samedi 11 décembre 2021

Satoko


Les Amants sacrifiés de Kiyoshi Kurosawa (2020).

La femme d'un espion.

Oubliez le titre français à la Mizoguchi (les Amants sacrifiés écho aux Amants crucifiés), ça n'a rien à voir... le dernier Kiyoshi Kurosawa (スパイの妻 = La femme d'un espion) évoque davantage, via l'itinéraire de son héroïne, le Rohmer de Triple Agent. On ne poussera pas trop loin le parallèle (même si on pourrait: l'époque, les images d'archives, la petite histoire dans la grande, ici les atrocités commises par l'armée impériale du Guandong, plus particulièrement l'Unité 731 durant la guerre sino-japonaise, qui se terminera sur autre atrocité, américaine celle-là...), c'était juste une entrée en matière pour signifier que le personnage principal des Amants sacrifiés, c'est bien Satoko, statut qu'elle ne possède pas d'emblée (comme c'est le cas justement chez Mizoguchi), mais qu'elle acquiert de haute lutte, du point de vue de la fiction, comme dans Triple Agent. Après, c'est un film écrit par Hamaguchi et mis en scène par Kiyoshi Kurosawa, et c'est aussi dans ce curieux attelage que réside toute la force du film, qui mêle les méandres du récit hamaguchien à l'impact du concept chez Kurosawa, comme celui de la "disparition", à l'image de ses derniers films (Creepy, Avant que nous disparaissions, Invasion), la disparition étant également le thème principal du film de Hamaguchi, Asako I & II. Or, qu'est-ce qui disparaît dans les Amants sacrifiés si ce n'est — outre les documents originaux prouvant les exactions (comparables à celles de Mengele à Auschwitz) de l'armée japonaise en Mandchourie — le héros masculin (Yusaku), s'effaçant progressivement au profit de Satoko, sans que son rival (Taiji) ne prenne le relais... Du triangle amoureux classique, qui d'ordinaire voit un second couple se substituer au premier, il ne reste dans la deuxième partie du film, la plus belle, que la solitude bouleversante d'une femme. Alors oui, par ce biais-là, on pourra trouver au film des accents mizoguchiens, mais le parcours de Satoko emprunte aussi à la veine hitchcocko-langienne (elle-même nourrissant Triple Agent), de Marnie (le petit film réalisé par Yusaku, séquence prémonitoire de ce qui va se passer) à Notorious (l'espionnage, l'amour, la Seconde Guerre mondiale... je n'insiste pas), en passant par le Secret derrière la porte (les agissements mystérieux d'un mari). C'est que les Amants sacrifiés est un film "cosmopolite", comme l'est Kobe où se déroule l'action, qui est aussi la ville de Kiyoshi Kurosawa, et comme se définit lui-même Yusaku lorsqu'il doit répondre aux soupçons de Satoko. De sorte que la "disparition" se situe elle aussi à différents niveaux. C'est non seulement celle, physique, de l'homme, nous saluant de loin, déjà au large, comme un pied de nez à l'histoire (quid de son cosmopolitisme?), ou simplement le fait que de toute façon son héroïsme n'aurait servi à rien (les Américains ont négocié après la guerre avec les criminels de l'Unité 731: l'impunité en échange des résultats de leurs expérimentations, bafouant le devoir de mémoire); pied de nez à sa femme dont le ralliement dans un second temps n'était pas, semble-t-il, de nature à modifier le désir qu'il avait, initialement, de partir sans elle... c'est surtout — la disparition — celle de la femme, la disparition comme motif du féminin, qui voit la femme, suppléant la défaillance de l'homme, renverser l'échiquier sur lequel elle n'était qu'un pauvre pion, et ainsi s'emparer de la fiction, à bras-le-corps, par amour, par passion, jusqu'à se perdre elle-même... Soit la folie, mais pas n'importe laquelle, celle qui consiste à se considérer comme fou, le paraître fou, parce que c'est de ce côté-là qu'il faut être. Expliquant — le finale est prodigieux — que cette folie, grandiose, féminine, n'empêche pas d'être sensible, hypersensible même, à l'autre folie, celle terrifiante du monde et des hommes.

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