Joni Mitchell et David Crosby (reconnaissable à sa moustache) à Laurel Canyon.
1970, c'est l'année du folk ou de la folk (trait d'union, question genre, entre la pop et le rock), année des désillusions, par rapport aux sixties et les rêves qu'ils avaient suscités (la "famille" Manson et le festival d'Altamont sont passés par là) mais aussi les événements qui ont marqué cette année-là: la fin des Beatles et du Velvet Underground, les morts successives d'Alan Wilson (Canned Heat), Jimi Hendrix et Janis Joplin, après celle de Brian Jones en 1969 et avant celle de Jim Morrison en 1971, donnant "naissance" au sinistre club des 27. 1970, c'est l'année aussi où les vilaines blessures (ruptures amoureuses et/ou artistiques) (1) se creusent ou tardent à cicatriser (le pourront-elles un jour?), sources chez beaucoup — il n'y a pas que ça évidemment, mais ça joue — de dépression et d'addictions en tous genres (alcool, drogues, médocs), autant de facteurs expliquant (c'est une hypothèse) la présence encore plus marquée en cette année 1970, dans les classements des meilleurs albums (succès qui ne pourra qu'aller grandissant au fil des ans), du ou de la folk, en fait ce qu'on appelait le folk-rock californien, que ce soit Déjà Vu de Crosby, Stills, Nash & Young et After the Gold Rush du même Young (Neil), dont on peut dire qu'il fut l'artiste number one en 1970 (même si la "star" de l'année pourrait bien être la petite maison qu'habitait Joni Mitchell à Laurel Canyon, le quartier des rock-stars à Los Angeles, et où Crosby, Stills et Nash auraient chanté ensemble pour la première fois — on voit la maison sur la pochette de leur premier album, sorti en 1969), mais aussi Sweet Baby James de James Taylor et bien sûr, même si c'est davantage blues-rock que folk-rock, Layla and Other Assorted Love Songs de Derek & The Dominos, autrement dit Eric Clapton... Des albums où se devine, s'exprime même parfois directement, le fond sentimental (mais pas sentimentaliste), généralement douloureux, qui les sous-tend, nourrissant la veine intimiste de la chanson folk (chanson qui avec Joni Mitchell prendra une dimension encore plus introspective — "gardes-en un peu pour toi" lui disait Kris Kristofferson — et en même temps très climatique, écho sans doute aux grandes plaines du Saskatchewan qu'elle avait connues enfant).
(1) Les amants du folk.
Pour la petite histoire rappelons que David Crosby avait été viré des Byrds, qu'il venait de perdre sa compagne dans un accident de voiture (elle était partie conduire ses deux chats chez le vétérinaire), et que même s'il était amoureux de Joni Mitchell (ils avaient vécu une histoire d'amour ensemble le temps d'un été en Floride), il était trop volage pour que celle-ci poursuive l'aventure ("Guinnevere" sur le premier album de Crosby, Stills & Nash est un hommage à la fiancée du moment et à Joni Mitchell), d'autant qu'il y avait aussi Graham Nash qui, lui, avait quitté les Hollies (sorte de Byrds anglais), sa femme et l'Angleterre, tout ça pour Mitchell (entre autres), une relation qui durera deux bonnes années (il lui dédia Lady of the Island sur Crosby, Stills & Nash, elle lui répondit avec Willy sur le bien-nommé Ladies of the Canyon, et en retour il écrira le magnifique Our House, qu'on peut entendre sur Déjà Vu), avant que Nash n'aille voir ailleurs, en fait pas bien loin: Rita Coolidge, qui n'était autre que la nouvelle petite amie de Stephen Stills (une des causes de la fin de CSN&Y, outre les problèmes de leadership entre Crosby et Stills?), petite amie toute récente puisqu'elle-même venait de se séparer du tristement célèbre Jim Gordon (le batteur qui battait les femmes, en fait complètement fou: atteint de schizophrénie paranoïde, il tuera quelques années plus tard sa mère — dont la "voix" le poursuivait — à coup de marteau, et depuis est enfermé pour toujours)... alors que Stills (ça va, vous suivez?), après la fin du légendaire Buffalo Springfield (où officiait Neil Young) et de son rêve d'être le bassiste d'Hendrix, avait trouvé consolation auprès de Judy Collins (la chanson Suite: Judy Blue Eyes sur Crosby, Stills & Nash lui est dédiée) mais que celle-ci l'avait quitté (des histoires d'ego comme toujours mais aussi le fait que la ville de Collins c'était New York — où elle rencontrera Stacy Keach, le futur Mike Hammer — et pas Los Angeles). Pour Stills, on connaît la suite: deux albums solos puis le groupe Manassas, une tournée en France et au retour Véronique Sanson dans les bagages.
Quant à Neil Young, plus solitaire que les trois autres, s'il vient de divorcer de sa première femme, une Sicilienne rencontrée à Topanga Canyon (l'autre pôle musical de Los Angeles) où elle tenait un restaurant, épouse modèle (c'est elle la Cinnamon Girl sur l'album Everybody Knows This Is Nowhere de Neil Young avec le groupe Crazy Horse) qui lui repassait amoureusement sa chemise blanche à volants (qu'il troquera plus tard pour la chemise de bûcheron), il a vite trouvé qui pour lui succéder, en la personne de l'actrice Carrie Snodgress sur laquelle il a flashé en regardant le film Journal intime d'une femme mariée, où elle tient le rôle de la femme mariée (il évoque la scène à la fin de A Man Needs a Maid sur Harvest) et avec qui il partira vivre, près de San Francisco, dans le ranch que le succès de After the Gold Rush lui a permis d'acquérir... bref on peut dire qu'il traverse là sa période dorée (pour 1970 c'est l'exception qui confirme la règle), avant que des problèmes physiques, la mort par overdose de Danny Whitten, le guitariste de Crazy Horse qu'il venait tout juste de renvoyer et le handicap de ses deux fils atteints d'IMC, surtout le second (né d'une troisième union), ne le plongent dans une terrible dépression.
Et Joni Mitchell? Sa relation avec Graham Nash prenant fin, alors que sort Ladies of the Canyon, elle fait un voyage en Europe (France, Espagne) avec une excursion en Crète, à Matala, où elle va écrire plusieurs des chansons qui composeront Blue, son chef-d'œuvre, album dans lequel elle recourt, outre la guitare et le piano, au dulcimer des Appalaches. Là-bas (en Crète, pas dans les Appalaches), elle y rencontre un "redneck" un peu "rogue" qui lui inspirera sa chanson Carey, sauf que la Californie lui manque, l'amour d'un homme aussi, qui prendra forme dès son retour sous les traits de James Taylor, dont l'album Sweet Baby James vient d'être publié (il a été composé à la clinique psychiatrique où Taylor souffrant de dépression et accro à l'héroïne avait été interné — cf. Fire and Rain dans laquelle il évoque à la fois le suicide de son amie d'enfance Suzanne, sa toxicomanie et l'insuccès de ses précédentes chansons), et qui sera une autre source d'inspiration pour Mitchell sur l'album Blue, elle et Taylor (qui de son côté a quitté Carole King) vivant alors, à Laurel Canyon, une véritable passion (elle le suit également sur le tournage de Macadam à deux voies de Monte Hellman), jusqu'à ce qu'il la quitte à son tour (au profit de Carly Simon), la laissant pour un temps désemparée...
On ne saurait finir ce mini tour d'horizon sans parler de Layla and Other Assorted Love Songs. Après les expériences restées sans suite que furent Blind Faith (avec Steve Winwood) et Delaney & Bonnie & Friends, puis l'échec de son album solo, Eric Clapton, le "guitar hero" des Bluesbreakers de John Mayall et ensuite de Cream, fonde Derek and The Dominos, un nouveau groupe (avec Jim Gordon à la batterie) qui dans un premier temps participe à l'enregistrement à Londres de All Must Things Pass, le triple (trip) "orientalo-spectorien" de George Harrison, son meilleur ami, l'occasion pour lui de côtoyer Pattie Boyd, l'épouse mannequin d'Harrison dont il tombe raide dingue, amour impossible qu'il tente d'oublier dans la drogue (eh oui, toujours), ne voulant pas trahir un ami et en même temps incapable de résister à l'envie de séduire Pattie. Ce sera l'album Layla... (avec Duane Allman qui l'a rejoint pour l'épauler à la guitare slide), notamment la chanson-titre. Pattie Boyd finira par répondre à l'appel, mais pas tout de suite, certes sensible aux déclarations d'amour de Clapton, mais, plus encore, parce que lassée des infidélités d'Harrison, surtout lorsqu'elle découvrit celui-ci au lit avec la femme de Ringo Starr — lui aussi un sacré coureur. Comme Crosby, Stills, Nash & Co.
Les derniers mots pour Joni Mitchell qui avait fait sienne l'idée qu'en matière d'amour, les femmes, même les plus intelligentes, sont très souvent stupides, rappelant aussi que la liberté sexuelle, prônée par le mouvement hippie, ce n'était qu'un truc de mecs, inventé pour coucher avec des filles.