mercredi 8 décembre 2021

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La Fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov (2021).

La fièvre de Serebrennikov.

Après l'été (Leto) du côté de Leningrad... l'hiver en plein cœur de l'Oural... On passe de la fièvre pré-perestroïka du rock soviétique à celle de Petrov, quidam délirant sous l'effet conjugué de la grippe et de la vodka.

Dans Leto il y avait quelque chose de trop beau. Noir et blanc classieux — cf. le grand appartement délabré, style les Amants réguliers de Garrel —, lumière radieuse et à contre-jour au bord de la Baltique, on était loin finalement de l'esprit underground que le film était censé incarner. Trop sophistiqué, à l'image de la scénographie, des clips retravaillés à la tablette graphique et du commentateur brisant régulièrement le quatrième mur ("ceci n'a pas existé")... tout ça pour signifier ce vent (trompeur) de liberté que fut le rock léningradois au début des années 80 (la fin de l'ère Brejnev, encore très cadenassée, avec l'Afghanistan en toile de fond), prélude donc à la perestroïka. La musique y coulait à flots: outre les chansons de Zoopark et de Kino, celles du Velvet et de Lou Reed, de Bowie et de Marc Bolan, de Blondie et de Duran Duran, soit tout un courant du rock, du garage à la new wave en passant par le punk et le glam. Bref un film un peu trop léché, trop conscient de ses effets, mais sauvé, en partie du moins, par le romanesque qui s'y trouvait inclus, à l'intérieur de cette communauté en forme de bulle que formaient les personnages, tous tournés vers la musique, où régnait le sens du partage: des chansons mais aussi de celle qui en était la muse, Natasha (Irina Starshenbaum), magnifique, le vrai pôle magnétique du film, davantage encore que Viktor Tsoï, l'étoile filante... 

Dans la Fièvre de Petrov exit le "trop beau", là ce serait plutôt le trop laid (j'ai failli écrire "trolley"), hormis quelques éclairs (les souvenirs de Petrov filmés comme des petits films de famille Super 8) mais surtout bonjour le chaos... Le roman dont s'inspire Serebrennikov s'intitule Les Petrov, la grippe, etc., le film lui, c'est "Petrov grippé", sans le etc., une ruse du metteur en scène dans la mesure où c'est pourtant ça, le "et cetera", qui l'intéresse, ça, c'est-à-dire tout le reste, et plus encore le Ça, avec ce que cela suppose de pulsionnel et de chaotique, que Serebrennikov nous sert ad nauseam durant cent quarante minutes. La Fièvre de Petrov est une sacrée bouillie, un salmigondis de plans-séquences qui s'enchaînent, non sans logique (on arrive quand même à suivre ce qui nous est "raconté", quitte à se torturer l'esprit) (1), constituant une sorte de tunnel sans fin aux ramifications complexes (comparable à la propagation d'un virus?), métaphore au choix:

1) de la relation douloureuse qu'a aujourd'hui l'homo sovieticus au monde et à sa patrie perdue — le film se situe dans les années 2000.
2) de cette bonne "âme russe", son rapport à l'irrationnel, à la souffrance, et son lot de contradictions: entre rêve et réalité, folie et conscience, démesure et abattement — Gogol, Dostoïevski et Tourgueniev sont passés par là.
3) du travail créateur chez l'artiste, toujours au seuil de l'ordre et du chaos.
4) de la situation personnelle de Serebrennikov, assigné à résidence, autant pour des histoires non prouvées de détournement de fonds publics que pour sa parole dissidente.

mais de façon tellement boursouflée et tape-à-l'œil qu'il est bien difficile de se laisser embarquer (on sauvera de ce fatras la femme de Petrov, personnage le plus intéressant — cf. la scène d'amour dans la bibliothèque — mais qui, hélas, disparaît assez vite du film). Parce que ce qui compte ce n'est pas d'expliquer les intentions de l'auteur, encore moins le film, mais, puisqu'il s'agit pour l'auteur de congédier l'intellect au profit de la sensation, d'exprimer, nous aussi, notre propre ressenti à la vue d'un tel spectacle: un mélange d'exaspération et d'aversion. C'est aussi que le manque de romanesque conjoint au manque d'incarnation (ce que Serebrennikov semble vouloir rattraper dans la dernière partie, comme dans Leto, mais c'est raté) réduit la Fièvre de Petrov à sa seule dimension signifiante, celle d'un gros conte bouffi transformé en magma informe.

(1) Petrov, mécano, amateur de SF et auteur de BD à ses heures, est sous l'emprise d'une fièvre qu'il ne peut endiguer — l'aspirine qu'il a récupérée est périmée, elle date des années 70! —, fièvre qui le fait divaguer, lui mais aussi son entourage; on le voit ainsi participer complètement bourré à une virée nocturne où l'on se déplace dans un corbillard, se chamailler, à propos de son fils également grippé, avec son ex-femme devenue, elle, une tueuse compulsive en manteau vert, aider un écrivain à se suicider, accompagner le fils à un spectacle de Noël... alors qu'un souvenir refait surface et vient se heurter aux hallucinations du présent: quand, enfant, il avait vécu le même épisode, de fièvre lors d'une fête de fin d'année, et que celle qui jouait la "Fille des neiges" (dont on suivra par la suite l'histoire en N&B), l'avait pris par la main, et que cette main, du fait probablement de la fièvre, lui avait paru aussi froide que la main de la vraie Fille des neiges... encore une métaphore, de... bah ce que vous voudrez.

PS. A la fin, au petit matin, on retrouve le trolleybus du début (cette fois vidé de ses occupants), et la contrôleuse de billets, déguisée en Fille des neiges, vieillie et édentée, dire en rigolant que "le trajet il faut le payer", sous-entendu que tout ça n'était pas gratuit, pour le spectateur non plus, qu'un tel trip ça se paye, qu'il faut accepter de se laisser porter par le flux (du flu), sans résistance, accepter la "contamination" pour mieux apprécier le film. De mon côté, ça n'a pas marché, peut-être parce qu'immunisé contre ce genre d'expérience... ce qui explique aussi que j'ai pu aller jusqu'au bout, quitte à devoir le payer au prix fort.

PPS. La musique est bien, c'est ce qu'il y a de mieux, comme dans Leto — cf. OMYT par The Retuses.

5 commentaires:

  1. C'est aussi mauvais que Cry Macho ?

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    1. Sans la présence d'Eastwood, Cry Macho ne vaudrait pas tripette, mais elle compte cette présence... Dans La Fièvre de Petrov il n'y a rien à quoi se raccrocher, ça vous glisse dessus du début à la fin.

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  2. Pour vous, rien que pour vous, mon top des films de 2021 :

    1/ France
    2/ The Card Counter
    3/ Madres paralelas
    4/ Pleasure
    5/ First Cow
    6/ Cry Macho

    Mais il s'en est fallu d'un coq (qui déçoit dans un rôle secondaire hyper-important) pour que Cry Macho soit n°1.

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