lundi 12 juillet 2021

Le K Carax


Annette de Leos Carax (2021).

Mare Tenebrarum.

Puisque le film est dédicacé (entre autres) à Edgar Poe, on dira d'Annette que c'est un film "bizarre", une sorte de conte burtonien (des Noces funèbres à... Dumbo! et plus encore, les récits d'enfants-monstres) mitonné à la "sauce Carax", c'est-à-dire piquante, qui pique les yeux (on parlera alors de beauté singulière, à l'image de l'enfant du film), en même temps qu'il vous laisse au fond de la gorge, par l'extrême noirceur qui l'habite, un goût désagréable, plus aigre que doux... "Bizarre" par sympathie pour Carax parce que lui, à travers son film, témoigne vraiment de sa sympathie pour les abîmes, et les plus sombres, si sombres que le spectateur, resté à quai, finit par se morfondre, attendant que ça remonte, au moins un peu, ce qui arrive, mais seulement à la fin — lorsque l'enfant prend chair —, autant dire trop tard, posant pour le coup un autre problème (j'y reviendrai). Il y avait Godard et les Stones (Sympathy for the Devil)... 50 ans après, il y a Carax et (les) Sparks ("Sympathy for the Abyss"), un film de mutation, mais à l'envers (je laisse de côté les deux génériques faussement enjoués encadrant le film), qui voit Annette, une fois passé la première demi-heure, où ça tient encore debout (stand-up oblige), se replier, de plus en plus profondément, à l'intérieur d'une horrible carapace (les détracteurs parleront de "croûte", ma sympathie pour Carax et les frères Mael me fera parler, plus gentiment, de "carasparks"). Et ainsi sombrer dans son propre abîme, naufrage que n'arrange pas l'esthétique du film, ici des plus toc (tics et toc). Annette: un film où la chair se retrouve assez vite manquante et dont il ne subsiste... bah, que Leos. Dit autrement: l'équilibre, plus ou moins stable, entre la chair et Leos, qui habituellement fait tenir — on peut dire poétiquement — ses films, est ici rompu...

Voir un film de Carax relève toujours de la même expérience, qui touche à la fascination morbide, véritable mouvement d'attraction-répulsion devant cet aspect kitschoïde, fait de bric et de broc (le syndrome Samaritaine) qui donne au film l'impression d'être sans âge, ni (néo)classique ni (post)moderne, du vieux neuf, à l'image du Pont-Neuf et de ses "vieux" jeunes amants, qu'on retrouve aujourd'hui sous les traits d'un roi du stand-up (appelé à déchoir) et d'une diva d'opéra (appelée, elle, à disparaître en pleine gloire)... Si Annette ne souffre pas de la mégalomanie (juvénile) qui grevait les Amants du Pont-Neuf, il n'en demeure pas moins atteint d'une réelle boursouflure, à laquelle échappait Holy Motors, grâce surtout à la figure incarnée par Denis Lavant, M. Oscar le double fantasmé de Leos Carax, ce fameux "moteur" qui assurait au film sa propulsion, bien mieux que ne peut le faire un simple top départ comme ici, et même si c'est Carax en personne qui le donne. Disons que l'élan d'Holy Motors se prolonge dans Annette (le film a été conçu peu de temps après), à travers le personnage joué par Adam Driver, le bien-nommé (présent dès le début du projet) mais qui ne tient, essentiellement, qu'à sa performance de showman, dans le rôle du "gorille/boxeur" en peignoir vert (les deux scènes sont remarquables), avant que les lumières (du film) s'éteignent, que les rires (des spectateurs) s'interrompent, remplacés en ce qui me concerne par de longs bâillements — "au lit, motors!" —, ce dont Carax nous autorise d'ailleurs, comme de péter de joie, mais ça je le laisse à la critique.

Parce que oui, quand même, un mot sur la critique qui, à chaque nouveau film de Carax, nous ressert le même blabla... sur le rôle quasi messianique que jouerait ce dernier dans l'industrie du cinéma. Au nom aujourd'hui de ce que le cinéma peut produire de plus "flamboyant", terme repris en chœur par une grande partie de la profession, pour nous changer un peu des expressions "romantisme fou" ou "lyrisme exacerbé" qui accompagnaient jusque-là les films de Carax, l'enfant prodige, ainsi qu'il fut célébré à ses débuts, et le demeure encore aujourd'hui, à l'âge de 60 ans, plus fort même, tant ses pouvoirs semblent, à en croire les plus zélés de ses admirateurs (et dans ce domaine les Cahiers ne sont pas en reste), s'élargir à chaque nouveau film. De sorte que si les Amants du Pont-Neuf pouvait être vu comme le film qui sauvait le jeune cinéma français, Holy Motors celui qui sauvait le cinéma français dans son ensemble, Annette serait lui appelé à sauver le cinéma tout court, le film apparaissant aux yeux de la critique, en ouvrant ainsi après des mois de disette le plus grand festival du monde, comme le seul de taille (XXL) à nous libérer de cette "prison" où nous a enfermés la pandémie...

Si la forme pèche (mais peu importe après tout, c'est une affaire de goût), qu'en est-il du contenu? On ne reprochera pas à Carax de rabâcher des thèmes largement rebattus (le monde délétère du spectacle, l'ego de l'artiste, l'impossibilité du couple, etc.), puisque c'est la fonction même du conte (ou de la tragédie) que de décliner, sous des formes variées, des motifs un peu bateau et facilement reconnaissables. Le problème est ailleurs. Il se situe à différents endroits, je ne retiens que le principal: il manque au film une troisième partie, celle qui, à travers le personnage-titre, une fois passé de la marionnette en bois (exploitée pour ses dons) à la petite fille en chair (qui a pris conscience du mal subi), aurait assuré une forme de synthèse. Non pas, nécessairement, la réconciliation (par-delà la mort) des deux amants, mais une vraie conclusion qui permette de surpasser le conflit. Car ici tout n'est que conflit, vite installé et poursuivi jusqu'à la fin avec complaisance. Carax joue dès le départ sur la disjonction (entre stand-up et opéra, l'ironie sarcastique de l'homme et la voix angélique de la femme) qui opère secrètement et fait que l'amour entre Henry et Ann est un leurre (ils répètent à l'envi We Love Each Other So Much (1), comme s'ils devaient se persuader mutuellement que leur passion durera), chacun, en fait, prisonnier de son propre narcissisme, de ses propres démons (Henry à la fois "bête de scène" et "bête humaine" dont le mal intérieur, croissant, se traduit par l'agrandissement d'une tache sur son visage; Ann à la fois Blanche-Neige — elle mange de grosses pommes rouges — et celle qui se regarde dans le miroir, telle la marâtre, obsédée par son image). S'il y a toxicité, elle concerne aussi bien l'homme que la femme, et le couple qu'ils forment ne peut que se révéler des plus toxiques pour Annette, l'enfant qu'ils ont eue, surtout après le drame (en mer et par nuit d'orage comme il se doit dans ce genre de tragédie); lui, sombrant dans la folie meurtrière (le film prend là une direction langienne — on pense à House by the River), elle, revenant le hanter en criant vengeance... Las, la barque a beau être bien chargée, Carax n'en a pas fini dans sa plongée en eaux noires. De Poe, il emprunte le côté "mare tenebrarum" de l'œuvre, s'enfonçant toujours plus dans les profondeurs, mais sans aller "au-delà" — contrairement à l'auteur d'Eleonora — pour conjurer l'horreur qui lui est associée: "agressi sunt mare tenebrarum, quid in eo esset exploraturi" ("ils se sont aventurés dans la mer des ténèbres, afin d'explorer ce qu'elle pourrait contenir"). Et si sont évoqués également les deux Béla (Balász et Bartók), c'est peut-être en référence au Prince de bois, mais surtout en rapport avec la question de l'infidélité de la femme dans Barbe-Bleue... sans aller plus loin, là encore, sinon de l'inscrire dans cette vision très noire de l'humanité qui jusque-là imprégnait le cinéma de Carax, et qui aujourd'hui l'envahit littéralement, jusqu'à culminer dans la rencontre finale, entre Annette et Henry, certes incarnée mais dont on enrage qu'elle vienne conclure le film.

(1) Eventrer le titre, cette déclaration trompeuse d'amour réciproque, pour en extraire ce qui s'y cache à l'intérieur, ça donne "Love Each Other So", qu'on peut traduire par "s'aimer, donc...", phrase inachevée (comme le film), laissant entendre que l'amour est autre chose que ce qu'on prétend. Et ça, qui le dit? La réponse est dans l'acronyme (dont on sait l'importance chez Carax depuis Pola X) que forment les initiales: L.E.O.S.

8 commentaires:

  1. Oui le film est noir, il y a beaucoup trop de chansons mais quel travail plastique. C'est tout simplement formidable de pouvoir créer des images aussi puissantes, aussi habitées. En dépit de toutes les failles de sens ou de scénario qu'on peut trouver, les autres films paraissent soudainement bien fade à côté. C'est un sublime condensé de vie et je lui pardonne toutes ses fautes.

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    1. Sublime condensé de vie... j'avoue avoir un peu de mal à comprendre un tel enthousiasme qui confine, à vous lire mais vous êtes nombreux dans ce cas, à une sorte d'extase... ne manque plus que l'évanouissement et on parlerait du syndrome de Stendhal. Peut-être que je vois le film trop par son mauvais côté, que sa noirceur est à relativiser (Duvivier chez Cocteau et non l'inverse), il n'empêche... Carax ne transforme pas le plomb en or, l'alchimie n'opère pas (pour moi en tous les cas).

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    2. En fait Carax gratte plutôt (avec insistance) la dorure qui recouvre le plomb...

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    3. Vous ne trouvez vraiment rien à sauver du film ?

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    4. Je n'ai pas dit ça, Adam Driver est génial et rend la première partie du film très jouissive... mais "à sauver du film" et "sauver le film", ce n'est pas la même chose. Une fois la partie stand-up terminée le reste du film devient de plus en plus pénible. Comme si Carax (qui est misanthrope, ce qui ne me gêne pas, au contraire, les grands artistes le sont souvent) prenait lui-même le relais de son personnage, que son film, au lieu de la "belle" comédie musicale, annoncée d'entrée à grands coups de trompette, se transformait en stand-up géant, avec ce que cela suppose de férocité, mais là de façon tellement appuyée que ça en devient déplaisant. La dernière scène, si forte soit-elle, en tant que finale est quand même sordide.

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    5. Le problème qui explique tous les autres dans ce film est que je ne comprends pas ce que raconte Carax, je pense qu'il n'a pas envie de raconter, qu'il met en scène avec brio ce qui demeure seulement spectaculaire et vide
      La fin est particulièrement grotesque

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    6. Possible, on peut voir le film comme ça. Après je ne sais pas si Carax n'a pas envie de raconter ou si tout simplement il n'y arrive pas... Dans Holy Motors ça fonctionnait parce qu'il n'y avait rien à raconter, ce n'était qu'une succession de "rendez-vous", des moments qui narrativement se suffisaient à eux-mêmes... là aussi ce sont des rendez-vous, du "héros" avec son public, avec l'être aimé, avec ses démons... mais inscrits dans un genre, la comédie musicale, qui suppose du liant, un fil narratif pour faire tenir l'ensemble, qui ne soit pas un florilège de numéros... Bon à l'arrivée, qu'il soit incapable ou qu'il n'ait pas envie, ça change pas grande-chose sauf à imaginer que se colleter avec le récit c'est peut-être aussi un défi chez lui, toujours raté, toujours recommencé...

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  2. Comme Leos Carax est misanthrope il ne voudra pas héberger Jacques Rozier...
    http://susauvieuxmonde.canalblog.com/archives/2021/07/13/39056415.html

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