The Saga of Anatahan de Josef von Sternberg (1953).
(La version restaurée de 1958 pour ceux qui comprennent l'anglais et accessoirement le japonais)
Trois îles.
Indépendamment des autres films de Sternberg — de ceux des années 30 notamment, avec Marlene Dietrich — qui caractérisent idéalement le style non-réaliste du cinéaste viennois (jeu avec la lumière, saturation de l'espace, profusion de voiles, tentures, feuillages et autres cloisons mouvantes...) et qu'on retrouve à un degré supérieur dans Anatahan, ce dernier, produit au Japon, est un film absolument unique. Il ne ressemble à rien de connu. A ce titre, il rejoint d'autres films "uniques" comme Tabou de Murnau et Vaudou de Tourneur, avec lesquels il constitue une sorte de triptyque: trois "ȋles" surgies de nulle part, à une dizaine d'années d'intervalle, et qui se font écho, par-delà les mers.
Bora Bora, San Sebastian, Anatahan... la première, réelle, en Polynésie (il y a aussi Takapoto), la deuxième, fictive, quelque part dans les Caraïbes, la troisième, fantasmée, au milieu du Pacifique mais "fabriquée" ailleurs, dans un hangar de Kyoto. Trois îles, sous le regard de l'Occident: l'innocence perdue (Tabou), les désirs refoulés (Vaudou), les pulsions déréglées (Anatahan). Superstition, malédiction, transgression, les ombres qui gagnent sur la lumière, le va-et-vient des vagues, la mélancolie... Et au cœur de chaque île, une femme (vierge sacrée, zombie, "reine des abeilles"), objet du scandale, dont l'histoire nous est commentée via différents supports: des écrits (un parchemin, un journal de bord, un rapport de police), quelques chansons (le chanteur de calypso), une voix off (Sternberg lui-même dans le rôle du narrateur).
Un cœur mis à nu.
(...) Telle m'apparaît The Saga of Anatahan, réalisant l'œuvre impossible à faire qu'Edgar Poe proposait d'appelait "Mon cœur mis à nu"; et il s'en faut de peu, en effet, que l'écran ne se déchire et ne prenne feu sous les figurations qu'y projette Sternberg, et tirées, n'en doutons pas, du plus secret de lui-même. Bien qu'elle nous offre quelques réflexions sur la conduite de l'existence cette rêverie à haute voix ne se contente pas de livrer le fruit d'une expérience. le rêve lui-même devient sujet de réflexion et le moraliste dans son soliloque fait retour sur son expérience, l'observe sans complaisance, attentif, semble-t-il, à ce qu'elle eût d'unique et d'irréversible. Expérience érotique dont la Femme est le centre, foyer d'une inévitable fascination, objet de l'adoration et de la terreur qu'inspirent les divinités cruelles et impassibles, son pouvoir érotique la sacre Reine ou Déesse, sa demeure est un temple que décore l'obsédante multiplication des attributs de la femme et cette effigie pare le moindre de ses gestes, que sa cour observe avec ferveur.
Souveraine absolue et inaccessible, son pouvoir anéantit ceux qui l'approchent: mais elle n'est aussi qu'un moyen dérisoire car elle n'a pas recherché ce pouvoir et les hommes autour d'elle se vouent à la déchéance et à la destruction par le mythe qu'ils ont créé pour entretenir leur passion. Ainsi Keiko rejoint les plus fameuses des héroïnes de Sternberg. On sait quelle idée baudelairienne de la Femme lui fit sept ans durant diviniser Marlene Dietrich et, plusieurs années après, choisir une actrice à l'image de l'Autre: Ona Munson. Dans The Saga of Anatahan Sternberg lui-même vient à notre rencontre à vingt-ans de distance, sous les traits du mari; la boucle avec l'Ange bleu se trouve refermée et ce n'est probablement pas par hasard si dans le récit d'humiliations semblables, des scènes se retrouvent semblables (comment ne pas penser à la scène du "Cocorico" à la fin de l'Ange bleu lorsqu'ici un des concubins présente une langouste au mari?). Mais cette fois Sternberg a pu les vivre et il se mêle à cette certitude quelque chose d'horrible. Sans doutes les regards traqués du mari, ses crises de paniques, de soumission, deviendrait-ils impossibles à voir si par de telles scènes Sternberg ne jetait un regard lucide et sans illusion sur les sortilèges de son passé... (Philippe Demonsablon, Cahiers du cinéma, n°58, avril 1956)
PS. La scène du "cocorico" à la fin de l'Ange bleu dont parle Demonsablon trouve aussi son écho dans le nom de Keiko, de nombreuses fois répété lorsque celle-ci disparaît et que les hommes, partis à sa recherche, l'appellent, comme l'a bien vu Jonathan Rosenbaum dans son article "Aspects of Anatahan" (1978), ainsi que le rappelle Stéphane Delorme dans son texte-dossier sur le film ("Le volcan Anatahan", Cahiers du cinéma n°747, septembre 2018): "Pas seulement un personnage, mais un son travaillé dans d'innombrables variations: cake-o, kay-ko, keck-ho, même key-ko. Le coucou, le chant du coq, et même l'implicite cocu de l'Ange bleu ne sont jamais loin."
Note sur la version de 1958.
C'est juste quelques plans en plus (commandés par Sternberg à son chef-opérateur) d'une femme nue, censée être Keiko, sur des rochers au bord de la mer, et ce dans l'esprit des gravures japonaises érotiques, des plans qui en fait n'apportent rien, à la différence des inserts sur les vagues, rappelant Hokusaï, et de ce plan qui au début nous montre Keiko prenant son bain sous la pluie, au milieu de la végétation, objet de tous les regards, "bourdons" et autres, puisqu'elle est la seule femme de l'île, plan d'autant plus beau que cette fois c'est bien l'actrice Akemi Negishi qui y figure et qu'il semble, au vu du visage de la jeune femme — elle n'a pas encore 19 ans —, qu'il a été tourné en 1953 et non en 1958. Mon hypothèse (probablement fausse) est que ce plan avait été écarté du montage final pour sa charge érotique, jugée trop forte, qui rompait l'homogénéité du film, ce que Sternberg a dû par la suite regretter (regrets peut-être ravivés par l'insuccès du film), et que pour le réintroduire, sans déséquilibrer l'ensemble, il a fallu rajouter ces autres plans, hélas platement filmés, de nus avec une doublure.
Loin d'Anatahan.
(...) La moitié de ma troupe avait suivi l'entraînement des kamikazes, et l'autre moitié avait participé à la guérilla aux Philippines; pourtant cela ne les avait pas préparé au supplice de travailler avec moi. Comme il n'y avait pas de studio libre, nous fûmes confrontés au problème de trouver un hangar adéquat pour tourner une scène qui se passait dans un hall d'expositions de Kyoto. Je dus concevoir les éclairages, des projecteurs d'ambiance spéciaux, des perches pour les caméras, ainsi que des appareils de chauffage pour simuler les conditions tropicales, sans oublier des machines à vent et à pluie. Pour évoquer une jungle qui n'existait que dans mon imagination, on déterra des racines géantes de cryptomeria qu'on replanta à l'envers. On ajouta des feuilles et des palmes, on construisit des cabanes sur pilotis, puis on aspergea le tout de peinture aluminium. Rien n'était simple; il fallut tout faire de nos mains. Jusqu'aux systèmes de sonorisation et de prises de vues qu'il fallut détourner de leurs fonctions primitives. Les acteurs furent mis à contribution et durent fabriquer leurs propres costumes. Un jouet acheté dans un grand magasin fut installé pour représenter l'avion de la mort qui devait couler le bateau. On dessina celui-ci à l'encre sur un petit bout de papier, agrandi par un procédé original. L'île d'Anatahan n'était qu'un croquis, comme les nuages, les collines au loin, et les vaisseaux de guerre ennemis. On dut même faire venir des noix de coco des Philippines, car il n'y avait pas moyen d'en trouver une seule au Japon... (Josef von Sternberg, Fun in a chinese laundry, 1965, éd. française: De Vienne à Shanghai. Les tribulations d'un cinéaste, 1989)
La fascination exercée par le film repose autant sur l'image de Keiko/Akimi, qui concentre tous les regards, que sur la voix de Sternberg, qui nous psalmodie l'histoire, deux pôles entre lesquels naviguent le "mari", les prétendants et les autres naufragés, interprétant, via leurs gestes et leurs déplacements (pour la plupart des danseurs et/ou acteurs de kabuki), ce que dit la voix off, selon un mouvement apparemment non ordonné mais toujours centré sur la figure de la jeune femme, qui se révèle l'organisatrice de cette drôle de société. Une ruche, donc, le studio construit à Kyoto, avec sa reine, ses (faux) bourdons et Sternberg dans le rôle de l'ouvrière, assurant toutes les tâches. Il est clair qu'à travers le personnage de Keiko, le réalisateur de l'Ange bleu a cherché à retrouver sa Marlene. Et de voir ainsi Sternberg sous les traits de Kusakabe, le pseudo-mari, une sorte de Pygmalion, qui aurait façonné l'image de Keiko, œuvré au mythe, avant que les autres arrivent et le dépossèdent de sa créature...
Mais il y a autre chose. Sternberg ne se contente pas de réactiver le passé; demeure en lui — avec ce film qui sera son dernier (Jet Pilot, sorti quatre ans plus tard, a été tourné en 1950) — les ambitions de l'artiste et sa volonté d'aller toujours plus loin. Et cela, toujours à travers l'image de Keiko. Si dans la première heure du film, la jeune femme, par son allure, ses poses, renvoie bien à Marlene Dietrich, la dernière partie, avant qu'elle ne quitte l'île, nous la montre sous des dehors beaucoup plus naturels, vêtue d'un simple pagne, ses cheveux longs détachés, une image plus "sauvage", qui pour le coup évoque d'autres "femmes fatales", moins sophistiquées, disons plus modernes, je pense en particulier à Jennifer Jones. Et de se demander si Sternberg, dans son grand hangar à Kyoto, ne s'était pas aussi rêvé en Selznick.
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