"Or un beau style n'est tel en effet que par
le nombre infini des vérités qu'il présente."
(Buffon)
Whit Stillman est l’auteur de quatre films en l’espace de vingt-deux ans [texte écrit en 2013, depuis Stillman a réalisé un autre film, Love & Friendship], en fait "trois plus un", tant le dernier, Damsels in Distress (2011), sur la vie universitaire et l’esprit altruiste d’un petit groupe de filles très BCBG, est chronologiquement éloigné des trois autres, lesquels constituaient une sorte de trilogie "dépressive" des années 1970 et 1980 - en même temps qu’une série autobiographique (1) -, via les réunions de jeunes et riches bourgeois de Manhattan pendant la période de Noël et des "deb parties" (Metropolitan, 1990), la question des valeurs américaines et de l’idéologie capitaliste à l’ère du post-franquisme et de la fin de la guerre froide (Barcelona, 1994), enfin le rôle social joué par le disco chez les yuppies (The Last Days of Disco, 1998). "Trois plus un" dans la mesure où, si Damsels in Distress a connu en France un relatif succès critique, on ne peut pas en dire autant des trois premiers films, Whit Stillman ayant longtemps été considéré, et l’étant encore par une bonne partie de la critique, comme un cinéaste superficiel, au style affecté et aux dialogues interminables. Il est vrai que ces films ne répondent pas aux canons de la bonne forme, qu’ils ont un côté un peu heurté, voire décousu, mais cette dysharmonie, loin de traduire une quelconque maladresse, témoigne au contraire d’une écriture très personnelle, mieux: participe à l’étrange séduction de l’ensemble, faisant de l’œuvre de Stillman une œuvre totalement à part dont il serait temps de reconnaître l’importance, à l’instar de celle d’un James L. Brooks.
Eloge de la comédie.
Portraits ironiques, davantage que satiriques, d’une certaine société, à travers des dialogues aussi brillants qu’abondants, les films de Stillman relèvent manifestement de la comédie de mœurs et son avatar hollywoodien, la comédie sophistiquée. Reste que, à l’image de la plupart des comédies américaines, ils empruntent aussi à d’autres types, tels la comédie romantique (la relation amoureuse qui se noue entre deux personnages que tout oppose initialement) et - par petites touches - la comédie loufoque ou screwball comedy (particulièrement Damsels in Distress, même si le film renvoie aussi à la comédie US contemporaine, de John Hughes à Judd Apatow, en passant par les frères Farrelly), selon un cocktail qui chez Whit Stillman n’a rien d’explosif, se dégustant plutôt avec délectation, comme la vodka tonic de Chloë Sevigny dans The Last Days of Disco. A ce titre, le style de Stillman révèle un auteur moins soucieux de bien respecter les règles de la syntaxe cinématographique que de faire advenir, au-delà des clichés que véhicule chacun des personnages, des vérités plus profondes, en combinant plus ou moins adroitement différents registres de comédies, certes toujours axées sur la parole mais suffisamment éloquentes pour faire de ce chantre de la jeunesse fortunée un digne héritier des grands maîtres de la comédie américaine. Si la profusion des dialogues évoque Preston Sturges, expliquant peut-être que le cinéma de Stillman soit si peu prisé en France, comme en son temps celui de Sturges, il y a aussi quelque chose de maccareyien dans la manière qu’a le réalisateur d’entretenir un certain malaise entre ses personnages. Ainsi, dans Metropolitan, entre la débutante Audrey (Carolyn Farina) et, d’un côté, Tom (Edward Clements), le nouveau venu qu’elle choisit comme escorte, et de l’autre, Charlie (Taylor Nichols), l’intellectuel du groupe, qui n’ose pas lui déclarer sa flamme, jusqu’à ce qu’il se décide... au plus mauvais moment; dans Barcelona, entre les deux cousins Ted (Taylor Nichols) et Fred (Chris Eigeman), la tension reposant sur un vieux conflit datant de l’enfance (lorsqu’ils avaient dix ans et qu’un jour ils s’amusaient sur le lac, le premier a prêté au second son kayak et ne l’a plus jamais revu); dans The Last Days of Disco, entre Alice (Chloë Sevigny) et Charlotte (Kate Beckinsale), qu’elle agace par son côté old school; enfin dans Damsels in Distress, entre Violet (Greta Gerwig), la chef du groupe, et Lily (Analeigh Tipton), la nouvelle recrue, celle-ci s’accommodant difficilement du caractère excentrique de celle-là.
Au cocktail stillmanien, il convient d’ajouter une dose de comédie musicale, présente dans chacun des films, sous forme d’interludes dansés (le cha-cha-cha dans Metropolitan, le disco dans Barcelona et The Last Days), mais aussi d’éléments plus structurants, comme dans Damsels in Distress où Whit Stillman manifeste finalement, à travers le musical, celui surtout de la RKO, sa dette envers la comédie américaine. D’abord en initiant ses personnages aux claquettes, puis en réinterprétant la fameuse scène du film de George Stevens, le bien nommé A Damsel in Distress (1937), dans laquelle Fred Astaire chante "Things Are Looking Up!" tout en effectuant quelques pas de danse avec Joan Fontaine. Cette chanson de George et Ira Gershwin sert ici de support à une nouvelle chorégraphie, certes moins gracieuse mais non sans charme, exécutée par Fred (Adam Brody) et Violet, pour qui la danse a une vertu antidépressive (un peu comme la comédie musicale des années 30). Un hommage, donc, mais que Stillman fait suivre d’une autre chorégraphie, plus originale celle-ci, puisqu’il s’agit de la danse créée par Violet elle-même, la sambola, toujours dans un but thérapeutique, on peut même dire eudémoniste, qui ferait d’elle l’égale de ses trois idoles: Richard Strauss, Roderick Charleston et Chubbard (sic) Checker, lesquels auraient rendu populaires, respectivement, la valse, le charleston et le twist (2). Or la sambola ne fait que combiner d’autres types de danses: tango, cha-cha-cha, salsa... Autrement dit, Stillman adjoint à son film - et provisoirement à l’ensemble de son œuvre - une sorte de postface (car la vraie fin, c’était bien la chorégraphie précédente, à l’instar du finale dans le métro de The Last Days of Disco) dans laquelle il s’adresse directement au spectateur (regard caméra de Violet) pour, semble-t-il, lui rappeler que recourir à des formes anciennes, déjà connues, et les agencer avec simplicité et élégance, c’est aussi une manière d’innover. Une définition possible de l’art de Whit Stillman.
A touch of class.
Ce goût de la juxtaposition, on le retrouve dans la façon qu’a Stillman de faire cohabiter des champs aussi différents que le romanesque, la religion (protestante), la morale, la politique, la sociologie ou encore l’économie. Dans ses films, on côtoie aussi bien Jane Austen, Léon Tolstoï, Samuel Johnson, J. D. Salinger et les grands satiristes anglais que Thorstein Veblen, la Bible, Benjamin Franklin ou Dale Carnegie. La modernité de Whit Stillman réside en premier lieu dans cette hétérogénéité du discours, source de tensions entre les personnages, que le récit se chargera de résoudre, lors de finales, aussi abrupts qu’inattendus, convoquant le road movie (la virée à Southampton dans Metropolitan), la comédie optimiste (les noces américano-espagnoles - autour d’un vrai hamburger! - dans Barcelona), le polar (la fermeture de la discothèque dans The Last Days) ou le musical (la célébration du bonheur dans Damsels in Distress). Une diversité qui témoigne de la volonté de Stillman de ne pas enfermer ses personnages dans les stéréotypes auxquels ils semblent d’abord renvoyer, de les faire au contraire évoluer, en les rendant plus complexes, voire insaisissables, en jouant avec les codes et les clichés. Dans Damsels, Violet fait justement l’apologie des clichés lorsqu’elle présente à Lily le centre de prévention du suicide, lui lançant, avec le sérieux qui accompagne généralement ce genre de formule, que si la prévention représente 90% du traitement, pour le suicide, c’est 100%: "J’aime les clichés et les lieux communs parce qu’ils sont souvent vrais. Les centaines, voire les milliers de clichés et de lieux communs que notre langue nous a légués sont un fabuleux trésor de sagesse humaine." Pour Stillman, il ne s’agit pas de s’opposer aux clichés ou aux stéréotypes - peine perdue - mais de les travailler, par le biais de l’ironie et de toute cette masse rhétorique, abondante, qui prolifère à l’intérieur de ses films.
"Connaissez-vous le film français Le Charme discret de la bourgeoisie? Quand j'ai entendu ce titre, je pensais que quelqu'un allait dire la vérité à propos de la bourgeoisie. Quelle déception! Il est difficile d'imaginer portrait plus inexact." (Charlie, le théoricien compulsif de Metropolitan) La bourgeoisie telle qu’on croit la connaître et pas comme elle s’imagine être: c’est un peu la devise que Stillman cherche à corriger. Non pas en l’inversant mais en la modulant constamment. Comme si la multiplicité des discours réajustait en permanence le point de vue, donnant de la bourgeoisie une image à la fois railleuse et sérieuse, tendre et cruelle. Encore faut-il s’entendre sur le mot "bourgeoisie". Chez Stillman, la bourgeoisie n’est ni petite ni moyenne. Elle correspond aux classes supérieures les plus aisées, avec d’un côté les preppies, très centrés sur eux-mêmes (exemplairement dans Metropolitan, mais aussi Damsels in Distress), et de l’autre, les yuppies, davantage obsédés par la réussite professionnelle (exemplairement dans The Last Days of Disco, mais aussi Barcelona) (3). Le concept de preppy se voit même nuancé, via les propos de Charlie: "Je ne pense pas que preppy est un terme très adapté. Il le serait peut-être pour quelqu'un qui va encore à l'école ou au collège, mais il est ridicule de qualifier de preppy un homme des années 70 comme Averill Harriman. Et aucun des autres termes que les gens utilisent, WASP, PLU, etc., ne convient. C'est pourquoi je préfère le terme UHB… Un acronyme pour Urban Haute Bourgeoisie." Au-delà du clin d’œil autobiographique (4), au-delà du plaisir de créer des termes nouveaux, il y a là, chez Stillman, l’envie d’associer à la haute bourgeoisie une gravité que le mot preppy, trop frivole, ne saurait rendre, mot qui s’accorde beaucoup mieux à l’univers de Damsels in Distress. Un sérieux qui tient essentiellement à la conscience qu’a cette classe ultra-privilégiée de son propre déclin, à l’image de Charlie et de Nick (Chris Eigeman), un personnage arrogant, snob et cynique, mais finalement attachant dans sa défense des valeurs aristocratiques. C’est que la gravité de la "Haute Bourgeoisie Urbaine" est aussi celle que l’expérience lui confère. Pour le coup, le terme UHB s’oppose plus facilement à celui de yuppie (Young Urban Professionnal), même si, prononcé phonétiquement [hub] comme le fait Nick, cela sonne tout aussi ridicule. On peut voir ainsi l’itinéraire d’Audrey, l’héroïne de Metropolitan, grande lectrice de Jane Austen, comme un rituel qui la prépare à quitter en douceur l’univers preppy, symboliquement représenté par sa chambre rose - une vraie bonbonnière qui évoque les dessins de C.E. Brock - pour intégrer le monde réel et ses impératifs, soit le passage également d’une tradition, fortement imprégnée de culture anglaise, à une autre, plus conforme à l’esprit réaliste américain.
Puissance de la fiction.
A la fin de Metropolitan, lors de l’escapade à Southampton, on découvre Audrey, tout habillée pendant que les autres se font bronzer sous des lampes à UV, en train de lire Le Recteur de Justin de Louis Auchincloss. Une référence de plus, parmi toutes celles, nombreuses, que Stillman parsème dans ses films, mais importante car elle marque l’évolution du personnage en même temps que son enracinement social. Le roman d’Auchincloss est un bon reflet de l’œuvre de Stillman. On y retrouve le même environnement, transposé au début du XXe siècle: upper class, college, religion, mondanités et finance. Pour Audrey, il prolonge ses livres de chevet, Persuasion et Mansfield Park de Jane Austen, tout en les réactualisant dans le contexte du college américain. On peut d’ailleurs se demander jusqu’à quel point les romans qu’elle lit ne participent pas davantage à son émancipation que les discours fastidieux de Charlie, censés éduquer socialement les jeunes filles.
La culture du texte est telle chez Stillman qu’elle ne sert pas seulement à caractériser ses personnages, elle permet aussi d’accompagner leur progression. Dans Metropolitan, le personnage principal, Tom, un westsider, étudiant à Princeton mais dont les ressources sont limitées (il n’a pas de manteau d’hiver et doit louer ses smokings), se présente comme un socialiste engagé, fidèle aux thèses de Fourier et de Thorstein Veblen, donc hostile aux conventions de la haute société (celle qui habite l’Upper East Side), à commencer par les bals de débutantes, même s’il y assiste pour, dit-il, mieux connaître ce à quoi il s’oppose. Des principes qui semblent le démarquer du groupe de jeunes mondains (le Sally Fowler Pat Rack, du nom d’une des filles chez qui se passent la plupart des soirées) qu’il a intégré par hasard. Mais avoir des principes n’empêche pas d’avoir des préjugés. A Audrey, la plus sensible et la plus timide du groupe, qui lui confie que Mansfield Park est un de ses romans préférés (5), il objecte que le livre est très mauvais, sous prétexte que ce qui y est écrit est totalement ridicule pour le lecteur d’aujourd’hui. Un jugement lui-même ridicule, d’autant qu’il n’a pas lu le roman (ni aucun autre de Jane Austen), se justifiant par le fait qu’on peut avoir une opinion sur un livre sans l’avoir lu - c’est comme pour la Bible - et que d’ailleurs il ne lit jamais de roman, préférant une bonne critique littéraire parce qu’elle vous offre les idées du romancier en même temps que la pensée du critique. Or, évidemment, ce qui ressemble à une posture ne peut que se désagréger à mesure que le film avance. L’évolution de Tom se produit à deux niveaux: sociologique et romanesque. 1) Si le personnage s’oppose à cette "classe de loisir" telle que l’a définie Veblen, il n’en est pas moins attiré par elle, de sorte que, lorsqu’à la fin, les vacances de Noël se terminant, le groupe se trouve dissocié, c’est bien lui, le socialiste, qui se montre le plus affecté. 2) Ce qu’il découvre aussi, progressivement, c’est la valeur de la fiction. Non seulement il finit par lire - et aimer - Persuasion de Jane Austen, mais, plus encore, il croit tellement à l’histoire inventée par Nick sur Rick Von Sloneker (au point d’en faire des cauchemars), personnage décrit comme ignoble, capable des pires horreurs avec les filles, que lorsqu’il apprend, toujours à la fin, qu’Audrey est partie passer le week-end chez ce dernier, il décide avec Charlie d’aller la "délivrer", quitte à user pour cela d’un revolver en plastique! La fiction à son comble...
Dans Barcelona, c’est le roman de Tolstoï, Guerre et Paix, qui, dans une certaine mesure, assure la transformation de Ted. En proie à une crise religieuse, suite à une rupture sentimentale, qui fait qu’il ne croit plus à la beauté physique, celui-ci supporte difficilement la présence de son cousin Fred, débarqué à l’improviste, qui se mêle de tout et raconte n’importe quoi à son sujet (à commencer par de prétendus penchants sadomasochistes). Sa vie semble partagée entre une culture, celle de la vente (depuis qu’il a compris que cela n’avait rien à voir avec ce que montre Death of a Salesman d’Arthur Miller) - expliquant qu’il dévore tous les livres célèbres traitant de la question -, et la religion, à travers ses lectures de l’Ancien Testament, notamment ce qui concerne les dangers de la séduction féminine (des passages qu’il lit en secret, la Bible cachée dans un numéro de The Economist, tout en dansant sur "Pennsylvania 6-5000" de Glenn Miller). Mais l’attentat dont est victime Fred (lequel y perd un œil) va changer la donne. Une bonne partie du film montre Ted au chevet de Fred, alors dans le coma, passer de longues heures à lui faire la lecture de Guerre et Paix, à prier pour lui, à culpabiliser aussi, précipitant le réveil du blessé, en même temps qu’il découvre l’amour en la personne de Greta, une des filles de l’exposition, venue le relayer dans sa lecture de Tolstoï - signe, là encore, du pouvoir de la fiction (6).
Avec The Last Days of Disco, on passe de l’état de preppy à celui de yuppie, à travers les personnages de Charlotte et surtout d’Alice, qui, lorsqu’elle était à l'université, se montrait si prêchi-prêcha avec les garçons qu'elle finissait par se faire détester. C’est ce que lui rappelle sa partenaire avec qui elle travaille, dans la même maison d’édition, partage le même appartement et va danser la nuit au Club, une discothèque de Manhattan (inspirée du Studio 54, temple de la scène disco à la fin des années 70, réputé pour ses fastes, ses excès et l’effervescence qui régnait chaque soir devant l’entrée, due au système de filtrage). Quand on lui demande quel livre elle rêverait de publier, Alice répond: "Un recueil de nouvelles inédites de J.D. Salinger, dans le genre de L'Homme hilare ou de Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers plutôt que de Seymour: une introduction." En cela, elle s’oppose aux garçons qui ne lisent que de la bande dessinée, tel Spiderman, et vouent un culte à Carl Barks, le créateur d’Uncle Scrooge (Oncle Picsou), le canard le plus riche du monde. Walt Disney est d’ailleurs la principale référence du film. Outre Picsou, on y parle du film Bambi - dont la ressortie à la fin des années 50 aurait favorisé le mouvement écologiste, les baby-boomers ayant été traumatisés par la mort de la mère de Bambi, tuée par des chasseurs - et surtout de Lady and the Tramp, lors d’une scène clef qui voit s’affronter les deux prétendants d’Alice, Josh (l’adjoint cyclothymique du procureur) et Des (le cogérant cocaïnomane du Club), chacun s’identifiant sans l’avouer à l’un des personnages du dessin animé: Josh au fidèle Scotty, Des au fanfaron Tramp, et Alice à la "blonde" Lady (7). Créer des personnages sympathiques avec lesquels le lecteur s’identifie, et leur faire affronter des tas de problèmes, c’est la recette du best-seller selon Scott Meredith (célèbre agent littéraire), ainsi qu’il est rappelé au début du film, une recette qui s’applique idéalement à Walt Disney. A défaut de succès, cela permet au moins de démultiplier la fiction. Comme chez Salinger - pensons aux aventures extraordinaires de "L'Homme hilare"; comme chez Whit Stillman, à travers non pas ce que vivent les personnages, mais bien ce qu’ils disent. L’aventure est là: dans les dialogues, où s’exprime toute la vitalité du cinéma de Stillman. Dans Barcelona, Chris Eigeman, acteur stillmanien s’il en est, explique que chaque conversation a son propre rythme, que ce qu’on y raconte est pris dans une sorte d’élan, qui vous pousse parfois à dire des choses que vous ne devriez pas. Ce dépassement dans la parole est typique des dialogues de Stillman, quelle que soit la parole émise (de la formule bateau à la critique la plus acerbe), au point souvent d’excéder l’autre ("oh, give me a break!" est une des expressions préférées de Stillman).
Une langue pour le coup aventureuse, pleine de trouvailles et de rebondissements, signe d’une pensée toujours en alerte, et qui trouve dans Damsels in Distress sa forme la plus accomplie. A Seven Oaks, un college de la côte est, Violet et ses amies Rose et Heather (petit groupe "botanique" très sensible aux odeurs, auquel vient s’ajouter Lily), animent un centre de prévention du suicide où l’on vous accueille avec du café et des donuts, prélude, si le cas l’exige, à une thérapie par les claquettes. Violet rêve d’embellir la vie des gens (en créant une nouvelle danse); elle aspire aussi à faire progresser les "débiles" des fraternités romaines, ces garçons immatures et malodorants, incapables de s’adresser à une fille sans l’aide d’une bière, que leurs ennemis - les étudiants cool, hautains et prétentieux - veulent à tout prix faire expulser du college. On notera que, à la différence des précédents héros de Stillman, Violet n’oppose à ses détracteurs aucune véritable référence littéraire, ni même culturelle. Son seul credo, ce sont les clichés et les lieux communs. En apprendre le plus grand nombre, c’est la meilleure façon, pour elle, de respecter la règle de conduite qu’elle s’est fixée: faire preuve d’humilité, se garder de toute arrogance et ne pas juger, même pas Frank, le petit ami des "lettres romaines" qui l’a trompée - ce qui la fait passer malgré tout par une phase dépressive -, bref, être "a good person" (autre expression favorite de Stillman), au sens judéo-chrétien. Reste qu’il est difficile de stimuler la fiction par de simples clichés. Dans Damsels, c’est par le biais du mensonge, ou plutôt de l’invention (comme le rappelle Fred/Charlie), que la fiction opère le mieux. Violet ne s’appelle pas Violet mais Emily Tweeter ("like a bird"), un nom pas facile à porter. Petite, elle a souffert d’un TOC qui lui faisait inventer différentes tâches répétitives, à visée conjuratoire, convaincue que si elle ne les exécutait pas parfaitement ses parents mourraient (le fait que ceux-ci étaient écrivains et qu’ils soient morts finalement explique peut-être son désintérêt pour les Lettres). De cette période il ne reste rien - ni le nom, ni les troubles compulsifs -, excepté l’obsession du parfum qui lui permettra de découvrir le "savon magique". Sa rencontre avec Fred est décisive. Comme elle, celui-ci s’est inventé une identité (Charlie Walker) lui permettant de changer de personnage, de passer "en toute transparence" de l’étudiant sérieux (il est en huitième année de pédagogie) au play-boy qui travaille dans les stratégies de développement et offre à boire aux jolies filles. Comme elle, il avait une "étrange vision du monde" quand il était enfant; comme elle, interpréter des numéros de Fred Astaire à l’école l’a aidé à surmonter les tourments de l’adolescence. Leur excentricité, qui s’oppose à la normalité revendiquée de Lily, ne peut que les réunir. Quant à la sambola, elle vient concrétiser la folie inventive de Violet, en même temps qu’elle lui offre la possibilité, via cette combinaison de danses, de recoller les morceaux, d’être enfin raccord avec elle-même.
Amour et décadence.
Chez Stillman, l’aspiration au bonheur est d’autant plus forte qu’elle s’inscrit toujours dans un contexte de déclin: celui des classes supérieures dans Metropolitan, de l’Amérique dans Barcelona, du disco dans The Last Days of Disco ou de la "décadence" dans Damsels in Distress. C’est tout le cinéma de Stillman qui est placé sous le signe du déclin. Et en premier lieu, le déclin de cette "UHB" dont Charlie et Nick se révèlent être, dans Metropolitan, les véritables porte-parole. Au début du film, Nick, le dandy, vante à Tom les mérites du col amovible, "une petite chose symboliquement importante" qu’on ne porte plus aujourd’hui supposément pour des questions de commodité. Pour lui, la génération actuelle est bien pire que celle des parents, elle est même probablement la pire depuis la Réforme protestante. Il en parle comme d’un barbarisme. Non pas pour son côté simplement démodé, mais parce que tout y est "recouvert de pharisaïsme et de supériorité morale". Plus loin, c’est Charlie qui dresse un tableau déprimant de la classe preppy, persuadé qu’elle est condamnée au déclin et que celui-ci risque même d’être très rapide. A Tom, le fouriériste, qui pense que cela n’aurait rien de tragique si certains perdaient leurs privilèges, Audrey répond que ce n’est pas une question de privilèges, dans la mesure où ce qui est remis en cause, à travers cette idée de déclin, c’est la trajectoire de toute une vie, vécue alors comme un échec. Vers la fin du film, Charlie et Tom rencontrent dans un bar un ancien yuppie pour qui l’essentiel, passé un certain âge, est de savoir si vous prenez encore plaisir à répondre à la question: "Qu’est-ce que vous faites dans la vie?" En ce qui le concerne la réponse est négative, même s'il ne croit pas que les gens issus du milieu UHB soient voués à l’échec. Au-delà des grandes théories sur les classes supérieures et leur déclin, c’est donc sur un sentiment de désillusion que se termine le film, un sentiment qui semble surtout masculin. Car dans Metropolitan, ce sont les filles qui, d’une certaine façon, sifflent la fin de la récréation que constituaient les after parties, en rappelant qu’on ne peut pas se retrouver avec les mêmes personnes tous les soirs pour le reste de nos vies. Et de conclure, par la voix de Sally, prête à passer la soirée avec un homme visiblement plus âgé: "Vous les garçons, vous êtes si ennuyeux (8)." L’épilogue à Southampton vient confirmer cette impression: une fois dégagés du rôle purement conventionnel qu’ils doivent tenir auprès des filles, les garçons de la haute bourgeoisie apparaissent comme démunis, leur hantise du déclin se confondant finalement avec leur angoisse de l’avenir.
Dans Barcelona, le déclin porte davantage sur l’image de l’Américain, à travers la politique étrangère de son pays, que sur une classe sociale en particulier. Il y est question d’attentats et de slogans antiaméricains, qui assimilent États-Unis et fascisme, des manifestations auxquelles Fred, l’officier de marine, n’a rien d’autre à opposer que son arrogance, l’arrogance du yankee vis-à-vis de l’étranger, même d’un pays allié comme l’Espagne (9). Lors de la scène du pique-nique, Ted (le vendeur), pour qui l’antiaméricanisme ne repose que sur des préjugés, tente d’expliquer à quelques Espagnols la politique extérieure des États-Unis en prenant comme image celle des fourmis rouges: "Du point de vue américain, un petit groupe de féroces fourmis rouges a pris le pouvoir et opprime la majorité fourmis noires. La politique des États-Unis est de venir en aide à ces fourmis noires en s’opposant aux fourmis rouges dans l’espoir de rétablir la démocratie et d’empêcher les fourmis rouges de prêter main forte à leurs camarades rouges des fourmilières voisines". Pour Ramón, le rival espagnol de Ted, cette description de la politique américaine, où l’on réduit le tiers-monde à un tas de fourmis, est la plus dégoûtante qu’il ait jamais entendue. Dialogue de sourds, que Fred, jusque-là en retrait, interrompt brutalement en écrasant les fourmis rouges avec une pierre. Si cette intervention, pour le moins radicale, "ramboesque", ne peut que conforter les Espagnols dans leurs convictions, la naïveté dont faisait preuve Ted dans sa démonstration souligne à quel point l’image des États-Unis comme "sauveurs du monde", relève ici d’une vision non seulement archaïque mais aussi parfaitement grotesque. Pour y remédier, il n’y aurait que l’amour, mieux: le mariage, celui de Ted, auquel même Fred finit par se rallier (après avoir vainement tenté de dissuader son cousin en lui rappelant la fin de The Graduate). A cette différence que, si le bonheur de se marier, conjugué à la fierté d’être américain, laisse à penser que c’est l’American way of life qui triomphe, les derniers mots échangés entre Fred, Ted et son collègue, trois Américains types - devant un barbecue, une bière à la main! - de retour chez eux (chacun accompagné d’une belle Espagnole), témoignent plutôt d’un pacte. Ted pointe, parmi les avantages qu’il y a à vivre avec une femme étrangère, le fait que lorsqu’on se comporte de façon stupide ou qu’on se montre terriblement ennuyeux, cela puisse être interprété comme une caractéristique nationale. L’image déclinante du yankee se réduirait ainsi à une sorte d’idiotisme, ce qui échappe à l’autre et que Fred résume évidemment par une formule: "cosa de gringos".
Pour ce qui est du disco, les choses sont plus simples en apparence, le déclin étant suggéré dès le titre, The Last Days of Disco. Le film est censé se passer en 1979, l’année des premières grandes manifestations anti-disco ("Disco sucks!"). Sauf que Stillman ne s’intéresse pas à l’opposition entre pro- et anti-disco, mais plutôt à celle qui existe entre clubbers. Et d’abord entre les yuppies et les autres. La frontière, c’est l’entrée du Club. Impossible à franchir quand on est un yuppie - un physionomiste, véritable cerbère, veille -, surtout si on travaille dans la pub, à moins de se déguiser ou de passer par la porte de derrière. Mais le plus important, c’est bien sûr le rapport des yuppies entre eux, à travers le regard qu’ils portent sur le disco. Alice et Charlotte, n’imaginant pas sortir avec quelqu’un qui travaillerait dans la même boîte qu’elles, investissent le Club comme le lieu social par excellence, le seul endroit où l’on peut se divertir tout en espérant y faire de vraies rencontres. Des rencontres plutôt sexuelles pour Charlotte, prolongeant son plaisir à danser - "avant le disco, on ne savait pas danser", claironne-t-elle -, au risque d’attraper quelques MST (encore un acronyme), ce qui a aussi son intérêt car cela permet de recontacter ses anciens partenaires. Des rencontres davantage amoureuses pour Alice, qui après un premier échec à cause d’un comportement trop sexy, connaîtra l’amour grâce à Josh, l’assistant du procureur, dont la maladie mentale est à l’image du disco. Josh est maniaco-dépressif. Il découvre le Club, là où "on peut boire, danser, bavarder, échanger des opinions et des idées", en pleine phase euphorique, ce qui correspond aux dernières heures, encore glorieuses, du disco. Participant lui-même à l’enquête judiciaire qui aboutira à la fermeture du Club, il précipite sans le vouloir la fin du mouvement. Et possiblement, pour lui, une phase dépressive… L’épilogue se situe quelques mois plus tard. Le disco est mort, tout le monde pointe au chômage (sauf Alice qui, comme Audrey, a réussi dans l’édition (10). Mais pour Josh, à l’instar de sa cyclothymie, le disco ne sera jamais fini: "Il vivra toujours dans nos cœurs et dans nos âmes. Une chose qui a été aussi ample et aussi importante ne meurt jamais. Pendant quelques années, il sera démodé, ridicule, dénaturé, caricaturé, moqué, ou pire: complètement ignoré. On rira de John Travolta, d’Olivia Newton-John, des costards blancs en polyester et de cette pose… [il mime Travolta dans Saturday Night Fever]. Mais ça n’avait rien à voir. Qui ne l’a pas compris ne saura jamais que c’était plus et mieux que ça. Le disco était trop génial pour disparaître à jamais. Il reviendra, un jour. J’espère qu’on sera encore en vie". Le finale dans le métro, où Josh, Alice et tous les passagers se mettent à danser, rappelle Fame, mais aussi, via la chanson qu’on y entend - "Love Train" par The O’Jays -, que le R’n’B est à la base du disco, lequel n’était pas qu’une "musique à fric". Sa mort ne saurait être définitive. A défaut de revenir, il survivra à travers d’autres musiques. "L’espoir fait vivre", telle pourrait être la conclusion de The Last Days of Disco, "mais comme sur une corde raide", faudrait-il ajouter, paraphrasant Paul Valéry. Vivre dans l’espoir de la réussite en étant susceptible de chuter à tout moment, c’est aussi, quelque part, le destin du yuppie.
Avec Damsels in Distress, Stillman parachève l’idée de déclin en l’appliquant à la décadence elle-même. Le Déclin de la décadence est le titre du mémoire qu’écrit Fred. Pour lui, la décadence a complètement dégringolé. Ainsi de l’homosexualité: "Avant, l’homosexualité était raffinée, cachée, sublimée, visant des sommets de créativité et les atteignant souvent. Maintenant, c’est des crétins musclés qui courent en t-shirt." Et à Violet qui lui demande s’il est gay, il répond qu’à une autre époque, cela aurait pu avoir son charme. En fait, la décadence dans Damsels se décline sous deux formes: 1) littéraire, à travers le cours sur le mouvement dandy que suit Fred/Charlie (cette seconde identité dont il se sert pour fréquenter les bars et aborder les jolies filles correspondant à sa propre part de décadence), un cours où il est question, entre autres, d’auteurs anglais aussi raffinés qu’Oscar Wilde, Ronald Firbank et Evelyn Waugh; 2) éducative, via la fraternité D.U. à laquelle appartient Frank, symbolisée par les "fêtes romaines", une sorte de grosse mêlée potache entre les différentes fraternités romaines du college, manifestations appelées à disparaître, au même titre que lesdites fraternités, car trop… décadentes - même les filles finissent par l’admettre: "Voilà ce qui arrive quand on n’enseigne plus le latin à l’école". Deux formes de décadence, l’une dont on déplore le déclin, l’autre qu’on ne regrettera pas, sauf que Stillman, comme toujours, s’amuse à brouiller les pistes. Si la décadence de Fred, l’érudit, n’a aucun mal à supplanter celle de Frank, l’idiot, c’est différent pour les deux autres personnages masculins, Xavier et Thor, qui apparaissent comme les doubles inversés, respectivement de Fred et de Frank. Xavier, avec un X et non un Z même si, pour certains, ça se prononce "Zavier", incarne la version snob de l’instruction. Il s’est composé une image d’étudiant gallomane (il aime le cinéma français, notamment la Nouvelle vague), adepte de la "religion cathare", ce qui fait qu’il est non seulement végétarien, mais aussi sodomite, au grand dam de Lily, découvrant, après les artichauts, la "beauté" de l’amour par l’autre côté, une religion dont le culte est bizarrement fixé le mardi et qu’il finira par abandonner. A l’inverse, Thor incarne la version sensible de l’ignorance. Il ne connaît rien, pas même les couleurs, faute de les avoir apprises à la maternelle (il a sauté une classe). Mais il a envie d’apprendre, c’est pour cela qu’il est au college. Personnage secondaire mais à qui Stillman offre les deux scènes les plus émouvantes du film. Au début, lorsqu’on lui demande s’il n’a pas honte d’être au college et de ne pas connaître les couleurs, il répond qu’on ne doit pas avoir honte de ne pas savoir. Et son désir d’instruction passe justement par la connaissance des couleurs. A la fin, à l’occasion d’un nouvel arc-en-ciel, il se précipite dehors et, fort de l’aide que lui a apportée Heather, peut enfin nommer les couleurs: "Rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo." Avant, pour lui, l’arc-en-ciel c’était du chinois. Plus maintenant. "Avec l’instruction, on peut tout maîtriser", dit-il en serrant Heather dans ses bras. Et de poursuivre, en pleurs, son énumération: "Magenta, rose, mauve…" Ainsi, à la pédagogie et l’idéalisation du passé, figurées par Fred, répondent la soif d’apprendre et l’attachement au présent, symbolisés par Thor. Comme si Stillman ne retenait finalement que ce qu’il y a de plus beau en chacun. Cela touche à la connaissance, mais dans ce qu’elle a d’illimité. Si pour les garçons, c’est un remède possible à la décadence, pour Violet, ce pourrait être, à travers sa rencontre avec Fred, une alternative aux clichés et aux lieux communs. Sur le chemin - encore long - de la sagesse.
Le cinéma de Whit Stillman, véritable traité des clichés, est un cinéma typiquement américain - au sens où, en plus des thèmes abordés, il délimite des territoires, avec ses frontières à franchir, pour accéder au beau monde ou simplement entrer dans une boîte de nuit, ses barrières à lever, comme celles de la langue ou de l’instruction, ses espaces à traverser, plus intimes les uns que les autres, à l’image de l’appartement-wagon dans The Last Days of Disco - et en même temps très atypique. Au générique de fin de Damsels in Distress, on peut lire: "The spelling of 'doufi' is non-standard, but preferred", écho à la scène où Lily demande à Violet quel est le pluriel de "doofus" (stupide) et que celle-ci lui répond: "'Doufi', parce que ça respecte la racine latine et que 'doofuses', bien que correct, n’est pas très élégant." La différence ne porte pas que sur l’orthographe, elle touche aussi à l’accent (il y a tout un travail sur les accents chez Stillman, le film est d’ailleurs dédié à Sam Chwat, célèbre dialect coach récemment disparu). L’art de Stillman est à l’image du mot "doufi": non-conventionnel. Mais peut-être moins par son écriture, qui finalement "respecte" les règles de la comédie (jusqu’aux happy ends), que par l’accent si particulier que Whit Stillman y ajoute, et qui confère à l’œuvre, outre son originalité, une douceur toute mélancolique. (Trafic n°86, été 2013)
(1) Whit Stillman, diplômé d’Harvard, a connu les bals de débutantes, a fréquenté le Studio 54 et a rencontré son épouse en Espagne où il travaillait comme agent de vente. Sur la part autobiographique de ses trois premiers films, lire l’article de Chip Brown, "Whit Stillman and the Song of the Preppy", sur le site internet du New York Times:<http://www.nytimes.com/2012/03/18/magazine/whit-stillman-and-the-wasps.html>.
(2) Trois noms qui soulignent le caractère composite et facétieux du cinéma de Stillman. Violet les cite à son professeur, interprété par Taylor Nichols (lequel fait ici un cameo, comme dans The Last Days of Disco, tout en incarnant le même personnage que dans Metropolitan). Mais de ces trois noms un seul, celui de Chubby Checker qui en effet popularisa le twist, est à sa place. Pour le reste, Violet confond Richard Strauss et Johan Strauss, et affabule quant à l’origine du mot charleston, ignorant visiblement le nom de James P. Johnson. Méprise et affabulation: deux ressorts de la comédie auxquels Stillman recourt régulièrement.
(3) Dans Barcelona, c’est Ted le yuppie, un excellent vendeur mais plutôt coincé, originaire de Chicago, qui lit How I Raised Myself From Failure to Success in Selling de Frank Bettger et vit dans l’angoisse qu’on lui prenne un jour sa place, alors que son cousin Fred, un officier de l’US Navy dont le patriotisme borné est incompatible avec la mission qu’on lui a confiée (préparer le terrain avant l’arrivée de la sixième flotte afin que ne se reproduise pas le fiasco de la visite précédente), représente une sorte de preppy bas de gamme, décomplexé mais sans culture.
(4) Le terme UHB est une invention de Whit Stillman, en référence à celui de WASP (White Anglo-Saxon Protestant), popularisé dans les années 60 par E. Digby Baltzell, un professeur de sociologie qui était aussi un grand ami de la famille Stillman. Quant à l’acronyme PLU, il signifie People Like Us.
(5) Il est évident qu’Audrey s’identifie complètement à Fanny Price, l’héroïne de Mansfield Park, personnage timide et excessivement vertueux. Et Stillman ne se prive pas d’établir quelques correspondances entre le roman et son film. Ainsi le refus d’Audrey de participer au "jeu de la vérité" n’est pas sans rappeler celui de Fanny de jouer dans la pièce de théâtre Lovers’ Vows. De même, la relation amoureuse qu’entretiennent Tom et Serena Slocum, au grand désespoir d’Audrey, évoque celle, entre Edmund et Mary Crawford, qui fait tant souffrir Fanny. Coïncidence amusante: dans le roman de Jane Austen, le personnage d’Edmund envisage de devenir clergyman, or Edward Clements, l’acteur qui joue Tom dans Metropolitan (son seul rôle au cinéma), est aujourd’hui pasteur à Toronto.
(6) Au-delà d’une possible équivalence entre la France napoléonienne et les États-Unis d’aujourd’hui, qui ferait correspondre le sentiment antifrançais des Russes à celui, antiaméricain, des Espagnols, c’est surtout le motif du chassé-croisé amoureux qui rapproche le film de Stillman du roman de Tolstoï. On peut voir ainsi l’attirance qu’éprouvent successivement Ted et Fred pour Montserrat (Tushka Bergen) comme un écho lointain à l’amour qui, dans Guerre et Paix, unit le prince André puis Anatole Kouraguine à Natacha Rostov.
(7) Pour Josh, le film n’est qu’un manuel sur l’amour et le mariage pour apprendre aux enfants que les voyous beaux parleurs (style Tramp) sont de bons partis pour les gentilles filles des beaux quartiers (style Lady), alors que pour Des, ce qui compte c’est que Tramp change en découvrant l’amour, qu’il devienne même un père de famille modèle. Alice, qui trouve le film déprimant, ne peut être que séduite par les paroles de Josh, au point de conclure: "Scotty est le plus beau personnage, le film aurait été beaucoup mieux si Lady était partie avec lui", formule qui évidemment anticipe les derniers plans de The Last Days of Disco.
(8) Dans Metropolitan, ce sont les garçons, Nick et Charlie, qui mènent le jeu, mais il apparaît assez vite que toutes ces soirées de discussions sont pour les filles d’un ennui mortel. La partie de strip-poker est le seul moment où, excepté Audrey, elles semblent vraiment s’amuser, à l’image de Sally prenant plaisir à se déshabiller, ce qui fait dire à Nick que "jouer au strip-poker avec une exhibitionniste perd beaucoup de son intérêt".
(9) Le sentiment antiaméricain a toujours été très présent dans la population espagnole, notamment dans les années 1950-70, suite au plan Marshall et à l’installation de bases militaires américaines en Espagne, l’opposition voyant alors dans les États-Unis un soutien au régime franquiste.
(10) Audrey, le personnage de Metropolitan, réapparaît dans The Last Days of Disco sous les traits d’une jeune directrice de maison d'édition.
A suivre: Love & Friendship (2016)