mardi 27 septembre 2022

JLG/JLG


JLG/JLG, autoportrait de décembre de Jean-Luc Godard (1995).

Au milieu du gué.

Dans un passage de son livre Nul mieux que Godard, au chapitre "La mémoire du cinéma" (le passage sur la réminiscence), Alain Bergala écrit:

"(...) j'ai été très frappé le jour où j'ai vu pour la première fois l'affiche de JLG/JLG, supposée reproduire une photo (hypercontrastée, en purs noir et blanc) de Godard enfant. Au moment où j'éditais le tome 1 de Godard par Godard, j'avais beaucoup cherché des photos de Godard enfant. En vain. Il prétendait ne pas en avoir et c'était peut-être vrai à l'époque. Quelques années plus tard, à l'occasion du numéro spécial des Cahiers (Godard 30 ans depuis), j'étais revenu sur cette absence d'image de Godard enfant dans un court texte intitulé: "Godard a-t-il était petit?" Car entre temps, il avait réalisé Nouvelle Vague où j'avais été troublé par ce retour de Godard dans les parcs du bord du lac de son enfance, à ces sensations venues de l'enfance, mais qui revenaient sans figure d'enfant. Le cinéma comme réminiscence de l'enfance (mais fondé sur l'occultation de l'enfant qui avait enregistré ces images du bord du lac) et comme retour des sensations fondées sur cet oubli. Si cette photo de l'enfant Godard a pu revenir, est redevenue en tout cas possible, pensable, c'est parce que Godard y ressemble au petit garçon à la casquette de la photo emblématique du ghetto de Varsovie. Elle a resurgi parce qu'il a pu l'associer à une autre image d'enfant, dans la souffrance de savoir que pendant que lui vivait dans son parc paisible et bourgeois au bord du lac de Genève, à l'abri et dans l'inconscience provisoire de l'histoire, il y avait un autre enfant de son âge qui, lui, était pris dans la tourmente de cette histoire à son corps défendant. Si cette photo a pu revenir, c'est parce qu'à un certain moment, comme une réminiscence, elle s'est révélée au contact de la photo du petit garçon de Varsovie. Une phrase de JLG/JLG dit: "Ah, combien sont émouvants les cheminements de l'inconscient".

Probablement, mais les cheminements de l'inconscient sont aussi très obscurs. Entre Nouvelle Vague (est-ce la vague qui est nouvelle ou la nouvelle qui est vague?) et JLG/JLG, il y a eu aussi, outre Allemagne année 90 neuf zéro et Hélas pour moi, la poursuite, encore inachevée en 1994, des Histoire(s) du cinéma, entamées en 1988 avec les deux premiers épisodes, eux-mêmes accompagnés de "l'entretien fleuve" resté inédit entre Serge Daney et Jean-Luc Godard. De cette série, Daney, disparu en 1992, n'a pas connu la fin, les six derniers épisodes, mais il est incontestable que le regard introspectif qu'il avait sur le cinéma dans les dernières années de sa vie a nourri JLG/JLG. Notamment à travers son texte "Le travelling de Kapo" paru dans Trafic, qui se terminait par ces phrases: "Cette histoire, bien sûr, commence et finit par les camps parce qu'ils sont le cas-limite qui m'attendait au début de la vie et à la sortie de l'enfance. L'enfance, il m'aura fallu une vie pour la reconquérir". Reconquérir son enfance, c'est de cela aussi qu'il s'agit chez Godard dans son autoportrait de 1994 et l'image de lui enfant. Pour autant, cela n'explique pas la photo de l'enfant de Varsovie, qui est une image d'archive, une image-document, différente en cela des jeunes personnages de fiction que Daney évoque en ouverture de son recueil (posthume) L'Exercice a été profitable, Monsieur.: John Powell dans la Nuit du chasseur [Daney commet ici un lapsus, Powell étant le nom du pasteur incarné par Mitchum, non pas le père mais l'image tyrannique de la figure paternelle], John Mohune dans Moonfleet, Edmund Koehler dans Allemagne année zéro, Michel Gérard [en fait: Michele Girard] dans Europe 51 et Antoine Doinel dans les 400 Coups, des personnages à propos desquels il écrivait: "Au nombre des enfants que je n'ai pas été, il en est cinq, à peine plus jeunes que moi, qui menèrent, dans quelques grands films des années cinquante, une existence de celluloïd (...): tous abandonnés". Enfants sans père, ou au père absent, pour lesquels Daney s'attache à énoncer le patronyme (le Nom-du-père?).
Qu'en est-il pour Godard? Cette photo de lui enfant, sur laquelle s'ouvre aussi le film, vient surtout combler un vide. Est-ce, comme l'avance Bergala, parce que Godard enfant ressemble au petit garçon du ghetto que sa propre photo, de lui enfant, a resurgi, ou l'inverse: c'est parce qu'il y avait cette photo de l'enfant de Varsovie que Godard a "reconstruit" la sienne pour lui faire écho. Mais d'abord, d'où elle vient cette photo? Contrairement à Daney, le Daney tardif, qui faisait "démarrer" le cinéma à sa naissance, la sienne (1944 = la découverte des camps nazis) et correspondre, dans une vision purement cinéphile, son enfance avec le souvenir de cinq personnages-enfants des années cinquante, Godard, lui, s'inscrit dans une démarche plus... godardienne, à la fois cinéphile et politique. Cinéphile? La photo de l'enfant du ghetto, qui date de 1943, vient non seulement de Nuit et Brouillard, le documentaire de Resnais (1956), mais surtout de Persona de Bergman (1966), photo encore peu connue avant les années 70 que Bergman intègre pour la première fois dans le cadre d'une fiction. (Il est étonnant que Bergala insère son passage sur les deux photos de Godard enfant et de l'enfant juif dans le chapitre consacré à Pierrot le fou sans jamais évoquer Persona alors qu'il y pointe, tout au long du chapitre, les nombreux liens qui existent entre le film de Godard et Monika, autre film de Bergman.) Politique? La photo de l'enfant du ghetto serait aussi à recontextualiser, à mettre en rapport avec le parcours idéologique de Godard et son positionnement pro-palestinien, qui l'a vu par exemple dans Ici et ailleurs (1976) juxtaposer les portraits d'Hitler et de Golda Meir, en résonance avec la rhétorique antisioniste qui assimile le traitement infligé aux Palestiniens par Israël aux méthodes que pratiquait la Gestapo (en 1995, année de JLG/JLG, sortait le livre de Norman Finkelstein, Image et réalité du conflit israélo-palestinien). Sauf que là, Godard ne dresse aucun parallèle avec le peuple palestinien, du moins directement avec cette histoire de photos (alors que dans le film, il y revient, c'est le passage sur la "stéréo"). Ce qu'il suggère, c'est le rapprochement entre la photo de l'enfant de Varsovie, sorte d'image dans le tapis, et sa photo de lui enfant, à un âge qui ferait écho à la cinéphilie daneyienne (l'enfance, l'extermination des Juifs) et à sa propre cinéphilie (Bergman a été pour Godard dans les années cinquante une boussole au même titre que Welles et Rossellini), et cela, à une époque, 1943, encore politiquement vierge en ce qui le concerne, qui précède la création de l'Etat d'Israël et par-là le détacherait de son image d'antisioniste, véhiculée surtout dans les années 70-80.
Ce qui fait en dernier ressort que la mélancolie de JLG/JLG viendrait aussi de ce constat: Godard en 1994 n'a pas plus d'image de son enfance qu'en 1985, il a surtout conservé ce qui finalement s'est prolongé au-delà de l'enfance, à l'adolescence et même à l'âge adulte, son côté disons "chapardeur", cette propension à dérober, que ce soit de l'argent, des livres, une machine à écrire, et plus tard toutes ces citations qu'il reformule... Pour évoquer son enfance, à un moment particulier de sa vie (la fabrication des Histoire(s) du cinéma, la mort de Daney) il lui faut tout recréer: partir d'une image qui "emprunte" à Daney les origines de sa cinéphilie (en même temps que la fin d'une époque) pour retrouver sa propre enfance, sachant qu'il n'a de lui enfant qu'une photo récemment retrouvée et que cette photo il lui faut la trafiquer ("trafiquer": qui vient de Trafic). Mon idée en effet est qu'il s'agit d'une photo de groupe (familial, scolaire, sportif?) que Godard a dû agrandir pour que son visage occupe pleinement le cadre, ce qui a eu pour conséquence de rendre la photo floue, et ainsi obliger Godard, pour éliminer le flou, à accentuer au maximum les contrastes. (variante: quelque chose d'incongru était présent sur la photo justifiant que Godard l'efface en boostant les contrastes.) Mais on peut également y voir le travail d'un peintre-photographe adepte du pop art, qui ne conserve de l'image d'origine en noir et blanc que l'opposition pure noir/blanc, sans les gris, nous rappelant que "si le cinéma est un retour, c'est un retour non pas à l'enfance mais à ce territoire de l'enfance qu'était pour Godard (à cette époque) la peinture" (cf. le livre de de Baecque). Avec, au final, cette question non résolue que je réitère sous une autre forme: l'image ainsi retraitée a-t-elle rappelé à Godard, après coup, la photo de l'enfant du ghetto qu'il avait découverte, comme beaucoup, dans les années 50 avec le film de Resnais, avant que Bergman ne la réactive dix ans plus tard? Ou bien, enfouie dans sa mémoire, celle-ci préexistait à la réalisation de son film et s'est donc imposée à lui (Godard la réutilisera dans ses Histoire(s) du cinéma) quand il a fallu "fabriquer" son portrait (de lui enfant), qui conjugue/confronte le cinéma-enfance de Daney, marqué par les camps, et sa propre enfance, insouciante car protégée de la guerre, mais qui aussi épouse un point de vue "critique", à travers ce qu'est devenue avec le temps cette photo du petit garçon dans le ghetto: une synecdoque (la partie pour le tout, l'enfant pour toutes les victimes de l'Holocauste), aboutissant à une forme d'iconisation — jugée excessive par certains, à commencer par les antisionistes: rappelons que la photo avait été prise par les nazis (avec pour légende: "Aus Ihren Löchen gezwungen" / "Hors de leurs trous") —, iconisation que Godard reproduirait à son tour (geste typiquement godardien, c'est-à-dire para-doxal) en recadrant (gros plan sur son visage) la photo (la seule?) qui existerait de lui enfant, à l'instar de tous ces recadrages qui par la suite ont recentré la scène du ghetto sur le seul visage d'un enfant terrifié.

Comme on le voit, il y a dans l'affiche de JLG/JLG une superposition d'images qui rend finalement la photo de Godard enfant, photo qui plus est retravaillée, incroyablement complexe, qu'il est impossible de réduire, qu'il serait même dangereux de vouloir réduire, à une seule interprétation, tant l'image puise dans les profondeurs de la mémoire, et que chez Godard la mémoire, si elle n'est pas trompeuse, n'est jamais exempte de contradictions.

3 commentaires:

  1. Godard il était antisémite ou antisioniste ou c'est pareil ?

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  2. Bon alors Buster, vous ne répondez pas à la grande Zoa ?

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  3. La réponse est dans le film, le passage sur la stéréo... mais pour cela il faut d'abord lire De la certitude de Wittgenstein puis Lettre sur les aveugles de Diderot, penser Euclide et Pascal, avant de "voir" comment Jeannot remplace les mots par de la géométrie...

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