là que comme accroche publicitaire).

    (4) Reste que Villeneuve ne pousse pas trop loin la question de la diversité qui aurait consisté, comme dans les comics de super-héros (Thor devenu femme, Captain America devenu noir) à faire de Paul Atréides un héros non-blanc. S'il ne le fait pas, c'est tout simplement que Paul n'est pas que le messie attendu par tout un peuple, les Fremen, dont il devient le chef de guerre, c'est aussi (peut-être) l'Elu pour le Bene Gesserit, cet Ordre exclusivement féminin qui depuis plusieurs siècles cherche par sélection génétique à créer un surhomme. A ce titre, Paul est appelé à incarner l'impérialisme dans toute sa splendeur, autrement dit ce qu'il a de plus conquérant, et ne peut donc que rester "blanc". En revanche, il est logique que Chani, la fille du Dr Kynes, en tant que représentante d'une minorité (les Fremen), et sans préjuger de ce que sera son destin (quid de la seconde partie?), ne soit pas blanche, au regard de ce qu'est la société aujourd'hui, justifiant pour le coup, et après coup, que le Dr Kynes ne le soit pas non plus.