dimanche 25 septembre 2022

La passion Godard (2)


La Chinoise de Jean-Luc Godard (1967).

(Ce plan me rappelle que pour expliquer le champ/contrechamp Godard se référait souvent à la physique quantique)

Préambule:

Un petit théâtre des sentiments.

De la Chinoise, je n'avais gardé en mémoire que les slogans, le "traité des couleurs" (rouge, bleu, vert, jaune...) et la musique de Vivaldi. Le revoir fut un régal. Comment un film, aussi fortement ancré dans son époque (le mouvement maoïste en France à la veille de Mai 68), pouvait conserver une telle fraîcheur? Tout le génie de Godard est là. C'est que le didactisme politique du film, de ce film "en train de se faire", est en permanence contrarié, voire dynamité, par la candeur de ces protagonistes. Ça parle de révolution, ça bascule dans le terrorisme (hors-champ), et pourtant, à l'arrivée, ce que l'on retient c'est — à travers notamment les "interviews" menées par Godard (hors-champ lui aussi) — l'extrême tendresse, malgré le côté horripilant, qui se dégage des personnages incarnés par Anne Wiazemsky, Jean-Pierre Léaud, Juliet Berto, Michel Semeniako..., ces "Robinsons du marxisme-léninisme" comme les appelait Godard lui-même. Violence et douceur. Une contradiction toute godardienne (et finalement très simple, à l'image du cinéma de Nicholas Ray, opposé ici à l'impérialisme américain) que je saisis d'autant mieux aujourd'hui que j'ai lu depuis le beau roman d'Anne Wiazemsky (Une année studieuse), qui est surtout un beau portrait de Godard, et que je me rends compte à quel point le film se nourrit de l'amour qui existait à l'époque entre la petite-fille de François Mauriac et l'enfant terrible de la Nouvelle Vague (symbolisé par l'appartement, rue de Miromesnil, dans lequel a été tourné le film), celui-ci empruntant à celle-là de nombreux épisodes de sa vie (les "cours" avec Francis Jeanson, les études à Nanterre...), jusqu'à la Fiat 850 verte (vue à la fin du film) qu'il lui avait offerte pour qu'elle puisse se rendre plus facilement à la fac! Si la Chinoise est placé sous le signe de Brecht (le seul nom qu'on n'efface pas du tableau) c'est bien parce qu'il s'agit d'abord de théâtre, mais du vrai théâtre — l'art comme réflexion sur la réalité (et non reflet du réel) —, un art éminemment moderne, les mots qui percutent, sons et matière, en même temps que profondément engagé, où l'on doit mener la lutte sur deux fronts... Un petit théâtre des sentiments, le cinéma quoi!

Bonus: la bande-annonce du film qui permet d'écouter en entier "Mao-Mao" la chanson de Claude Channes. "C'est le petit livre rouge qui fait que tout enfin bouge..."

Godard années 60: Du New York Herald Tribune au Petit livre rouge.

Farber sur Godard.

De Manny Farber, peintre et critique de cinéma, disparu en 2008 (au même âge que Godard - 91 ans), on connaît surtout les textes sur les "films souterrains" et "l’art termite" — vs. "l'art éléphant blanc" — ainsi que l’entretien que lui et Patricia Patterson, son épouse et collaboratrice, peintre elle aussi, avaient accordé à Richard Thompson en 1977 et dans lequel il expliquait, entre autres, ce qu'était pour lui la critique ("excitation", "continuation", "intensification"...), précisant que l’objectif de la critique, c’est d’accroître le mystère, celui des films évidemment, de ceux qui recèlent déjà en eux beaucoup d’énigmes. Mais il existe plein d’autres textes de Farber, tout aussi importants, qu’on trouve dans son livre Espace négatif (traduit par Brice Matthieussent), notamment sur Godard, le Godard des années 60. Farber n'aime pas tout de Godard, loin de là — il parle de monotonie, d’aplatissement, d’effet ping-pong... mais moins dans la volonté de dénigrer que dans un souci descriptif, qui traduise de façon précise (tels des marqueurs d'abstraction) comment, en pur plasticien, il perçoit Godard: "coller au matériau tel qu'il se présente", dit-il ailleurs à propos d'Hitchcock. C’est à mille lieues de la critique traditionnelle, les formules sont si inattendues — par moments c’est presque surréaliste —, qu’on aurait vite fait de faire de Farber un grand mystificateur. Que nenni: chaque phrase, chaque expression, est le résultat d’un long travail d’élaboration (certains textes ont été écrits sur plusieurs années), reposant sur une base solidement charpentée (normal, Manny était aussi charpentier), et si l’on s'y attarde un tant soit peu, si l’on sait mettre dessus les images qui conviennent, on se rend compte à quel point ces formules résonnent malgré leur étrangeté, parfois féroce, à quel point elles visent (et touchent) juste malgré l'effet de nonsense qu'elles produisent souvent à la première lecture. C'est parti:

Les films de Godard témoignent d’une extraordinaire diversité quant à leur identité et leur qualité. Ecrite sur le tableau noir d’un de ses derniers films semblables à du formica, à peine visible, figure une liste d’animaux africains: girafe, lion, hippopotame. A la fin de la carrière de ce réalisateur, il y aura sans doute une centaine de films, chacun appartenant à une espèce bizarrement différente des autres, avec son squelette, ses tendons et son plumage épouvantablement particuliers. Sa personnalité radicalement têtue, agile, encyclopédique, désinvolte, entière, imprègne chacun de ses films; mais, tel un caméléon, elle est brune, verte, grise comme un gamin des rues — ainsi dans les Carabiniers —, selon le contenu du film. Il possède déjà un zoo qui inclut un perroquet rose (Une femme est une femme), un serpent noir venimeux (le Mépris), une grue hurleuse (Bande à part), un lièvre (les Carabiniers) et une fausse tortue Monogram (A bout de souffle). Contrairement à Cézanne, ce peintre inconditionnel du pinceau carré large d’un centimètre et de la ligne nerveusement épuisante dont il cernait chacune de ses pommes, la forme et le mode d’exécution varient totalement d’un film de Godard à l’autre. Tout étant mentalement préconçu avant même le commencement du projet, toute l’invention, l’énigme intellectuelle centrale, sont presque entièrement définis dans son cerveau avant que l’omniprésent Coutard n’installe sa caméra. Ce créateur de nouvelles espèces animales est directement relié au sculpteur Robert Morris, par leur horreur partagée de la léthargie et des catégories toutes faites, ainsi que par leur dévotion absolue au Médium. Voyager léger, partir du bon pied, ne jamais regarder derrière soi – tel est leur code de la route.
Chacun de ses films se présente comme un puzzle épars, une combinaison unique d’éléments destinés à prouver une théorie préconçue. Voici quelques spécimens de son bestiaire agressivement créé:
Une femme est une femme ("Je désirais réaliser une comédie musicale néoréaliste, ce qui est déjà une contradiction dans les termes") est une version monotone, grinçante, virevoltante, d’une comédie musicale grossière à la Arthur Freed, peut-être le film le plus soporifique, enflé, morne, de tous les temps. Le côté délirant de cette œuvre tient à son aspect de cinéma vérité improvisé, greffé sur la banalité, l’amour du Réel percutant de plein fouet la Pellicule, le genre d’énergie concoctée en studio qui électrisait Ma sœur est du tonnerre. Les éléments filmiques incluent une couleur Times Square volontairement artificielle, des blagues visuelles dénuées d’humour, chaque scène étirée comme du caramel mou, l’action évoluant si lentement qu’elle vous paralyse, une insupportable sentimentalité qui se complaît en elle-même tandis que les corps roupillent.
Vivre sa vie. La déchéance, la brève ascension et la mort d’une Jeanne de Sartre, une prostituée décidée à prendre sa vie en main. Le format du film est celui d’un roman condensé de Dreiser: douze segments presque uniformes annoncés par des têtes de chapitre, le matériau visuel étant utilisé pour illustrer les légendes et les commentaires du narrateur. Il s’agit d’un documentaire extrême, le plus mordant de ses films, ponctué de ruptures soudaines et radicales dans la continuité, une photographie d’actualités sombre, mais extrêmement sensible, une bande-son enregistrée dans des vrais bars et hôtels pendant le tournage du film, et laissée telle quelle. Le jeu d’acteurs fluide progresse à petits pas pressés, toujours dans une seule direction, et aboutit à une beauté brûlante, saturée de souvenirs. Un film d’une extraordinaire pureté.
Les Carabiniers. Un film de guerre chaotique, picaresque et piquant, vu à travers la vision exaltée, proche de la terre, d’un Dovjenko. Amer manifeste antimilitariste, ce film est une affreuse contradiction, joué selon les strictes conventions du burlesque, avec deux bouseux à la bêtise assassine en guise de héros. Comme la guerre est une gigantesque erreur qui ne connaît pas de frontières, le film insiste lourdement sur les erreurs, la vulgarité, les déambulations autour du globe et du calendrier.
Chaque nouveau film de Godard est avant tout un essai sur la forme en rapport avec une idée: le choix très précis de certains éléments formels pour analyser le comportement et les idées de jeunes maoïstes français; un reportage documentaire sur la prostitution, traité sur le mode poétique; ou encore le portrait gris, sombre, sophistiqué, d’un héros existentiel aux engagements troubles. La Chinoise, par exemple, est incroyablement formalisé, c’est une syntaxe doctrinaire destinée à décrire un groupe doctrinaire de jeunes gens interchangeables. Non seulement ce film se déroule dans une pièce semblable à une salle de classe, mais les acteurs jouent dans un registre coincé, à la manière de profs surexcités devant le tableau noir, et la caméra ainsi que les acteurs ne se déplacent jamais, hormis quelques raides mouvements de gauche à droite. Néanmoins, il existe un énorme fossé entre l’intention avouée de ces films et leur réalité. Et c’est cet espace non maîtrisé entre l’intention et le résultat qui leur accorde leur qualité foldingue de docteur Barjot. Sur le papier, le film est le résultat d’une entreprise incroyablement lourde; dans le Petit Soldat, le thème est une étude du climat politique après la guerre d’Algérie, mais le film s’étend le long d’une morne journée à Genève: un conducteur essaie bêtement d’en doubler un autre, un photographe impressionne bobine après bobine, on assiste à une scène de torture simulée. Anna Karina et son exhibitionnisme de gamine sont aussi ineptes que d’habitude, à mille lieues de Vivre sa vie, dont l’objectif consiste à documenter la brève carrière d’une vraie sainte de la Générosité, gonflée et curieuse, capable de traverser une période de prostitution sans perdre sa fierté ni ébrécher son auréole. Il y a si peu d’érotisme dans ce film que l’héroïne pourrait être une authentique sainte nitouche des années cinquante, jouant les mijaurées avec sa coiffure à la Louise Brooks, si le narrateur ne nous apprenait pas qu’il s’agissait en fait d’une prostituée risque-tout. Il y a quelque chose d’affreusement tiré par les cheveux chez Anne Wiazemsky dans la Chinoise, une lassitude criante dans la délicatesse maniérée et le snobisme poliment contrôlé d’une jeune fille vivant en communauté, assassinant froidement, complotant un attentat à la bombe au Louvre. 
On pourrait résumer par les sept points suivants les constantes superposables du cinéma cérébral et brouillon de Godard [ce qu'on pourrait appeler "les sept péchés capitaux" de Godard]:
1) La parlote. Ses scénarios sont bourrés et rembourrés de Baratin, sous toutes ses formes, depuis les conférences officielles jusqu’aux bavardages d’après-dîner. Ses acteurs deviennent de passifs panneaux d’affichage pour son "hénaurme" réservoir d’idées, de références littéraires, de blagues préférées. Il ne faut jamais oublier que c’est un homme de concepts; son image visuelle est une illustration d’une idée intellectuelle et souvent ses listes, catégories, règles, statistiques, citations d’auteurs célèbres télescopent un fort impact visuel.
2) L’ennui. Ce poète facétieux du n’importe quoi est le premier réalisateur à inverser le langage filmique conventionnel afin d’emprisonner le spectateur dans de longs passages de néant agressif et alambiqué. On constate chez lui une insistance paradoxale sur de formidables longueurs, des matériaux saturés de lassitude, un jeu sans intériorité, le décor le plus banal qui soit, un geste qui tombe comme un cheveu sur la soupe.
3) Le va-et-vient du ping-pong. Le rythme cardiaque de son vocabulaire est le timing et le positionnement d’un match de ping-pong très lent. Les couples mariés et leurs déchirements se composent en un ding-dong symétrique. Selon l’un de ses dispositifs préférés, l’homme et la femme sont assis l’un en face de l’autre, séparés par une lampe éteinte, une théière surchargée, une fenêtre de train roulant dans la campagne française. Pourquoi le réalisateur le plus intellectuel qui soit a-t-il recours à un tel rythme binaire qui est le b-a-ba de son art? Parce que son art présuppose l’égalité des points de vue: il s’oppose aux crescendos et aux explosions. La violence devient chez lui un moment ennuyeux, banal, vite oublié. La Chinoise, son film le plus contrôlé, est aussi le plus impartial, et derrière tous ses jeux panoramiques se décèle l’oscillation régulière d’un pendule hachant le temps dans un espace réduit.
4) Le héros à la Holden Caulfield. Dans chaque personnage se cache un petit garçon précoce qui ressemble à l’un des brillants et narcissiques laissés-pour-compte de Salinger.
5) Le simulacre. Au lieu d’être un railleur, un vrai satiriste comme Thackeray ou Anthony Trollope, il crée des versions simulées de la guerre, d’une cellule maoïste, d’une dispute conjugale, d’un strip-tease. Il crée même des simulacres de conversations profondes et, par ces plans de statues grecques du Mépris, il crée un simulacre de la belle photographie. Le simulacre suggère une attitude d’opposition; invariablement, ce réalisateur se retrouve dans une position médiane, convaincu que le fait de ne pas prendre parti lui assure une situation plus souple, plus productive. Ce rôle de pseudo-spécialiste permet à ses films d’aller où bon leur semble, sans qu’on ait jamais le sentiment d’un matériau tenu en bride.
6) Le Père-la-Morale. Ce Thomas Hardy urbain voit le monde comme un lieu épineux, un véritable traquenard — l’affreux danger des publicités pour soutien-gorge, les menaces terribles de Coca-Cola et de Richard Widmark, la corruption implicite à l’éloge d’une Ferrari quand au fin fond de son cœur on n’en pince que pour les Maserati. Tout comme Tess, la laitière déflorée, est un individu dévoré par le paysage, les enfants idiots de Bande à part — d’insignifiants petits morveux pâlichons — sont à la fois nourris et pourris par les vapeurs méphitiques qui les entourent. Ce goût pour la morale est une tonalité qui se glisse sournoisement dans le film, malgré l’ambivalence qui garantit la fragilité facétieuse de sa surface.
7) La dissociation. Ou la glorification de la taupinière contre la montagne, à moins que ce ne soit le contraire. C’est un réalisateur des choses, même s’il n’accorde pas une âme à ses articles, comme Polanski. Le plus souvent, il va en sens inverse, déambulant en toute liberté dans le paysage. Il dissocie la voix du personnage (un agent secret dur à cuire en proie à un débat de conscience délirant et rasoir), l’acteur du personnage (Bardot est souvent aplatie, transformée en affiche, aux antipodes de l’épouse rusée-remontée du Mépris), l’action de la situation (deux primitifs dans une cuisine Dogpatch tenant devant eux des pubs grandeur nature pour sous-vêtements), la photographie de la scène (une scène de pieu longue d’un kilomètre, une couleur vulgaire de pochette de disque sur une peau de BB en pose alanguie).
Il est trop aisé de sous-estimer sa passion de la monotonie, de la symétrie et de la simplicité, genre un-plus-un-égale-deux. On a à peine remarqué sa mise en scène la plus marquante lors de la sortie d'A bout de souffle, en 1959. Si le public n'a eu d'yeux que pour un aimable et gracieux truand, une garce américaine et le rythme saccadé d'un film de gangsters des années 30, la scène clef du film est une scène plate et monotone à l'aéroport d'Orly avec un écrivain célèbre [Parvulesco joué par Jean-Pierre Melvillequi vient de poser le pied sur le sol français. Tout le film semble alors s'asseoir et il arrive Cette Chose: la petite journaliste amateur, parfaitement saugrenue quand elle aborde les grands thèmes de la vie, échange lentement et méthodiquement questions et réponses avec l'expert en transit. Dix ans plus tard, les nouveaux films de Godard reposent presque entièrement sur cette simplicité du face à face. Cette scène plate, apparaissant au moment où d'autres films explosent en des actions tonitruantes qui résolvent l'intrigue, s'est subtilement refroidie, abstraite, tandis que les mots devenaient de petites images de tramways allant et venant dans un décor aplati, neutre. Cette idée de la monotonie, qui se répète dans tant de régions cruciales de la création, en sculpture (Bollinger), en peinture (Noland), dans la danse (Rainer), ou dans le cinéma underground (Warhol), évacue pratiquement du film de Godard tous ses anciens ancrages éclectiques dans le domaine du cinéma.
Au stade d'A bout de souffle — il y a quatorze long métrages et dix courts de ça —, il n'avait pas encore mis au point son idée de l'acteur comme simple visage improvisant qui franchit dans un sens ou dans l’autre un rideau de carnaval, pendant que le réalisateur lui lance des balles de base-ball verbal. C’est une étrange variante de l’effet ping-pong, où la balle rebondit selon un va-et-vient erratique, d’abord un visage parle, puis l’autre, tandis que le haut de l’écran paraît s’affaisser dans l’atmosphère délétère. Au cours des années suivantes, il perfectionna cette abstraction en un effet de stand de tir, d’abord un visage entrant dans le champ, puis un autre, pendant que les corps se réduisent à des ficelles et que leurs propriétaires s’effacent derrière les paroles qu’ils prononcent.
Mais cette technique ping-pong a abouti à une minimalisation qui accorde une tactilité frappante à ses pires films (Made in USA) comme à ses meilleurs (Vivre sa vie). Quand Anne Wiazmsky, la Chinoise, parle de choses sérieuses (endormant la plupart des spectateurs) en se tirant doucement la lèvre pour dévoiler ses deux incisives, l’image est pure, économe, réduite et assez merveilleuse.
L’ennui et ses accessoires —) le manque de modulation, la torpeur, une permissivité incluant l’erreur — dirigent son film vers son foyer originel: l’abstraction pure. Quand Godard sonne juste, son ennui crée des types de personnages et d’images qui se réverbèrent mentalement dans un grand fracas et transmettent cette nullité morbide qui constitue réellement le cœur de son œuvre. En dernière analyse, c’est tout bonnement la quantité de matériau mort qui accorde au film son humour scintillant: Véronique et son partenaire, assis avec une élégance victorienne cartonnée, au deux bouts de la table, de part et d’autre d’un service à thé très chic. Toute cette scène dégage bientôt l’humour merveilleux des livres pour enfants, l’illustration pleine page qui acquiert la troisième dimension dès qu’on ouvre le livre, avant de retrouver sa bidimensionnalité quand on le referme. Jetant un regard inexpressif de l’autre côté de la table, elle dit "Et caetera", puis Guillaume répète ces mots avec la même voix blanche, si bien que chaque syllabe devient une petite entité poisseuse comme de la glu.
Derrière les bons films (Bande à part), les mauvais (Une femme est une femme), les beaux-mauvais (les Carabiniers, bien que visuellement enchanteur à chaque instant, vous flanque une migraine carabinée), rôde le spectre d’un ersatz d’adolescent boursouflé et difforme, toujours en butte à l’ordre existant, un primitiviste soit par sa pensée, soit du point de vue de la conscience ou des sentiments. Dans toutes les expressions du film on subodore un petit gamin en cavale, un Tom Sawyer très poétique, très talentueux et très imbu de lui-même, qui se transforme parfois en casse-couilles intello crachant ses slogans doctrinaires ou brandissant des livres si perversement que le spectateur dans le coup réussit à peine à en lire le titre. Tous ses acteurs jusqu’au dernier, hormis Michel Piccoli dans le Mépris, organise leur jeu autour de cet adolescent à la Salinger, devenu adulte: presque tous — Seberg (genre instit falote), Belmondo (d’une coquetterie affolante, inachevé; petites grimaces d’une lippe fébrile), Bardot (bravache et rusée), Brialy (individualisme vieux jeu, maniérisme impénitent), Jack Palance (sauvagement élégant, encore meilleur silencieux), Sami Frey (Sami Fouet), Macha Méril (jappements de carlin presque humains), Jean-Petit-Lé-oh (vigoureux rongeur), Brasseur (massif, faussement méthodique), Michel Semeniako (aimablement complaisant, genre clarinettiste de l’orchestre du lycée), Fritz Lang (l’affabilité discrète de l’homme d’affaires) — sont insupportables et subissent la technique d’aplatissement d’un réalisateur toujours présent comme l’ombre de chaque acteur. En fait, ses acteurs sont des moitiés, et c’est seulement notre conscience de la présence dramatique du réalisateur derrière la caméra qui accorde au personnage une intégrité de pacotille.
D’habitude ce personnage est bizarre, tronqué, bidimensionnel, allant du bête et méchant dans les Carabiniers à la mignardise écœurante et superficielle du trio Belmondo-Brialy-Karina qui se décarcasse pour mettre en cloque une strip-teaseuse dans Une femme est une femme. Il existe une dernière variante de ce type, les garçons politiquement engagés de Masculin féminin; sans oublier la clique à l’esprit étroit et arrogant de la Chinoise, qui déborde de sophistication, chacun jouant comme une unité (ou un eunuque) autosuffisante. De toute évidence, ces personnages nouveaux, entiers et cool sont plus proches du réalisateur que de Nana, une prostituée en mal d’émancipation. Les déodorants Secret, Interdit et Frais, dans son nouveau film, apparaissent à l’écran dotés d’une volonté farouche, pleins de détermination, passionnément engagés, et ils accordent à son film un nouvel esprit de décision très affirmé qui donnera parfois au spectateur l’impression d’être lui-même mou et hésitant en comparaison. Avec son espace peu profond, sa surface aseptisée et sans ombre, une photographie à hauteur de hanche comme si la caméra était posée sur un plan de travail, la Chinoise évoque un petit restau moderne qui emploierait une serveuse pour l’été (Wiazemsky), un homme à tout faire (Léaud), une plongeuse songeuse (Berto) et un animateur (Semeniako, qui dispense ses traits d’intelligence malgré sa position assise et immobile, qui l’enfonce jusqu’à ses yeux bleus dans la logorrhée).
N’eût-il crée que ce film, il faudrait se souvenir de Godard pour son invention d’une armée d’excentriques gracieux, maladroits, faibles. Avec leur jeu dégingandé dans des rôles à peine ébauchés noir sur blanc, ces personnages déboulent comme Chin Chillar dans Dick Tracy ou Andy Capp, définis jusqu’à leur dentition, inscrits dans l’espace depuis leurs pieds maladroits jusqu’à leurs têtes délirantes (toujours surmontées d’un élément caricatural: le plus souvent des chapeaux et des perruques, parfois une prunelle au gigantisme obscène).
L’un de ces originaux, Arthur (Bande à part), mémorable à cause de sa casquette de laine qui dissimule presque tout son visage malfaisant à la Jim Thorpe jusqu’au nez, est un aimable chérubin en chandail. Dans son rôle de mignon du triangle, il garde constamment les yeux rivés au trottoir, tel un airedale affamé, tandis que Claude Brasseur le joue avec l’implacable sournoiserie d’une furtive bouche d’incendie.
Un autre personnage de Godard, aussi poétique sur un mode différent mais tout aussi délirant, est une dense concoction stratifiée de maquillage de vamp et de fripes à deux sous, jouée comme une cousine germaine de Lillian Gish par Catherine Ribeiro dans les Carabiniers. Cléopâtre est une vraie primitive primesautière primaire, maîtresse de maison d’un gourbis d’une seule pièce où la vie se focalise sur un terrain vague et une boîte aux lettres qui crache ses missives comme s’effeuillaient jadis les calendriers dans les vieux films.
Lemmy Caution (Eddie Constantine dans Alphaville), que ses ennemis connaissent sous le nom de Richard Johnson, un crapaud dont le visage garde les traces d’un moule à gaufres défectueux, a toute la souplesse et l’allant d’une terne HLM pour bas revenus. Son rôle consiste à traverser des couloirs et des pièces, à monter et descendre des escaliers, soit en triturant ses lèvres inexistantes, soit en plissant les yeux face à un déluge agressif de lumière.
Comparés à la nonchalance décontractée du héros de guerre hawksien joué par Cary Grant, les répugnants guerriers que sont Michel-Ange et Ulysse dans les Carabiniers sont de pesantes briques avortées tombant d’un toit. Pourquoi un artiste célèbre consacre-t-il autant de temps à peaufiner une absurde arrogance parfaitement superflue, à monter en épingle un personnage si mince qu’il évoque une mince volute de fumée? Le petit faon joué par Karina, clignant des yeux et agitant sa crinière, les membres semblables à des échasses, n’a aucune réalité et joue comme un pied, mais elle possède un ego robuste et complaisant qui laisse penser que son jeu monocorde pourrait durer éternellement. Une petite lycéenne, une résistante capturée dans la forêt des Carabiniers, possède le même aplomb sans faille. On sent chez ce personnage la certitude absolue de marquer le point, quoi qu’il fasse, une certitude repoussante chez le Michel-Ange boulot d’Albert Juross. Le réalisateur évoque un camelot des rues possédant une valise remplie de poupées à ressorts, qu’il remonte puis envoie l’une après l’autre effectuer son petit tour de piste.
L’une de ses stratégies préférées inclut le plaisir insolent qu’il prend à faire évoluer ces personnages tressautants: ses faux Bogart, ses simulacres de Mary Pickford, jaillissent, glissent et trottent d’une manière étrangement frénétique sur un écran semi-abstrait construit comme un flipper. L’un de ses signes distinctifs dans ses plans de paysages, c’est qu’avec leur cadre très formalisé ils vont à l’encontre du reportage d’actualité: une ligne d’action épurée, une bande-son syncopée marche-arrêt, quelqu’un hurlant tic tac, tic tac. Une fille rigolote et dépourvue de hanches, portant une jolie culotte en coton, saisit à pleines mains ses seins nus en croisant les bras avec un air de défi, puis elle entre et sort de la pièce comme un arbitre de football américain arpentant le terrain; une poursuite en voiture projetée à l’envers selon un rigide formalisme linéaire; Bardot marchant sur un toit en suivant les diagonales du rectangle, agitant les bras comme le type qui, sur un porte-avions, adresse des signaux optiques à un appareil sur le point d’atterrir (a-t-il décidé ces gestes parce que le toit de la villa a la taille et la forme d’un pont de porte-avions?). Cléopâtre, sortant en valsant dans le terrain vague, exécute deux pirouettes viriles et, d’un coup de pied mélodramatique, vire un amant vieillissant dans une Sennett Essex.
Il obtient les réactions les plus singulières de ses acteurs, sans doute grâce à une injonction magique de plongeur de restaurant, genre "Ça suffit pour aujourd’hui". La réaction ainsi obtenue est une nonchalance suprême, apparemment dénuée de tout souci ou de toute préconception du rôle, ainsi qu’une confiance sublime dans le génie infaillible du réalisateur. Le résultat est une valse hésitation idiote, où les réactions surviennent étonnamment tard. Le style de danse banal et décousu de Brasseur dans Bande à part a ceci de particulier qu’il est entièrement égocentrique, dénué de toute synchronisation avec ses deux partenaires; de temps à autre, une espèce de sinuosité magnifique transparaît à travers cette concentration feinte.
Comme le rôle est presque invariablement une référence à une image ou à un acteur qui ne font pas partie du film, les vêtements, d’ordinaire sans prétention et très banals, sont ponctués d’accessoires totalement outrés et hors de propos: un manteau à la lourdeur superflue et une casquette de prolétaire tirée du Cuirassé Potemkine, un trench-coat et un galure à la Sam Spade tout droit sortis de Dashiell Hammett. La gestuelle paraît tout aussi déplacée. Un acteur au visage en forme de tache (Juross dans les Carabiniers), emmailloté dans des fringues crasseuses, se tapote les cheveux avec prétention et coquetterie. Kovacs et Véronique, lorsqu’ils sont pensifs, chose qui se produit toutes les deux minutes, passent le pouce au ralenti sur leurs lèvres, un geste qui est une blague flagrante sur les tics buccaux d’acteurs célèbres, depuis Bogart jusqu’à Steve McQueen. Loin d’aller dans le sens du personnage, ces gestes compulsifs se répètent comme une ponctuation lourdement martelée.
Il se fiche comme de l’an quarante qu’une seule de ces actrices emporte la conviction. Il n’existe aucune scène antimilitariste plus forcée et irritante que celle où un très jeune soldat terrorise méthodiquement une otage en lui relevant et abaissant la jupe, délicatement, de la pointe de son fusil. Voulue comme une critique acerbe de la soldatesque, c’est une lente et cruelle métaphore visuelle du viol, qui se conclut par l’incendie de la maison. L’étrangeté de cette scène tient au fait que le chaos prend un aspect froid et méthodique: l’accent mis sur la voix de demeuré avec la quelle il lui ordonne de "se déboutonner", l’autoportrait de Rembrandt bien en évidence sur le mur. Aux antipodes de l’indignation attendue, on a le sentiment que c’est le voisin qui vient d’entrer pour demander un peu de sucre. Cette dissociation radicale du ton et du contenu donne l’impression d’une scène grotesque, comme si l’on projetait sur l’écran une bande dessinée fantastique, des fragments discordants, aussi atterrants que le ricanement glacé de Juross, le fait que la jupe remonte jusqu’au centre de l’anatomie de la femme. Godard est un maître de la brusquerie et de l’anguleux. Il s’amuse avec l’incompétence niaise de Juross, qui lui procure une ligne d’action en forme de baïonnette pointée par un antihéros parfaitement bouseux. Ce type d’agression sauvage et inattendue se situe au cœur même de son message brillamment maladif.
Le legs de Godard à l’histoire du cinéma inclut déjà un banc de poissons clownesques et dépareillés, d’inefficaces intellectuels, un témoignage saisissant sur l’errance intellectuelle, un goût formidable pour les villas de banlieue humides, le talent pour transformer n’importe quelle actrice en poupée, en un élément de décor, quelques superbes plans fixés dotés d’une énergie irascible, une liste infinie de listes. Je crois que je ne verrai jamais des scènes dotées de pouvoirs soporifiques supérieurs, que je n’entendrai jamais autant de grands mots qui ne riment à rien, que je ne découvrirai jamais un scénario qui aborde mieux le cœur d’une idée et s’y incruste, que je ne serai jamais davantage édifié par le son et la vue de mots nobles et respectables prononcés avec une parfaite piété. Bref, aucun autre réalisateur ne m’a aussi invariablement donné le sentiment que j’étais un parfait crétin.

Godard n'entame pas un projet avant que ce projet ne soit parfaitement défini en termes d'espace: la Chinoise est un film d'intérieur doté de couleurs primaires pour ressembler aux affiches maoïstes, et d'acteurs empruntés et grandiloquents pour accompagner un message didactique; L'espace paraît tellement dramatique et plastique dans Week-end; ce film si excitant du grand chambardement est constitué de segments progressifs, chacun ayant un format stylistique spécifique, du plan rapproché avec caméra sur pied pour l'épisode comico-porno ("...et alors elle s'est assise devant une assiette de lait...") en passant par le travelling très hawksien, au niveau de l'œil, qui détaille les voitures coincées pare-chocs contre pare-chocs sur la grand-route, jusqu'aux dernières scènes pastorales dignes de l'école de l'Hudson River, quand Godard martèle son idée d'une société dégénérée, cannibale, et d'une culture sans forme, en pleine déréliction. Une bonne moitié des cinéastes oublient l'excitation liée à l'espace, qui crève les yeux dans Week-end; quant à l'autre moitié, elle part en vrille dans toutes les directions à la fois.
Il est très excitant de considérer l'unité stylistique qui sature Week-end ou le Satyricon de Fellini, où un artiste obstiné s'investit entièrement pour associée une idée à une image. Après une pleine année de films divers, il est pertinent que Week-end trouve une résonance de plus en plus intense. Ces dingos remontés comme autant de pendules errent dans un paysage digne des Everglades, déblatèrent le long de la Mohawk, quelque chose sur Lumière d'août, un épisode cocasse quand Anne Wiazemsky, tout bonnement assise dans l'herbe, le pouce dans la bouche, lit un livre. (...) Week-end est un mystère vagabond qui n'est pas sans rappeler le long appendice ponctué de nœuds qui ondoie sous un cerf-volant à deux sous.

Week-end de Godard présente le pèlerinage magnifique, incroyablement long, d’une femme paumée, fascinante, ridée (Mireille Darc), qui devient de plus en plus barbare tandis que l’actrice manifeste un talent sexy et séduisant pour se retirer, s’effacer, lorsqu’elle n’a rien à dire. C’est un film hurleur qui dévore souvent la violence qu’il désire à cause d’une technique pourrie de riche trop gâté, c’est un présentoir de jouets pour montrer le cannibalisme autoroutier, la sophistication sexuelle, les impasses du capitalisme saturées de haine. Parfois l’écheveau des mots cristallise en un bon discours rigolo et il y a une couleur criarde de magasin, une dynamique véhémente qui nous fait passer d’une texture grotesque ou d’une situation comique à la suivante. Il y a une scène dans une station-service, après qu’une voiture de sport a percuté un tracteur, qui est menée avec tout l’entrain vertigineux et direct d’un Mel Frank. Des visages étranges, magnifiques, égarés, défilent très vite sur l’écran, et la rhétorique peu convaincante de l’actrice devient curieusement menaçante et réelle tandis qu’elle s’aiguillonne, essaie de se motiver pour des vitupérations de plus en plus acerbes. Ce qui aboutit à une frénésie de jelly aux pommes, avec un dernier plan formidable de spectateurs hagards réunis dans une camaraderie du genre nous-sommes-la-nation-française, une espèce de fraternité spirituelle. Dans les derniers mots de l’actrice, "Sales Juifs, pourris, dégueulasses", une idée fait son chemin: les spectateurs et la victime elle-même peuvent seulement entrer en contact quand ils trouvent un ennemi commun - un couple peut-être juif dans une autre voiture de sport qui ne prendra pas en stop cette gueularde. A cause de son allure cubiste et de ses dialogues à la cruauté criarde et vulgaire, cette scène dans une station-service possède une sauvagerie, une audace, une excitation de coup foireux. La fille riche, dont le petit ami vient d’être tué, hurle au paysan qui conduit le tracteur: "Espèce de sale paysan crasseux, tu as tué l’homme que j’aimais et tu as bousillé ma voiture. Il était beau, il était riche, et maintenant il est mort, tu es stupide, tu es laid et ça ne te fait ni chaud ni froid. Tu nous détestes parce que nous baisons à Saint-Moritz. Tu ne sais probablement même pas comment baiser. Tu te fais seulement baiser par le syndicat. Tu ne possèdes probablement même pas ce tracteur. [Elle donne des coups de pied dans les pneus.] Des pneus à la gomme? Ma voiture était belle. Elle avait un moteur Chrysler. Je l’ai eue parce que j’ai baisé le fils de General Motors." C’est un film qui adore son odeur corporelle. Un mari et une femme sont assis au bord de la route. Elle dit: "J’en ai marre", descend dans un fossé faire la sieste. Le mari allume une cigarette. Un vagabond se pointe, demande du feu. Le mari répond: "Non." Le vagabond repère la femme dans le fossé, dit: "C’est votre gonzesse, là? Elle est à vous cette gonzesse?" Le mari ne répond pas, prend simplement un air blasé. Le vagabond descend donc dans le fossé et viole l’épouse. Le traitement, avec la caméra immobile, très en retrait de l’autre côté de la route, est décontracté, antiforme, tellement banal et mou que le spectateur se dit: "Bon, d’accord, qu’est-ce qu’il y a après?" Ce qu’il y a après, c’est une scène avec deux éboueurs qui prennent le couple en auto-stop. Les éboueurs, un Blanc et un Noir, appuyés contre leur camion, mangent des sandwiches. Le mari, qui meurt de faim, demande un bout de sandwich, et le Noir lui donne un petit morceau en disant: "Par rapport au total de mon sandwich, ça représente exactement ce que les USA donnent au Congo par rapport au total du budget américain." Des films comme Week-end apprennent au spectateur à déblatérer tout son saoul tout en conservant le sentiment de sa propre importance. Dans une autre scène, on assiste avec délectation à une simulation ridicule. Mireille Darc prend un bain et, pendant que la caméra la montre en train de se laver le cou, son mari, qu’on ne voit pas, raconte une histoire sur un hippopotame: "L’hippo va trouver le maître des animaux. S’il vous plaît, laissez-moi vivre dans l’eau. Le maître répond: Non, tu mangerais tous les poissons. L’hippo rétorque: Si vous me laissez vivre dans l’eau, je vous promets que, quand je chierai, j’étalerai la merde avec ma queue et vous verrez vous-même qu’elle ne contient pas d’arêtes de poisson." Cette blague (on voit presque tout le temps Darc dans sa baignoire, et quelques plans antérieurs) a du charme et du piquant, mais au cours de la narration on a l’impression désagréable d’un réalisateur qui déplace en tous sens un matériau qu’il croit irrésistible, d’un bout du film à l’autre, sans enchevêtrement ni conflit.

La Chinoise évoque un été partagé par entre quatre et sept jeunes fanatiques du communisme maoïste: une bande d’individus totalement dénués d’humour mais férus de déclarations grandiloquentes, composée de Jean-Pierre Léaud (tendu, surentraîné, exhibitionniste), Anne Wiazemsky (l’intellectuelle), Juliet Berto (complètement inefficace, une année de prostitution derrière elle) et un ténia hypersensible aux lunettes à monture d’acier, qui plonge sans arrêt son pain beurré dans le café. Reclus, ne faisant aucune incursion dans le monde extérieur et ne laissant jamais ce dernier pénétrer leur univers, ils étudient, discutent, ne semblent jamais bavarder, mais essaient perpétuellement de manifester une ferveur plus grande que celle des autres, tandis que les images de la caméra suggèrent un mouvement de ciseaux, une navette affolée, accordant autant d’importance aux portes et aux volets, peints à la va-vite en rouge, bleu ou jaune, sans oublier de grands tableaux noirs couverts d’une écriture régulière. Il faut d’emblée annoncer clairement qu’il s’agit là d’un film extrêmement irritant, mais retors. Pourquoi? Parce qu’il contient des Niagara de rhétorique, de discussions morales dogmatiques, étalées et tartinées à l’occasion de répliques des médias pop, de tracts, d’interviews télévisées, de slogans, de pancartes de manifestation publique, sans oublier les récitations mécaniques de ces adolescents qu’on dirait échapper de l’école maternelle du quartier. Ce qui est affolant, ce n’est pas tant la manipulation facile des moyens de communication modernes que le gouffre béant qui sépare l’imagerie virtuose et ce fourbe embrouillamini rhétorique. L’une après l’autre, toutes les scènes contiennent un trou vertigineux ainsi, néanmoins, qu’une sorte de piquant: ce vide semble résulter d’un certain nombre de décisions curieuses: 1) limiter les acteurs à un seul trait, ainsi le zèle inextinguible de Wiazemsky, plus un unique tic répété jusqu’à la folie, se tirer la lèvre, prendre un regard rêveur, se tripoter les cheveux, 2) prémonter les scènes en anagrammes, infos télé avec photos, débats pédants et mesquins, 3) insérer dans le film des flashes Colle-Gâteux incluant des dispositifs de la peinture moderne (héros de Marvel Comics), ce qui paraît tout aussi dépassé que les vêtements des protagonistes, censément à la mode. Compte tenu de leur teint fleuri, de leurs jacasseries de perroquets, comme s’ils débitaient un bulletin d’informations, et de leur air Dans Le Coup, ces cabotins marxistes-léninistes envahissent l’écran avec un impact d’une fraîcheur de laitière. Ces gamins qui habitent, avec un étonnant sens de la propreté, en haut d’un immeuble parisien, qui arborent des vêtements prolos flambant neufs en 1967 (cardigans et chandails jaune pâle et rouge), semblent dotés d’une emphase intolérable et dénués de tout talent. Véronique (jouée avec une indicible platitude par "Ann Wham") se colle pile devant la caméra et ne fait strictement Rien. Poussant l’insignifiance dans les derniers retranchements de l’agacement, ses potes et elle transforment le plateau cubiste à la Mary Poppins en nursery, en une école primaire française appelée Notre Gang. Les scènes s’organisent comme les activités d’un cours préparatoire: Pierre et Françoise boivent leur thé; Paul, Marie, Max et André pratiquent leurs exercices matinaux sur la véranda, puis les enfants font leur sieste de l’après-midi, ils ressemblent tous à de joyeuses petites momies, aucune réaction, des vrais zombies. Il est difficile de considérer cette cellule communiste coupée du monde comme un portrait habile de jeunes contestataires: Berkeley-Tokyo-Paris. S’il paraît se moquer de ces filles stupidement idéalistes qui ressemblent à des poissons, et de ces jeunes blancs-becs vantards, le film se définit lui-même comme un élément du mouvement destiné à ébranler le Système. Poser une bombe à la Sorbonne, poser une bombe au Louvre, "Donnez-moi une bombe", inlassablement seriné. Le film se résume dans la présence amateur, au visage pathétiquement mou, du second couteau féminin, une actrice inactive qui joue une série de tableaux vivants inspirés par des photos de presse. Elle incarne ainsi une paysanne vietnamienne recroquevillée de terreur tandis que des bombardiers en carton lui tournent autour tels des moustiques. Dans une autre vignette, elle incarne un soldat Viet-cong armé d’une mitraillette en plastique, derrière une barricade de livres rouge pétard. Toutes ces mises en scène sont bâclées, d’une puérilité insupportable. L’emploi d’amateurs qui jouent à mort de leur ineptie relève d’une décision délibérée, efficace et gonflée, mais elle donne néanmoins la chair de poule.

L’électricité créée par la discordance entre le texte et le visuel, les mots et les images, est devenue la technique préférée de certains artistes pour épingler la folie de la condition humaine. C’est aussi une stratégie qui autorise une liberté exaltante, en ouvrant le film, la photo, le tableau, dont les formats étaient jadis fixés une fois pour toutes, à la possibilité de facéties qui en disent long. L’un des exemples les plus précoces, les plus convaincants: le film sombre, antimilitariste, granuleux, monté haché, de Godard, les Carabiniers. Durant toute cette fable mordante, deux crétins, Michel-Ange et Ulysse, envoient chez eux des cartes postales décrivant leurs aventures pendant la guerre du roi, accompagnées de formidables messages manuscrits qui envahissent l’écran: "Nous pouvons briser les lunettes des vieillards, nous pouvons voler les juke-boxes et massacrer les innocents." L’apothéose du film: nos deux troufions, à qui l’on avait promis le monde et ses merveilles, rentrent chez eux avec une valise bourrée de cartes postales qui illustrent avec volupté la splendeur et la diversité de la civilisation dans une séquence qui dure presque dix minutes. L’idée de Godard, c’est que ce catalogue en images — une Maserati des années vingt, le lapin de Dürer, le Taj Mahal, les studios technicolor de Hollywood, l’aquarium de Chicago — représentent la folle disparité qui existe entre la réalité et ses images.
Contrairement à l’effet porte coulissante de la Chinoise, les Carabiniers possède l’élasticité d’une mousse étonnamment humide et fluide: les personnages semblent magnifiquement sinistres, primitifs, boueux, de petites marmottes au camouflage naturel. Oublions l’allégorie sur la guerre: c’est une succession affolante de cabrioles pastorales, accompagnée de tellement de renvois à Sennett, etc., qu’on dirait le Journal Intime d’un Cinéphile. L’action a pour décor un très intéressant lopin de terre — plus inexistant que bouleversé —, une ferme quasi abandonnée au Sud de Nulle Part. Quatre va-nu-pieds en proie à un mystérieux délire échangent leurs rôles de frère-fille-mère comme des gamins en folie, en se dandinant pesamment dans cet espace poussiéreux à la D.W. Griffith. (Ces filles sont de vraies bombes, comme les sœurs Gish, qui s’activent furieusement dans la cour. La mère (?) s’appelle Cléopâtre et elle arbore donc un maquillage égypto-gitan.) Les deux bouseux du sexe fort sont entraînés dans une guerre anonyme, qui ravage les deux hémisphères. Presque tout le champ de bataille ressemble à la banlieue de Marseille, mais il paraît que ça s’appelle Santa Cruz. Michel-Ange et Ulysse ont un mal de chien à se propulser dans la zone des êtres humains. L’un d’eux est un maigrichon couvert de vieux haillons, d’anciens costumes potemkiniens, si bien qu’il réussit à paraître boursouflé, mou, lymphatique, incapable d’agir autrement qu’en se laissant entraîner par l’événement. Ils traversent cette guerre en manifestant une incompréhension stupéfiante. L’élément supposé comique, Mickey l’Ange, est un petit canard en caoutchouc, un acteur banal qui use et abuse d’un effet soupe au lait mollasson. Se coiffant les cheveux sur le front à la Buster Langdon, agitant les membres comme des clubs de golf, cet acteur incarne la bêtise, le sadisme et le sel de la terre en une seule forme compacte. L’un des passages les plus hallucinants est celui où Michou palpe d’une pogne néandertalienne deux spectateurs immobiles avant de trouver une place au Cinéma Mexique. (Que signifie cette enseigne au néon? Votre regard monte et descend pendant dix bonnes secondes pour essayer de trouver l’allusion politique ou l’anagramme cachée.) Ecrasés, bousculés, enjambés, les deux loustics ne bronchent point (cet effet rappelle le moment où le Kirilov au visage diabolique piétine ses copains paralysés par le sommeil dans la chambre à coucher de la Chinoise). Plus extraordinaire encore, ils ne réagissent pas davantage lorsque Michou, maintenant grimpé sur l’estrade, passe lentement, bêtement, magnifiquement, les mains sur l’image d’une femme nue projetée sur l’écran, avant de se mettre à sauter sur place pour tâcher de voir au-dessus du rebord de la baignoire. Une chose qu’on remarque en voyant ces images, c’est que ce passage situé au milieu du film est le premier où l’on a le sentiment de bâtiments perpendiculaires à des rues fermement rivées à la terre. Cette scène se situe après un déferlement d’espaces basculés, de filles déhanchées, de soldats penchés. Cet effet mystérieusement poétique est celui de tout un film aboutissant à une chambre noire mort-née où s’instaure un rythme lent de somnambule. Il me faut maintenant déclarer haut et fort que les Carabiniers est magnifique, la plus belle photographie austère depuis La Vierge au verger ou Le Canard anar. Loin d’être sinistre ou guerrière, cette allégorie fourburbeuse est plaisante et terrestre: fleuves gelés, places vides ponctuées d’arbres à la Van Gogh, l’impression de boy-scouts en vadrouille un samedi matin, ces hommes débusquant leurs ennemis, les partisans, comme des gamins découvrent des limaces dans les sous-bois.

Dans le Gai Savoir de Godard, un film qui la plupart du temps ressemble à une répétition marrante, audacieuse, remarquablement éclairée par des néons, sur une scène vide, deux Parisiens aux visages rayonnants, âgés d’une vingtaine d’années, se retrouvent toutes les nuits entre minuit et l’aube, pour examiner le sens des mots et leurs rapports aux phénomènes qu’ils décrivent. Presque tout le film est structuré selon une image frontale et statique dans une profondeur noire illimitée, tandis que les contours des deux personnages assis sont soulignés par un puissant projecteur. Cet éclairage mystérieusement brûlant, encré, hypnotique, définit lentement des recoins et des failles d’habitude invisibles sur les visages sinistres de Léaud et Berto et donne le sentiment de toute la détermination et de l’énergie juvénile des deux jeunes gauchistes. Décrire le contenu du film (visages en silhouettes alternant avec des dessins animés de Tom et Jerry, bobines d’actualités montrant les émeutes estudiantines à Paris, illustrations, flashes publicitaires avec des mots ou des parties de mots griffonnés dessus, éclairs de photos couleur des rues de la ville qui sont aussi profondes que le restant du film est plat), tout cela ne dit rien de son énergie délirante. Comme toujours, la bande-son de Godard est remarquable: sporadique, dérangeante et, tout comme le matériau visuel, susceptible de provenir de n’importe quelle source. Qui d’autre que lui utilise le son comme une arme entièrement filmique?

A suivre: Pierrot le fou dont curieusement Manny Farber ne parle pas.

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