jeudi 11 novembre 2021

A mystical document


Astral Weeks, Van Morrison, 1968.

Un passage du texte de Lester Bangs, sorte de Fassbinder de la critique rock (ils sont morts tous les deux — jeunes, à respectivement 33 et 37 ans — à quelques semaines d'intervalle), consacré à Astral Weeks, que Bangs considéré comme son album de chevet, celui qui a bouleversé sa vie. Le texte, initialement paru dans Stranded (1979), une collection rassemblant les réponses de vingt des meilleurs spécialistes du rock à la question que leur avait posée Greil Marcus: "quel album de rock and roll emporteriez-vous sur une île déserte?", fut repris dans Psychotic Reactions and Carburetor Dung (1988). Le livre a été traduit chez Tristram (2005) par Jean-Paul Mourlon, récemment disparu:

Vous vous demandez probablement quand je vais me mettre à vous parler d’Astral Weeks. A dire vrai, il y a beaucoup de choses dedans dont je ne souhaite pas vous parler du tout. A la fois parce que, que vous l’ayez entendu ou non, il ne serait pas juste que je vous impose mon interprétation d’une imagerie à la subjectivité aussi lapidaire, et parce que, dans bien des cas, je ne sais pas de quoi Morrison parle. Lui non plus, d’ailleurs: "Je ne suis pas surpris que les gens tirent des significations différentes de mes chansons", a‑t-il dit à un interviewer de Rolling Stone. Mais je ne veux pas donner l’impression que je sais ce que tout ça veut dire, parce que ce n’est pas le cas... Il y a des moments où je suis perplexe. J’examine certains trucs qui viennent, voyez. Et par exemple il y a ça et ça a l’air d’aller, mais je ne suis pas sûr de ce que cela signifie."

There you go
Starin’ with a look of avarice
Talkin’ to Huddie Ledbetter
Showin’ pictures on the walls
And whisperin’ in the halls
And pointin’ a finger at me

Je n’ai pas la moindre idée de ce que ça "veut dire", bien qu’à un certain niveau j’aimerais aborder ce texte d’une manière aussi indirecte et aussi évocatrice que les paroles elles-mêmes. De toute façon, vous courez aux ennuis dès que vous vous asseyez pour expliquer exactement ce que signifie un document mystique, ce qu’est exactement Astral Weeks. Pour commencer, il signifie le jeu de basse de Richard Davies, qui accompagne les chansons et le chant tout du long avec un lyrisme qui dépasse le simple talent de musicien, même grand: il comporte quelque chose de plus qu’inspiré, ému, on pénètre là dans le royaume du miraculeux. Tout l’ensemble — la section de cordes de Larry Fallon, la guitare de Jay Berliner (il a joué sur le Black Saint and the Sinner Lady de Mingus), la batterie de Connie Kay — est de ce tonneau: eux et Van sonnent comme si non seulement ils lisaient mutuellement leurs pensées, mais que de surcroît ils y habitaient. Les faits sont peut-être différents. A l’époque, John Cale faisait un album dans le studio voisin, et raconte: "Morrison ne pouvait travailler avec personne, alors finalement ils l’ont enfermé tout seul dans le studio. Il a enregistré toutes les chansons avec une simple guitare sèche, et plus tard ils ont fait des overdubs sur tout le reste de la bande."
Le récit de Cale peut être vrai ou non — mais de toute façon, les faits ne nous seront d’aucune utilité ici. Fait: Van Morrison avait vingt-deux ans — ou vingt-trois — quand il a enregistré ce disque; il y a des vies entières derrière. Astral Weeks ne parle pas de faits, mais de vérités. Astral Weeks pour autant qu’on puisse le définir, est un album qui parle de gens assommés par la vie, complètement écrasés, enfermés dans leur peau, leur âge et leur moi, paralysés par l’énormité de ce qu’ils peuvent comprendre en un instant visionnaire. C’est un don terrible et précieux, né d’une atroce vérité, parce que ce qu’ils voient est à la fois infiniment beau et horrifiant au possible: la capacité humaine infinie de créer ou de détruire, selon le caprice. Ce n’est pas de la mystique orientale, ni une vision psychédélique; encore moins une perception baudelairienne de la beauté du sordide ou du grotesque. Peut-être cela se réduit-il à la découverte momentanée du miracle de la vie, avec son concomitant inévitable, un aperçu vertigineux de la capacité à souffrir, et d’infliger cette souffrance.

Le texte original dans sa version complète: .

Une biographie de Lester Bangs par Jim DeRogatis (2000) a été également traduite chez Tristram: Lester Bangs, mégatonnique rock critic (2006). Dans ce livre, DeRogatis étend son étude à la critique rock en général dont il distingue quatre types. J'emprunte la suite au texte d'Anthony Manicki ("Lester Bangs, critique rock") publié dans la revue Tracés, n°13 — Où en est la critique?, 2007. 

Dans sa biographie consacrée à Bangs et, à travers lui, à l’histoire de la critique rock, Jim DeRogatis distingue quatre types de critique prenant le rock pour objet. Tout d’abord une critique universitaire, incarnée par des auteurs comme Robert Christgau, Greil Marcus ou Ellen Willis. Ensuite, une critique historique dont les œuvres de Lenny Kaye ou Greg Swaw sont les exemples les plus significatifs. Puis une critique people, incarnée quant à elle par Lilian Roxon ou Lisa Robinson. Enfin, une critique d’un genre un peu particulier — que DeRogatis nomme critique éthique dans la mesure où ses auteurs revendiquent un style de vie et d’écriture déterminés — dont les représentants les plus importants sont Richard Meltzer, Nick Tosches et Lester Bangs. Que cette dernière catégorie soit difficile à qualifier vient du fait que les œuvres qui la constituent n’ont pas la forme d’un métadiscours. Il ne s’agit pas de critique du rock — comme l’est la critique universitaire, qui fait du rock un objet spécifique — mais d’une critique qui est elle-même une production esthétique déterminée et revendiquée par ses auteurs comme "rock".

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire