vendredi 23 septembre 2022

Le plus-de-voir


Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard (1989-1999).

Le texte d'Alain Badiou, probablement ce qui s'est écrit de mieux sur Histoire(s) du cinéma.

Ou encore.

De quoi s’agit-il? Parlant de sa fresque, qu’il appelle des émissions, et que nous nommerons le "film", Godard monte la fiction d’un archiviste, évoque Foucault, situe son entreprise entre Histoire et Idée. Mais n’est-ce pas un propos dérivé, comme une strate supplémentaire, qu’on pourrait adjoindre à tout ce qui se profère à partir, ou autour, de l’homme au cigare et à la lampe (grand artiste-savant sous l’icône de Groucho Marx) dont le retour, avec le cliquetis de sa machine à écrire, signale, dans le "film", que tout cet effroi visuel titré Histoire(s) du cinéma est la biographie intellectuelle d’un seul homme?

Ou encore: la définition abstraite du cinéma est le croisement d’une image-mouvement et d’un réel. Est-ce de ce croisement que le "film" fait sa matière, par les artifices majeurs du montage virtuose, de la surimposition, de l’écart brusque entre le visible et l’audible, du murmure qu’en dessous des maximes on sait ne jamais cesser, comme si toute vérité s’extirpait laborieusement d’un bruit de fond composite? Mais de grands massifs textuels, ou des blocs de savoir allusif, l’image arrêtée sur le visage angélique d’une diseuse, font obstacle à cette idée d’un constant décroisement et recroisement (plier et replier, aurait dit Deleuze) qui n’aurait pour enjeu que de ressasser l’insaisissable justice des images, ou leur notoire injustice. On voit alors surgir, plutôt, le démêlé entre un artiste exagérément solitaire, et cet énorme trou noir du siècle qui a nom "Seconde Guerre mondiale".

Ou encore: on a dit que le sujet de Godard était la généalogie de la puissance du cinéma. Mais n’est-ce pas tout autant de son impuissance qu’il est question? L’impossible à filmer hante Godard depuis toujours, l’usine, le sexe, l’extermination. En sorte que cet immense palimpseste, le "film", viserait à cerner, par les ressources cumulées de la toute-puissance (nous pouvons faire, du conglomérat des images et des sons, ce que nous voulons), le point d’impuissance qui est, à la fin, tout le réel du cinéma, et la raison dernière de sa dissipation. D’où aussi le statut ambigu des livres, que dans le "film" Godard tire de sa bibliothèque, dont il cite les titres, ou des fragments. A la fois le conglomérat de la puissance les incorpore, les malaxe, les inscrit dans la polyphonie, et de-ci de-là subordonne leur force à celle dont le cinéma est capable, tant par sa ressource d’adresse (on compte par millions, là où le livre compte par milliers) que par la gravité réelle du montage des fictions (l’Espoir, le film, tout contre L’Espoir, le livre); à la fois il suggère que les livres restent en réserve, que leur visibilité n’est qu’apparente, et que cette disponibilité en retrait de l’écrit monte peut-être, au près du réel, une garde plus sûre que celle des images.

Ou encore: une totalisation symphonique. Une "restitution intégrale du passé", non par les moyens de sa citation ou de sa narration, mais par ceux, combinés, d’une désarticulation thématique (comment le cinéma croise-t-il la guerre, l’amour, la beauté des femmes, les révolutions, les massacres, les mythologies, les nations...?) et d’une contraction locale, qui rassemble en un point toutes les interprétations disponibles. De là un procédé de composition qu’on peut à juste titre comparer à celui de Mallarmé dans Un coup de dés. Quelques énoncés majeurs, souvent présentés dans le cadre en lettres majuscules (HISTOIRES DU CINEMA, FATALE BEAUTE, VOUS N’AVEZ RIEN VU, UNE VAGUE NOUVELLE, etc...) induisent des sous-textes, eux-mêmes escortés d’une rumeur presque inaudible, ou métaphorisés par des motifs musicaux, cependant que les citations filmiques sont traitées comme des supports de variations infinies, par coloriage, ralentissement, surimpositions, marche arrière, coupes, incises disparates, récurrence, cernes, mutilations visibles. Des constructions secondaires fonctionnent par ailleurs, non pas "en dessous" des énoncés cruciaux, mais à côté, comme des fortifications nues. C’est en particulier le cas des titres de films, qui tissent peu à peu, à part de tout le reste, la liste nominale, impavide, inaltérable, de ce qui demeure.

Mais on peut aussi bien revoir le "film" à partir de ce qui fait exception à ce traitement enchevêtré, ou l’étagement simultané du multiple visible et audible porte à la surface, comme l’océan fait d’un bateau, non seulement l’organisation sémantique du "film", mais l’ensemble des associations, virtuellement infinies, qu’une pensée à tout instant vigilante et mobile décèle dans la moindre affirmation, et que symbolisent, au niveau même des énoncés fondamentaux, les tentatives combinatoires sur les lettres ou sur les mots (ainsi du passage de NOUVELLE VAGUE à UNE VAGUE NOUVELLE, ou l’injonction subjective TOI tirée du mot HIS(TOI)RE, sans compter les amusettes du type SI JE NE MABUSE, et bien d’autres anagrammes). Exception: la douce terreur d’une séquence de la Nuit du chasseur, celle des enfants dans la barque, qu’on laisse filer sur la rivière nocturne sans altération ni coupe. Ou le retour calculé de la séquence de la mitrailleuse dans l’Espoir. Ou tel moment de parole nue portée par un visage. Ou telle insistance musicale, qui est comme la grâce d’une lenteur venue au tohu-bohu du visible. Ou même l’insertion fugace d’une scène pornographique, dont la laideur brutale se distingue comme une tache sur de la soie. Et l’on se dit alors que l’extrême science du montage, qui fait du "film" l’équivalent d’une conversation multiforme agencée par un Dieu, ou d’une polyphonie de la Renaissance, n’est là que pour faire désirer son suspens, comme nous guettons dans le monde dévasté les signes épars, et presque imperceptibles, d’une paix supérieure.

Ou encore: soutenir le défi de cet autre art du visible, la peinture. On ne compte plus, dans le "film", les moments où un visage de la Renaissance fait éclater sa couleur aux marges d’une séquence, ou derrière un photogramme en noir et blanc. Et c’est la même ambiguïté que celle qui s’attache au livre. Faut-il comprendre, ce que souvent désigne la trouée de l’image cinématographique vers la splendeur picturale, comme si elle lui était de toujours sous-jacente, que le cinéma continue à prononcer, fidèle à la peinture, les noces conflictuelles de la sauvagerie de l’histoire et de l’évidence corporelle de l’amour? Une autre technique est plus incertaine, celle qui organise le battement très rapide, presque douloureux, entre une image de cinéma et un fragment de tableau. On pourrait presque y voir que le cinéma, bien plutôt qu’il n’en est le continuateur, est le supplice de la peinture. L’expression de Malraux, "la monnaie de l’absolu", est un des syntagmes cruciaux du "film". Mais si on se demande parfois si "monnaie", s’agissant du cinéma, ne l’emporte pas à ce point sur "absolu" que pour équivaloir à quelque Adam et Eve de Michel-Ange, il faut l’entière poussière de tous les visages d’amants de toute la brève histoire du cinéma."

Ou encore: la mélancolie. Elle serait le vrai sujet de tout le "film". On sait assez que le style de Godard, acculant les autres et lui-même, épinglés vifs contre un mur, à la confession de leurs incertitudes maladives, ou saisissant l’emballement mortel des actes, ou exhibant — dans le contraste entre des sentences définitives (son côté moraliste français, Chamfort, La Rochefoucauld) et la pauvreté touchée par la grâce du paysage plat, ou de la table en fer blanc — le peu de foi qu’il faut accorder à ses propres élans, est matériellement mélancolique. Dans le "film", cette mélancolie est complexe. Le cinéma en est le support privilégié, de ce qu’il n’est qu’en apparence l’art de son temps. Un énoncé du "film" est: "Le cinéma, art du 19e siècle, a porté le 20e". Mélancolie de ce qu’il soit toujours trop tard, et d’autant plus que le cinéma, sans doute, est mort, comme le suggère l’inscription, presque terminale: C’ETAIT LE CINEMA. Le "film" dit aussi: "On peut tout faire, sauf l’histoire de ce qu’on fait". En sorte que cette "histoire(s) du cinéma", ou bien est impossible, ou bien atteste que ce dont elle témoigne, le "faire" du cinéma, est désormais forclos. Godard, témoin mélancolique d’une certaine abolition de son propre "faire" artistique? Y contribuerait que la "vague nouvelle", dont l’emblème tendre est l’image de Truffaut, soit désignée comme une sorte de paradis perdu où, guidés par Langlois (c’est-à-dire, déjà, par les histoires du cinéma), de jeunes gens arrachaient un art à sa légende académique mortifère pour l’exposer aux ressources du Dehors.

Mais aussi bien ce paradis, à l’envisager selon le réel massif de l’Histoire, était empoisonné, dit Godard, puisqu’il y avait, juste sur son bord, les "illusions perdues", la douleur des révolutions, l’obscur communisme, et finalement le mixte irreprésentable (auquel Godard fait, à mon goût, trop de concessions à la mode) des tyrans symétriques, Hitler et Staline. En sorte que la mélancolie se retourne. Car dans la puissance à dire ce qui est aboli, dans l’ouverture polyphonique du dossier complet de ce qui est clos, dans le zèle mis à compliquer à l’infini (style baroque, à la Leibniz, les monades du cinéma) les plis et les déplis de l’image et du réel, dans la mise à nu de ce que toute imposture emporte avec elle de vérité, l’artiste ouvre une autre époque, si même il ne sait pas ce qu’elle est. Un peu comme la saturation rétrospective, elle aussi marquée d’un inimitable ton mélancolique, des symphonies de Mahler, ouvre sans le savoir à la refonte de Schoenberg. Le visage fermé de Godard sous sa lampe, qui n’est pas sans rapport avec le masque de Mahler, est-il celui d’un archéologue virtuose et triste? Ou celui d’un homme qu’habite, avec tout le sérieux puritain de la Suisse, le plus essentiel courage, celui de vaincre la mélancolie avec ses propres armes, en en faisant le ton et le style d’une promesse cryptée?

Ou encore: le platonisme anarchique de Godard. Il est frappant que dans le "film", toute image soit l’index possible d’une autre image, et en même temps l’escorte de plusieurs textes simultanés. L’image ne renvoie jamais à un référent, tout mimétisme est exclu. L’image est bien plutôt l’écart entre elle-même et le peuple entier de ce qui a lieu dans le visible ou dans le dire. Le "film" est le mouvement de ces écarts superposés, entrelacés. Le cinéma a pour vocation, est-il prononcé, de lier, de mettre en rapport, ce qui usuellement ne l’est pas, précisément parce qu’il peut rapprocher, faire consonner, tramer polyphoniquement, par le moyen même de l’écart. Ainsi des Juifs et des Arabes (ISRAEL ET ISMAEL, titre le "film"), ou des Juifs et des Allemands en une seule image, écartée d’elle-même: deux jeunes soldats allemands traînent le cadavre d’un déporté. Mais alors, la question devient: quelle est l’essence de l’image, si elle ne reproduit rien, mais s’écarte synthétiquement de toutes les autres, au profit d’une invisible justice du visible? Au fond, l’organisation sérielle du "film", son écrasante subtilité dans le détail, sa mobilité tactique, composent les moyens d’une remontée vers l’essence, dont quelques plans suspendus (une tache bleue dans le noir, un visage de femme lentement déplacé, une maison dont les fenêtres s’éteignent...) délivrent le symbole, et dont les constants recours aux inscriptions abstraites sont comme les poteaux indicateurs, ou les résumés qu’un Socrate converti à l’essentialité de l’image fournirait à ses jeunes auditeurs que tant de sophistique apparente égare. Chef-d’œuvre, oui, au sens artisanal du terme: accompli et complet, solitaire, vaguement maniaque, tramant plusieurs visées, sans hiérarchie décidable.

Objections? Oui, tout de même. Une certaine pesanteur, un excessif sérieux, aux lisières de l’emphase, bien signalé dans le "film" par la voix claudélienne d’Alain Cuny. Le cinéma est convoqué devant le tribunal de sa responsabilité historique et de sa fatalité artistique. Est-ce lui rendre justice? Cet art impur est du samedi soir, de la famille qui sort, des adolescents, des chats sur les murs. Il oscille depuis toujours entre le burlesque de cabaret et le titanesque de foire. A la fois le clown et l’homme-le-plus-fort-du-monde. Ne faut-il pas lui accorder qu’il est, pour l’essentiel, innocent? Comme tout ce qui brille et rassemble, il fut propagandiste, c’est entendu, et publicitaire, et stupide. Et fugitivement capable, par une sorte d’épuration interne des ses matériaux indignes, de la plus haute destination. Il faudrait, au regard du "film", où comme toujours chez Godard s’impose la question délétère du Salut  l’amour contre l’Etat, la responsabilité du visible contre les chiens crevés de la "communication", le texte dur contre l’image déliquescente, etc... , une contre-histoire allégée, où l’on verrait qu’il ne faut pas faire, à propos du cinéma, tant d’histoire(s). Si grand soit-il, et si imbriqué dans notre époque, il s’enracine pour toujours, cet art du rassemblement général, dans le goût de toutes les classes, de tous les âges, et de toutes les nations, pour le spectacle d’un puissant qu’un vagabond asperge de purin, d’un énorme navire qui coule, d’un monstre affreux surgi des entrailles de la terre, du Bon qui, en plein soleil, après bien des déboires, tue enfin le Méchant, du gendarme-détective qui traque le voleur-maffieux, des mœurs étranges des étrangers, et des chevaux dans la plaine, et des guerriers fraternels, et du drame sentimental, et de la femme nue écartelée par l’Amour. Les plus grands artistes de cet art, Chaplin, ou Murnau, n’ont fait que relever cette provenance vulgaire, sans jamais, bien au contraire, tenter de l’abolir.

Si le cinéma est idée, visitation hasardeuse de l'idée, c’est au sens où le vieux Parménide, dans Platon, exige du jeune Socrate qu’il admette, à côté du Bien, du Juste, du Vrai, du Beau, des idées tout aussi idéelles, quoique moins convenables: celle du Cheveu, ou celle de la Boue.

(Alain Badiou, "Le plus-de-Voir", Art press, Hors série: Le siècle de Jean-Luc Godard, novembre 1998)

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