mercredi 14 septembre 2022

La passion Godard


Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma de Jean-Luc Godard (1986).

Tous ces Orphée.

Pour moi, le cinéma c’est Eurydice. Eurydice dit à Orphée: "Ne te retourne pas." Et Orphée se retourne. Orphée, c’est la littérature qui fait mourir Eurydice. Et le reste de sa vie, il fait du pognon en publiant un livre sur la mort d’Eurydice. (Godard en 1980)

Si Orphée c’est la littérature, c’est aussi la télévision, avec ses chaînes, ses grilles, ses télétextes... c'est encore la pub, avec ses marques, ses affiches, ses slogans... autant d'orphées de la communication. Soit pour Godard, la mort, au contraire des images qui, elles, sont la vie... Et du cinéma, qui est aussi communication, quand celle-ci vient à manquer, ce que le cinéma cherche à combler, souvent laborieusement, faute justement d'images, avec des morceaux de textes, des bouts de phrases, comme celle de Faulkner, chaîne brisée, "Orphée" déstructuré, désossé, qu'on réagence tant bien que mal, les morts contre les vivants.

Car il n'y a pas d'Eurydice sans Orphée. De vie sans la mort. De mort sans la vie. Il faut les deux. Sauf que dans le cinéma de cette époque, il y a trop de mort(s) et pas assez de vie, de vivants... c'est la "série noire": Romy Schneider (disparue à 43 ans), Gérard Lebovici (assassiné à 51 ans), Jean-Pierre Rassam (suicidé à 43 ans)... tous "morts au champ d'honneur", comme Georges de Beauregard, l'homme de la Nouvelle Vague... Et contre toutes ces morts: un autre "beau regard", celui d'Eurydice (Marie Valera), beau visage "Renaissance" qui rappelle celui de Dita Parlo, la Juliette de l'Atalante, d'un certain Jean Vigo, le fils d'Almereyda — tous les deux, morts jeunes également —, autrement dit "Jean Almereyda", le producteur, un brin douteux, joué par Mocky, lui aussi abattu dans sa voiture, comme Lebovici, comme Mesrine, dont Lebo avait réédité L'Instinct de mort qu'il voulait porter à l'écran, comme Godard d'ailleurs, avec Belmondo... L'instinct de "mort" qui pousse à se "retourner" pour regarder Eurydice, regarder en arrière.

Le cinéma, donc, mais pas dans sa dimension mortifère, le cinéma dans ce qu'il peut, au contraire, avoir d'orphique, soit le retour à la vie, les vivants après les morts. Ce qui passe évidemment, Orphée oblige, par la musique, celle de Leonard Cohen s'interrogeant "où va la nuit?", en quête de vérité et de beauté, celle de Bob Dylan, en plein born again, celle surtout de Bartok, Concerto pour orchestre, dont le climat s'apparente à celui du film, évoluant dans son finale (aux dires-mêmes du compositeur) "du chant funèbre à l'affirmation de la vie" (dans le film c'est dit par la voix de Jean-Pierre Léaud/Gaspard Bazin — Bazin, mort trop jeune lui aussi, qui fut le père spirituel de Truffaut, lui-même le père spirituel de Léaud, façon peut-être pour Godard de citer Truffaut, sans le nommer, parmi les disparus récents).

Si Mocky meurt (déguisé en femme, un fichu sur la tête) de ses traficotages (c'est le cinéma-usine), si Léaud (génial en régisseur vociférant — avec sa paire de moustaches, il ressemble à un acteur portugais) s'épuise avant d'être débarqué et de rejoindre la file des "chômeurs de l'ANPE", figurant fatigué de la nouvelle télévision, il reste Eurydice, accrochée aux grilles, retournée peut-être aux Enfers mais dont l'image, non télévisuelle, défie la mort, Eurydice qui en grec signifie "justice à grande échelle, sans limites". C'est que pour Godard (toujours en 1980, à l'occasion de la mort d'Hitchcock) (1), "l'image est très liée à la justice. Parce que l'image c'est une preuve. Parce que le cinéma [et celui d'Hitchcock de façon exemplaire] donne à chaque fois la preuve matérielle de ce qui se passe." La preuve ici c'est que si la mort règne, quelque chose continue de "vivre" malgré tout, quelque chose de triste mais bien réel, qui donne au film de Godard, au détour d'un plan, d'un regard, d'un ralenti (les ralentis sont toujours sublimes chez Godard), au-delà des mots, des bons mots ("dans secrétaire il y a secret", mon préféré...), des assertions plus ou moins fumeuses, non seulement la splendeur du vrai mais, plus encore, le sentiment, profondément sincère ("open-hearted", chante Leonard Cohen dès l'ouverture) et à ce titre bouleversant, que le cinéma et la révolution, ce qu'il en est des rêves de cinéma comme de révolution, tout ça est bien fini, que c'est désormais révolu, mais que cet état de choses n'empêche pas la vie de palpiter encore, par-delà la mort, même si pour cela il faut se retourner, regarder Eurydice, pour n'en conserver que l'image.

(1) Pour Godard, Hitchcock c'est le Tintoret du cinéma. Le peintre est présent dans le film, à travers notamment son tableau L'origine de la voie lactée et le nombre de personnages qui y figurent. Mais ce qui intéresse surtout Godard c'est le rapprochement entre le Tintoret et Hitchcock: "Dans son étude sur le Tintoret, Sartre raconte à propos du Vénitien ce que les critiques ont toujours beaucoup reproché à Hitchcock: ils étaient subjugués par lui et en même temps lui en voulaient de son amour du box-office. De la même manière, le Tintoret essayait de battre tous ses concurrents dès qu'il entendait parler d'une commande. Pour rafler plus vite un marché, il mettait ses "aides" au travail. Ce qui fait que lorsque les autres arrivaient avec des esquisses, lui il avait déjà fini le tableau. Et il empochait le marché. Hitchcock faisait la même chose." Dans Grandeur et décadence..., ce qui est mis en avant c'est ce côté "au travail" de l'équipe (du producteur au réalisateur, en passant par la cheffe-opératrice — Caroline Champetier —, les assistants, les acteurs, les figurants, la secrétaire, le comptable...).

Bonus: Bande-annonce ( et ) du film dans sa version restaurée (2017).

Rappel: Trois GodardFilm Socialisme, Adieu au langage, le Livre d'image.


Ouverture du film Passion (1982).

La mort, comme une vague échouée
il s'en est allé
Là-bas, sans son iPhone

Fréquemment, l'emphase godardienne, faite de plans "sublimes" (immensité, dynamisme ascensionnel, extraits musicaux empruntés à des œuvres symphoniques grandioses), est interprétée comme le signe de secrètes tendances mystiques, de partis pris trahissant une certaine religiosité. Le lyrisme godardien, ce pathos logé dans une conception superlative de la mise en scène (ample filmage et violence du montage) et de la direction des acteurs (excès des gestes, interruption des trajets, profération grandiloquente), est en fait une mélancolie. Si quelque chose de divin paraît interpellé dans le cinéma de Godard, ce pourrait être plutôt la disparition de ses acteurs, les dieux. Depuis le Mépris, film inaugural de ce thème, jusqu'aux Histoire(s) du cinéma, le silence des dieux pour cause d'absence, de mort, donne lieu à la grande plainte godardienne — sa voie tremblée et magistrale issue des limbes — fondatrice de l'œuvre. (Dominique Païni, L'attrait des nuages, 2010)

La paroisse morte.

les noyaux assaillis par la poussière
les objectifs mal calés
les pieds remplis de terre
le négatif sous-exposé à pleine ouverture
le changement de bobine imprécis
la piste arrière humiliée
le devis qui ment
l'heure supplémentaire surpayée
la colleuse pas nettoyée
la vitesse de défilement américanisée
le je des acteurs qui opprime le jeu
le point régulièrement absent
le j'aime ou pas au lieu de ceci est bien ou mal
l'auto déglinguée de l'assistant
la synchronisation exacte tuée par le code
le documentaire divorcé de la fiction
le mille absent en fin de parcours
le montage loin du scénario
les sous-titres qui obscurcissent la lumière
le crayon gras du monteur obscène
la musique comme femme de chambre méprisée
l'étalonnage dominé par le film porno
les répétitions abandonnées au théâtre
l'art sur le répondeur de la culture
l'échange assassiné par le fax
les extérieurs occupés par l'équipe de parachutistes
le droit de l'auteur oublieux du devoir
la double collure faite sans amour
le générique interminable
l'enterrement de la 47 trente ans après celui de la double X
la revue du cinéma-casino en place d'un sens critique
les travellings gémissant
les éclairages qui fusillent la lumière
la gloire des personnages plutôt que le bonheur de la personne
l'absence d'étude
Georges de la Tour et Bonnard martyrisés par l'HMI
la copie de travail dégradée

(Jean-Luc Godard, Trafic n°1, hiver 1991)



[15-09-22]

L'œuvre de Klee a toujours accompagné celle de Godard. De Klee, Yves Peyré écrit qu'il "est un créateur à part, aussi déroutant qu’envoûtant... qu'il est poète par éclats... que son art est fait de rebonds et de ruptures, qu'il glisse, franchit des failles, qu'il est inquiet d’une musique qui n’éclot qu’à grand peine... Nous nous penchons vers lui, nous nous tendons pour mieux voir, il n’est que trop évident que nous ne l’atteindrons jamais, incapable de véritablement le cerner". De Godard, on pourrait dire la même chose. A l'instar de Klee, Godard "est une question, un paradoxe, une transgression".

[18-09-22]


Hélas pour moi de Jean-Luc Godard (1993).

Raconter l'histoire.

Quand le père du père de mon père avait une tâche difficile à accomplir, il se rendait à un certain endroit dans la forêt, allumait un feu et se plongeait dans une prière silencieuse. Et ce qu’il avait à accomplir se réalisait. Quand, plus tard, le père de mon père se trouva confronté à la même tâche, il se rendit à ce même endroit dans la forêt et dit: "nous ne savons plus allumer le feu, mais nous savons encore dire la prière". Et ce qu’il avait à accomplir se réalisa. Plus tard, mon père... (la même tâche)... lui aussi alla dans la forêt et dit: "nous ne savons plus allumer le feu, nous ne connaissons plus les mystères de la prière, mais nous connaissons encore l’endroit précis dans la forêt où cela se passait, et cela doit suffire". Et ce fut suffisant...
Mais quand à mon tour j’eus à faire face à la même tâche, je suis resté à la maison et j’ai dit: "nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même plus l’endroit dans la forêt, mais nous savons encore raconter l’histoire".

J’ai toujours pensé que le père du père du père de Godard, celui qui savait allumer le feu, c'était Griffith. Que le père du père de Godard, celui qui savait encore dire la prière, c'était Dreyer. Et que le père de Godard, celui qui connaissait encore l’endroit dans la forêt, c'était Rossellini.

1 commentaire:

  1. Hélas pour nous... Godard nous manque encore plus après quelques jours. Et dans le contexte actuel du cinéma d'art et essai, c'est vraiment la fin d'une époque.

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